Farnace

COMPOSITEUR Antonio VIVALDI
LIBRETTISTE Antonio Maria Lucchini
ENREGISTREMENT ÉDITION DIRECTION ÉDITEUR NOMBRE LANGUE FICHE DÉTAILLÉE
1978 Newell Jenkins Voce 33 t italien
1982 Massimo de Bernart Arkadia 3 (LP) italien
1982 1999 Massimo De Bernart Agora Musica 2 italien
1991 2004 Massimiliano Carraro Nuova Era 2 italien
2001 2002 Jordi Savall Alia Vox 3 italien
2001 2003 Jordi Savall Alia Vox 1 italien
2010 2011 Diego Fasolis Virgin Classics 3 italien

 

Dramma per musica (RV 711), représenté au Teatro Sant’Angelo de Venise le 10 février 1727, repris à l’automne de la même année, avec une nouvelle version des actes I et II. Le manuscrit conservé à Turin correspond à cette reprise.
La distribution lors de la création réunissait : Maria Maddalena Pieri, attachée au duc de Modène (Farnace), Angela Capuano Romana dite la Capuanina (Berenice), Anna Girò (Tamiri), Lucrezia Baldini (*) (Selinda), Lorenzo Moretti (Pompeo), Filippo Finazzi (Gilade), Domenico Giuseppe Galletti (Aquilio).
(*) ce rôle ne rapporta pas moins de 200 ducats à Lucrezia Baldini

Les ballets avaient été composés par Giovanni Galletto.
L’abbé Conti qualifia la musique de Vivaldi de très variée dans le sublime et le tendre, et, selon lui, Anna Giro fit des merveilles quoique sa voix ne soit pas des plus belles.
Lors de la reprise en automne de la même année, la distribution réunissait : Lucia Lancetti (Farnace), Benedetta Soresina (Berenice), Anna Girò (Tamiri), Maria Catterina Negri (Selinda), Gaetano Pinetti (Pompeo), Casimiro Pignotti (Gilade), Andrea Tasi (Aquilio).
L’œuvre fut reprise :

à Prague, au Théâtre du comte Franz Anton von Sporck (1662 – 1738), au printemps 1730, dans un arrangement incluant un rôle bouffe et cinq arias non composés par Vivaldi. Antonio Denzo y dirigeait une troupe d’opéra italien depuis 1724 ;

Franz Anton von Sporck

à Pavie, en mai 1731, au teatro Omodeo,
à Mantoue, et à l’Archiducale de Milan, durant le Carnaval 1732, dans un arrangement sans doute de Vivaldi lui-même,
à Florence, en 1733, dans sa version d’origine,
à Trévise, au Théâtre Dolfin, durant le Carnaval 1737.

Une reprise devait avoir lieu à Ferrare, au Teatro Bonacossi, durant le Carnaval 1739, et on conserverait de cette version les actes I et II. La représentation n’eut pas lieu, Farnace étant remplacé par l’Attalo, re di Bitinia de J.A. Hasse.

 

Personnages : Farnace, roi du Pont (ténor), Berenice, reine de Cappadoce, mère de Tamiri (soprano), Taamiri, reine, épouse de Farnace (contralto), Selinda, soeur de Farnace (soprano), Pompeeo, proconsul romain (contralto), Gilade, prince de sang royal, Capitaine de Berenice (soprano), Aquilio, préfet des légions romainess (ténor), Un enfant, fils de Farnace et Tamiri, Chœurs des Soldats et d’Asiatiques.

Farnace, roi du Bosphore, fils de Mithridate, roi du Pont, est battu en 47 avant J.-C. par Jules César. Il a une ennemie jurée en la personne de Bérénice, reine de Cappadoce, dont il a épousé la fille Tamiri. Ariarate, l’époux de Bérénice a en effet été tué lors d’une bataille contre Mithridate.

 

Synopsis
L’action se passe à Éraclée

Acte I
Pharnace, Roi du Pont – fils et successeur de Mithridate, le grand opposant à l’Empire Romain – a été vaincu et expulsé d’Héraklea, capitale du royaume du Pont. Les supplications de son épouse Tamiri ne parviennent pas à le faire renoncer à ses intentions de revanche, et doutant de sa victoire, il lui ordonne de sacrifier leur fils et de se donner elle-même la mort avant de tomber entre les mains de l’ennemi. Entre en scène Bérénice, reine de Cappadoce et mère de Tamiri, qui, par haine envers Pharnace, s’est alliée avec Pompée, chef des troupes romaines victorieuses. Sélinda, sœur de Pharnace, incarcérée par le préfet romain Aquilius, parvient à séduire celui-ci, ainsi que Gilade, capitaine de Bérénice, dans l’intention de les faire s’affronter et de servir ainsi la cause de son frère. Entre temps, Tamiri décide de sauver son fils en le cachant dans la pyramide, sépulcre des Rois du Pont ; alors qu’elle est sur le point de se donner la mort avec le poignard que lui avait donné son époux, Bérénice apparaît et l’en empêche. La mère et la fille discutent. L’arrivée de Pompée et sa suite attise le climat de haine.
Acte II
La proposition de choix entre Gilade et Aquilius comme amant de Sélinda commence à bénéficier à la stratégie de celle-ci, qui feint de rejeter les deux. Bérénice, qui a ordonné la recherche de Pharnace et de son fils, s’affronte avec son capitaine. Pendant ce temps, Pharnace, désespéré, tente de se suicider, mais l’apparition de Tamiri l’en empêche ; celui-ci lui reproche sa désobéissance, bien que Tamiri fasse croire à son époux qu’elle a respecté ses ordres concernant leur fils. Bérénice apparaît – Pharnace se cache – en ordonnant la destruction du mausolée; devant une telle situation, Tamiri découvre et présente à Bérénice son petit-fils, implorant sa pitié, mais la mère répudie sa fille et emporte l’enfant. Dans les dépendances royales, Sélinda supplie Gilade de sauver son neveu, puis offre à Pharnace, qui s’est introduit furtivement dans le palais, l’aide qu’il attend de Gilade et d’Aquilius, mais Pharnace la rejette. Les deux capitaines plaident auprès de Bérénice la survie de l’enfant héritier, dont la charge est confiée à Aquilius par Pompée.
Acte III
Dans la plaine d’Héraklea, sont réunis Bérénice et Gilade avec Pompée, et Aquilius avec les troupes romaines. Bérénice exige de Pompée la mort du fils de Pharnace, puisqu’il lui est désormais impossible de tuer le Roi du Pont, et lui offre en échange la moitié de son royaume; Tamiri en fait de même, en suppliant le général de sauver la vie de son fils. Sélinda arrache à Gilade la promesse de tuer Bérénice, en même temps qu’elle convainc Aquilius d’assassiner Pompée. Pharnace apparaît au même moment qu’Aquilius, tous deux s’apprêtant à tuer le général romain. L’action échoue et Pompée interroge le guerrier sans soupçonner qu’il s’agit du roi. Bérénice apparaît alors et découvre son identité ; Pharnace est enchaîné, puis finalement libéré par Gilade et Aquilious qui tentent ensemble de tuer Bérénice. Pompée sauve la vie de la reine de Cappadoce et, usant de sa clémence, les pardonne. Il convainc alors Bérénice de bannir sa haine contre Pharnace, et celle-ci finit par se réconcilier avec lui, puis l’embrasse comme s’il s’agissait de son propre fils.

(Alia Vox)

« Farnace, fils de Mithridate, a succéder à son père et règne sur Ponte. Vaincu par Rome, chassé de la capitale de son royaume, Heraklea, et certain de ne jamais réussir à d’en venger, il ordonne à son épouse Tamiri de tuer leur fils et de se suicider avant que d’être capturée par l’envahisseur. La soeur de Farnace, Selinda, est déjà captive d’Aquilius; elle le séduit, ainsi que le capitaine de Berenice, Gilade, dans le but de les opposer à mort et de servir ainsi la cause de Mithridate. La mère de Tamiri, Berenice, reine de Cappa-doce, s’est alliée au général romain Pompeo et souhaite plus que tout voir son gendre mort. Tamiri cache son enfant dans la Pyramide Royale, et se trouve arrêtée dans son geste suicidaire par sa mère. Berenice envoie une brigade à la recherche de son gendre qu’elle hait. Celui-ci, abattu, songe au suicide lorsque Tamiri le rejoint. Il désapprouve sa désobéissance, si bien qu’elle feint d’avoir tué son fils, comme il le souhaitait. Puis Farnace ordonne la destruction de la Pyramide : Tamiri laisse son enfant à Berenice, avant d’être répudiée et par sa mère et par son roi. Parallèlement, Selinda parvient à persuader Gilade et Aquilius d’intercéder en faveur de l’enfant auprès de Pompeo. Ce dernier, ému par l’innocence du petit, le confie à Aquilius. Berenice ne l’entend pas de cette façon : elle réclamera au vainqueur romain la mort de son petit-fils. Elle offre la moitié de son royaume pour cette mort. Tamiri offre la moitié du sien pour sa vie sauve. Gilade et Selinda complotent de leur côté contre Pompeo. Après un attentat manqué par Farnace et Aquilius, le Roi démasqué est enchaîné. Les capitaines décident de tuer Pompeo et Berenice : l’illustre général sauve la vie de la reine de Cappadoce et Farnace le sauve. Pompeo pardonnera à tous, dans un grand souci de concorde, et convainc Berenice de réhabiliter son gendre en son estime. Tout rentre dans l’ordre… » (Anaclase.com)

« La saison lyrique de 1727 au San Angelo est capitale dans la carrière du Vivaldi dramaturge. Elle marque un premier retour à Venise après plusieurs années passées à l’extérieur de la lagune. Vivaldi n’a cessé depuis les débuts des années 1720 de parcourir les théâtres de Vénétie et des états papaux afin d’y contrôler la création de chacun de ses nouveaux opéras, en particulier à Rome où il veille aux représentations de « Ercole sul Tremodonte » (1723) puis « Giustino » (1724). C’est un génie du théâtre lyrique qui attend son heure à Venise. Le pas sera franchi avec « Farnace ».
L’opéra met un scène un trio impossible, Bérénice, Pompée, Farnace. Tous trois sont affrontés pour des raisons politiques contraires : rien ne peut a priori les rapprocher. Le souci d’épargner sa lignée et de protéger son clan demeure incorruptible. Devraient-ils mourir, rien ne peut infléchir leur honneur. Nous avons là l’un des operas serias les plus profonds de l’écriture Vivaldienne. Par haine de Farnace, Bérénice se rapproche de Pompée, tandis que Pompée le romain est l’ennemi juré de Farnace. Entre ses deux figures du pouvoir, étouffe l’épouse de Farnace, qui est aussi la fille de Bérénice, Tamiri, remarquable portrait de femme, soumise et digne, douloureuse mais tenace, hautaine et mystérieuse comme son rang l’exige.
A force d’épreuves où l’amour rompt les trames des intrigues politiques, où l’humain défie en définitive la Loi, la clémence vaincra tout, et dans une sorte de « happy end » ou de lieto finale, chacun pardonne et l’opéra s’achève sur une note positive par la réconciliation des rivaux. En dépit des oppositions passées, il existe une voie de la sagesse qui permet de « vivre ensemble ». Le pardon est possible, et dans cette fin heureuse, c’est déjà la philosophie humaniste de l’esprit des lumières qui point à l’horizon. Là encore, ce qui convainc c’est l’étoffe psychologique des héros : leur faille et leur démesure humaine, tendre, haineuse ou passionnelle. Il faut toute la furia dramatique habituelle des grandes voix baroqueuses pour exprimer la « passion vivaldienne ». (Classique.news)

Livret (en italien) : http://www.librettidopera.it/farnace/farnace.html

Représentations


Florence, Teatro Comunale – 13, 15 juin 2013 – dir. Federico Maria Sardelli – mise en scène Marco Gandini – décors Italo Grassi – costumes Italo Grassi, Simona Morresi – video Virginio Levrio – lumières Valerio Tiberi – avec Mary-Ellen Nesi (Farnace), Delphine Galou (Berenice), Sonia Prina (Tamiri), Loriana Castellano (Selinda), Emanuele D’Aguanno (Pompeo), Roberta Mameli (Gilade), Magnus Staveland (Aquilio)




Strasbourg, Théâtre Municipal – 18, 20, 22, 24, 26 mai 2012 – Amsterdam – NTR ZaterdagMatinee – 2 juin 2012 (version de concert) – Mulhouse, La Sinne – 8, 10 juin 2012 – Versailles – Opéra Royal – 3 avril 2013 – version de concert – Concerto Köln – dir. George Petrou – mise en scène Lucinda Childs – décors, costumes Bruno de Lavenère – lumières Christophe Forey – chorégraphie Lucinda Childs – avec Max Emanuel Cencic (Farnace), Mary-Ellen Nesi (Berenice), Ruxandra Donose / Sara Mingardo (Tamiri), Carol Garcia (Selinda), Vivica Genaux (Gilade), Emiliano Gonzalez-Toro (Aquilio), Juan Sancho (Pompeo) – nouvelle production


Concertclassic

« Qui aurait parié voici dix ans sur la renaissance fulgurante des opéras de Vivaldi ? Comme pour ceux de Haendel jadis, le disque s’y est mis avant la scène, et Farnace que l’Opéra National du Rhin dévoile bientôt ne fait pas exception à la règle : un enregistrement (1) proposant une bonne part de la distribution présente à Strasbourg a été publié a l’automne dernier, si bien qu’on pourra se préparer à la découverte de l’œuvre tranquillement chez soi.
Plateau faramineux, avec les gosiers virtuoses de Max Emanuel Cencic ou de Vivica Genaux, et un chanteuse à découvrir, la mezzo-soprano Mary Ellen Nessi, transfuge de la troupe grecque rassemblée par George Petrou qui revisite avec art les grands ouvrages handéliens en une très remarquée série publiée chez MDG et qui officiera à Strasbourg. On entendait déjà sa splendide et émouvante Bérénice au disque, on l’éprouvera à la scène sous la baguette de son chef favori qui dirigera cette fois les chœurs maison et Concerto Köln.
Pour animer ce « dramma per musica », la scène strasbourgeoise a fait le pari d’inviter Lucinda Child. Son univers chorographique trouvera-t-il les chemins de cet opéra mêlant l’intime et l’historique – on est à l’époque des tiraillements politiques et des luttes de clan qui empoisonnent le règne de Pompée ? En tout cas elle animera l’action d’une musique somptueuse, emplie d’airs inventifs et souvent tendres, portée par un orchestre chamarré, ponctuée de chœurs martiaux. Tout un univers qui rappelle que Farnace, du moins dans la version de Ferrare présentée ici, est l’ultime ouvrage lyrique de Vivaldi : 1738 ! Les compositeurs italiens vivant à Vienne en firent leur miel, surtout Conti, attentif comme aucun autre à la lyrique subtile, à la nostalgie prégnante qui parcourt toute la partition et dont ses opéras et ses oratorios se souviendront. »

« Voilà Vivaldi vengé par Strasbourg, lui dont la méchante Ferrare ne voulut pas pour l’ultime révision de son Farnace, en 1738, lui préférant des œuvres du style galant napolitain incarné par le hambourgeois Hasse, dont, humiliation suprême, elle avait même demandé au prêtre roux de réviser deux opéras ! Chef-d’œuvre assurément que cet opéra de 1727, qui triompha à Venise et fut inlassablement remanié par le compositeur jusqu’à cette version mort-née, dont on assiste aujourd’hui à la résurrection, puisque grâce à la collaboration du musicologue Frédéric Delaméa, du chef Diego Fasolis et de George Petrou, directeur et chef de la production, le troisième acte, qu’on ne possédait pas puisque le manuscrit autographe de 1738 ne comporte que les deux premiers, revit aussi dans cette recréation, aussi attentive qu’argumentée. Et témoin de l’habileté avec laquelle Vivaldi, sensible aux modifications du goût de l’époque, avait su simplifier son écriture pour lui donner plus d’éloquence et de vérité dans le traitement des caractères.
Haute antiquité romaine, le héros défait n’étant autre que le fils du grand Mithridate, le plus redoutable ennemi de Rome avec Hannibal ! Conflits de pouvoir, retournements psychologiques, amours violentes et grands sentiments, noblesse de l’âme pour finir – d’un trait de plume bâclé – dans un élan de sympathie pour l’espèce humaine : le poète vénitien Lucchini ne manqua pas aux diktats en vigueur à l’époque classique. Mais sans doute sut-il y mettre un ton de vérité, au point que multiples furent les utilisations de son œuvre. En fait, Rome est loin, dans celle qu’en fit Vivaldi : rien n’y subsiste que l’humanisme, la mobilité du cœur, et une grande tendresse pour les personnages, lesquels n’ont rien de pompeux, malgré leur hauts lignages, Bérénice exceptée. Et grâce à cette production tout à fait étonnante de l’Opéra du Rhin, on est frappé, plus encore qu’à l’accoutumée, par l’extrême sensibilité, la finesse et la poésie d’une musique exploitée trop souvent à tort pour son seul dynamisme, selon une mode qui frise parfois l’hystérie à coups de tempi effrénés et d’élan de glottes en folies.
Ici, l’Opéra du Rhin a vu fin, et sans chercher la moindre provocation, a fait appel pour la mise en scène, à Lucinda Childs, prestigieuse chorégraphe partenaire des grandes heures de Bob Wilson, et inlassable prêtresse d’un minimalisme répétitif, lequel a marqué toute son œuvre. D’où une évidence amusante, surgie dans la fusion totale des visions musicale, théâtrale et chorégraphique : et si Vivaldi était le Phil Glass du XVIIIe siècle, ou plutôt, et si Phil Glass, avec ses infinies relances de la phrase et du rythme, reprenait avec sa mobilité obsessionnelle, les broderies d’un baroque porté par un axe sans faille ?
Du grand Bob, la longue dame – un faux air de Tilda Swinton -, a retenu les leçons de chic, de plasticité et de registration de l’espace : superbe vision d’emblée d’un plateau coupé en hauteur, les danseurs se mouvant dans une forêt au rez-de-chaussée tandis qu’au premier, trônent les héros sur fond de nuages oppressants. A l’intelligence de l’image, elle ajoute la délicatesse du mouvement, ne négligeant même pas de faire appel au chausson à pointe, presque incongru, « pour mieux donner de caractère, dit-elle »- et sa chorégraphie, tout comme sa direction d’acteurs, coule comme une évidence : fluide, élégante, aérée, sans tentative baroquisante. Du Childs bon ton, très propre.
Mais rares sont les chorégraphes qui font faire bon ménage à la danse et à l’opéra : Béjart s’y trompa lourdement, avec sa Flûte enchantée, et seule Pina Bausch, dont on a revu récemment l’Orphée à l’Opéra de Paris, sut garder le cap. Childs, qui a du goût et le respect de la musique, n’a pas choisi d’optique tranchée : les danseurs ponctuent, entourent, dialoguent avec les personnages ou les doublent, et remplissent les quelques vides de la partition sans que leur rôle se détache véritablement. Pour talentueux que soient ceux du Ballet du Rhin, ils en deviennent simplement décoratifs. Mais leur danse respire à l’unisson de la musique, ce qui est déjà une intéressante performance.
Tel n’est pas le cas des chanteurs, à peu près tous exceptionnels : vedette, Vivica Genaux est évidemment un Gilade sexy et émouvant, tout comme le chilien Emilian Gonzalez Toro, expressif Aquilio. Le trio des trois mezzo-sopranos qui cimentent cette histoire menée par des femmes, est simplement éblouissant : de Carol Garcia, touchante et gracieuse Selinda, à Mary Ellen, féroce Bérénice, furie vengeresse muée en grand-mère aimante, et surtout à la tendre Ruxandra Donose, voix limpide et souple à l’admirable diction, donnant vérité aux effusions d’un personnage qui passe son temps à empêcher la mort, celle de son mari, celle de son fils, et la sienne propre. Mais que dire de Max Emanuel Cencic, à la musicalité proprement stupéfiante, à la folle présence qui va du désespoir le plus racinien à des déviations très Commedia dell’arte, dans son déguisement final ? De la cuirasse – très beau costume, puissant et tragique que lui a dessiné Bruno de Lavenère – au voile grotesque, de la vocalise la plus démente au lamento le plus déchirant, le plus orfévré, il conduit aux frontières de l’extrême, devant un public suspendu. Seul point faible sur le plan du goût de ce tableau parfait, le pantalon doré, façon Zorro d’opérette, du malheureux Juan Sancho en Pompeo, outre une fringante moustache, si peu romaine. Sans doute dame Childs a-t-elle voulu fustiger l’ignoble conquérant colonialiste, malgré sa grandeur d’âme finale !
Pendant trois heures, Vivaldi aura coulé comme un flot de poésie, de nuances, de nostalgie, grâce à la direction amoureuse de George Petrou, galvanisant en douceur les accents un rien pointus du Concerto Köln, au niveau des cors notamment, et à la patte légère de Lucinda Childs, laquelle a judicieusement épluché la partition, ce qui n’est que rarement le cas des metteurs en scène à la mode : les chorégraphes, eux, ne pouvant se passer de musique, sont bien obligés de l’écouter et de la suivre, ce qui fait de leur progressive prise de pouvoir sur les scènes lyriques un atout non négligeable. »

ResMusica

« Ouvrage de la gloire d’Antonio Vivaldi, crée avec grand succès à Venise en 1727 puis donné successivement à Prague (1730), Pavie (1731), Mantoue (1732), Trévise (1737), Farnace fut aussi l’opéra emblématique de la désaffection d’un public toujours plus avide des nouveautés venues de Naples, culminant avec l’annulation de l’ultime reprise prévue à Ferrare en 1738. Pourtant, conscient de l’enjeu de ces représentations ferraraises, Vivaldi avait déjà abondamment révisé la partition des deux premiers actes, réécrivant même la moitié des seize airs et faisant de notables concessions au style napolitain désormais à la mode. A partir de ce manuscrit autographe de Ferrare, que Vivaldi conserva amoureusement jusqu’à sa mort, et de la partition intégrale de la version de Pavie parvenue jusqu’à nous, le musicologue Frédéric Delaméa et le chef baroque Diego Fasolis ont réécrit le troisième acte pour proposer une version de Ferrare complète et autant que possible conforme aux intentions de Vivaldi. En sont issus un enregistrement discographique chez Virgin Classics, qui fit grand bruit, et de nombreuses versions de concert mais, jusqu’à ce jour, aucune présentation scénique n’en avait été tentée.
Pour ce faire, l’Opéra national du Rhin a fait appel à la chorégraphe américaine Lucinda Childs, conceptrice déjà de nombreuses mises en scène lyriques. Dans les décors très esthétisants de Bruno de Lavenère, où alternent, sur fond de ciels nuageux somptueusement éclairés par David Debrinay, forêt stylisée en ombres chinoises, passerelle suspendue où s’affrontent les puissants et intérieurs de parois vieil or, Lucinda Childs a pris le parti de doubler chaque chanteur par un danseur. Ce concept déjà éprouvé, parfaitement réalisé par les solistes du Ballet de l’Opéra national du Rhin tous techniquement aguerris et justes, trouve cependant ses limites dans son systématisme. A chaque introduction ou péroraison orchestrale d’une aria, à chaque ritournelle en séparant les trois parties constitutives, surgissent donc un ou plusieurs danseurs dont la chorégraphie ne fait souvent que redire de manière pléonastique ce qui vient d’être chanté. Mais l’intensité dramatique, le passionnel des situations ne se feraient que parcimonieusement un chemin dans ce travail très léché. Cependant la direction d’acteurs est suffisamment variée pour qu’on ne s’ennuie pas.
La distribution est en grande partie celle de l’enregistrement discographique et de la tournée de concerts. Max Emanuel Cencic reprend donc avec le rôle titre de Farnace une de ses plus mémorables incarnations et s’y confirme de bout en bout impérial, investissant avec une totale énergie son interprétation scénique et son chant. Homogénéité des registres, précision et vigueur des vocalises, longueur notable du souffle, imagination dans les variations des da capo font merveille, même si quelques graves de la tessiture lui échappent encore. Il culmine à l’acte II dans un déchirant « Gelido in ogni vena », sublime déploration sur son fils qu’il croit mort. Son épouse Tamiri trouve en Ruxandra Donose une interprète au timbre envoûtant et mordoré, pas très puissante mais incarnée, trouvant sa pleine expression dans les longs et nombreux récitatifs qui émaillent son rôle et qu’elle habite avec une intensité sans pareille. Pour leur ennemie commune, la reine de Cappadoce Berenice, Mary Ellen Nesi se révèle parfaite de fureur et de véhémence dans la vocalise et d’impériosité dans l’accent.
La Selinda de Carol Garcia captive moins au début du fait de sauts de registres marqués et d’une tessiture du rôle un peu grave pour elle. Mais elle termine avec un électrisant « Ti vantasti mio guerriero » aux coloratures d’une vélocité à la Bartoli et d’une perfection perlée qui emportent l’adhésion. En dépit d’un procédé de vocalisation visuellement peu orthodoxe, Vivica Genaux campe une Gilade de grand relief et y montre toutes ses qualités de technicienne comme au second acte, où son air « Quell’usignolo » est prétexte à toutes sortes de roulades, trilles et vocalises. Après sa mémorable Platée dans ces mêmes lieux, Emiliano Gonzalez Toro offre un Aquilio viril, intense et pleinement ténor tandis que Juan Sancho, plus ingrat et plus nasal de timbre, assure avec vaillance et grande autorité le rôle de Pompeo.
Initialement prévu dans la fosse, l’ensemble I Barocchisti mené par Diego Fasolis a cédé la place au Concerto Köln dirigé par George Petrou, qui a participé lui aussi à la révision de cette version de Ferrare. On peut le regretter. Car si George Petrou trouve les justes pulsations et soigne le jeu des contrastes de tempo ou de dynamique – ces derniers tout de même édulcorés par les limites de puissance de l’orchestre –, le Concerto Köln se laisse piéger par l’acoustique difficile de l’Opéra de Strasbourg. Trop souvent, ces cordes aigrelettes, ce son étique et ces cors en difficulté nous rappellent les pionniers de l’interprétation sur instruments anciens et leurs imperfections.
Néanmoins, Farnace version de Ferrare, qu’on peut légitimement considérer comme le testament lyrique de Vivaldi, vient d’être remonté et dans d’excellentes conditions par l’Opéra national du Rhin. C’est un événement, c’est une réussite et c’est bien là l’essentiel. »

Le Nouvel Observateur

« La partition d’Antonio Vivaldi, qui vient d’être tirée de près de trois siècles d’inexplicable oubli ; une direction musicale aussi sensible que vive et généreuse du chef grec Georges Petrou ; des interprètes remarquables, tant sur le plan vocal que sur le plan dramatique ; des décors et des costumes d’une grande beauté et d’une parfaite sobriété (Bruno de Lavenère), mis en valeur par des lumières savantes (David Debrinay) ; une mise en scène maîtrisée, juste, évidente, brillante où chaque rôle chanté est doublé – comme amplifié par son reflet chorégraphique assuré par les artistes du Ballet national du Rhin…tout s’est conjugué en une alchimie mystérieuse qui préside aux grandes réussites pour faire de « Farnace », opéra créé en 1727, et ressuscité aujourd’hui à l’Opéra du Rhin de Strasbourg, un spectacle envoûtant.
L’honneur en revient à Lucinda Childs, la Lucinda Childs « [d’]Einstein on the Beach » et de « Dance », qui a porté en virtuose cette réalisation en parfaite harmonie avec les interprètes. Ce n’est pas là, et de loin, sa première mise en scène lyrique (elle a fait ses débuts dans ce domaine au cours des années 1990, avec « Zaïde » de Mozart, au Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles), mais elle porte ici son art de la direction scénique jusqu’à la perfection. Et l’on admire que l’une des déesses de la « post modern dance » à New York, sans jamais se trahir d’ailleurs, sache servir aussi brillamment la musique du XVIIIe siècle.
Fidèlement assistée de Friedericke Schulz qui travailla déjà auprès d’elle en 2007 pour « Rossignol » et « Oedipus Rex » à l’Opéra du Rhin, Lucinda Childs a permis de rendre lisible et dynamique un ouvrage de la plus pure veine baroque. Un exploit avec ses innombrables personnages, ses intrigues diverses et alambiquées, ses rebondissements spectaculaires et parfaitement invraisemblables : l’interprète conservant aux héros de l’ouvrage l’extraordinaire humanité que leur confère la musique parfois si émouvante de Vivaldi.
Car, il faut bien en revenir à Vivaldi pour comprendre que si la réalisation de « Farnace » est à ce point remarquable, cela est également dû à la splendide matière musicale du Vénitien. La somptuosité de la partition, son extrême diversité, ses couleurs, ses rythmes extrêmement contrastés, la puissance, l’authenticité et la tendresse des sentiments mis en musique, la réalité charnelle de personnages nourri une mise en scène de qualité. D’autant que les figures de scène ne sont pas ici des archétypes sans consistance – comme souvent dans l’opéra baroque – mais des êtres sensibles aux sentiments complexes et contradictoires. Tout cela repose évidemment sur une direction musicale inspirée.
Pour autant l’entreprise était périlleuse. Au cours de deux mois de travail acharné, de 9 heures du matin à 21 heures (sans compter les mois de préparation), Lucinda Childs, metteur en scène, a eu à dominer… 40 scènes différentes réparties sur 3 actes. Au cours de cette oeuvre apparaissent les sept héros de l’ouvrage dans un maelström étourdissant. La chorégraphe les a enrichies de 25 séquences chorégraphiques qui dynamisent et allègent à merveille le cours de l’ouvrage.
Avec le respect qu’elle sait porter aux chanteurs comme aux danseurs, elle a tout fait pour que la danse ne se superpose pas au chant de façon incongrue, mais intervienne le plus souvent sur la seule musique. Elle a certes trouvé dans la partition créative et foisonnante de Vivaldi matière à sa propre inventivité.
Mais elle a aussi réussi (tout en sachant coupler avec soin chanteurs et danseurs, à l’image du double et éclatant « Farnace » du contre-ténor Max Emanuel Censic et du danseur Boyd Lau) à conférer aux personnages de l’opéra une dynamique amplifiée en faisant de leurs doubles dansés quelque chose comme la spectaculaire projection de leurs émotions intérieures.
Aux côtés de Farnace, roi du Pont, chanté par le vaillant Max Emanuel Censic, on admire la redoutable Bérénice, reine de Cappadoce, de la mezzo-soprano Mary-Ellen Nesi ; la Tamiri déchirante et digne de Ruxandra Donose, écartelée entre un époux et une mère qui sont ennemis mortels ; la belle Selinda de Carol Garcia et le Gilade enthousiasmant de Vivica Genaux. Toutes quatre, dans leurs registres, se révèlent de belles tragédiennes. Et pour ces cinq rôles, Vivaldi a écrit des airs magnifiques, des déplorations voulues pour percer le coeur et que chacun des interprètes défend avec talent.
Du talent aussi chez leurs ombres dansées : Boyd Lau ou Ramy Tadrous Zaky, côté danseurs ; Myrina Branthomme et Sandy Delasalle, Stéphanie Madec ou Sarah Hochster, Céline Nunigé ou Marine Garcia, Erika Bouvard ou Vera Kvarcakova, côté danseuses. Si les artistes du Ballet du Rhin se révèlent d’aussi remarquables complices, c’est qu’ils ont tissé avec la chorégraphe américaine des liens exceptionnels qui remontent à leur éblouissante interprétation de « Dance » en 2002.
L’entreprise demeure l’une des plus belles réussites de la danse en France au cours de ces dernières années. C’est d’autant plus regrettable que Bertrand d’At – celui qui a voulu cette collaboration magnifique et qui a dirigé le Ballet du Rhin – ait été contraint de renoncer à diriger la troupe à laquelle il a donné tant d’éclat. »

Forum Opéra

« Farnace est l’un des rares opéras de Vivaldi à compter déjà deux intégrales de studio, aux mérites divers et correspondant à différents états de la partition. De fait, la production strasbourgeoise découle directement de l’enregistrement réalisé en 2010 pour Virgin. Hélas, par un de ces incidents de parcours auxquels les maisons d’opéra s’exposent constamment, Diego Fasolis initialement annoncé pour diriger cette série de représentations a déclaré forfait. Déjà à Paris, le chef suisse avait fait faux-bond. A l’ensemble I Barocchisti s’est en outre substitué le Concerto Köln, Fasolis étant remplacé par George Petrou.
Ce jeune chef grec est cependant tout sauf parachuté ici, puisqu’il a assuré, avec Fasolis et Frédéric Délaméa, la reconstitution de la partition. Le Farnace créé en 1727, connu dans sa version de Pavie (1731) grâce au manuscrit G36 conservé à la BnF, a en effet été entièrement remanié par Vivaldi en vue de représentations prévues à Ferrare en 1738, mais suite à leur annulation inopinée, le compositeur s’est arrêté après en avoir révisé deux actes sur trois. Les transformations que montre le manuscrit G37, conservé à Milan, sont considérables : sur les seize premiers airs, huit sont révisés pour s’adapter au style napolitain de plus en plus à la mode, et les huit autres sont purement et simplement remplacés par de nouveaux ; les récitatifs sont eux aussi largement remaniés. Pour créer cette version de Ferrare, il restait donc à adapter aussi le troisième acte : c’est ce travail philologique qu’a accompli George Petrou, entre autres, avec des ajustements qui se sont poursuivis au cours des répétitions. De fait, c’est un Vivaldi bien différent que l’on entend ici, le chef mettant l’accent sur la continuité du discours mélodique, au lieu de faire un sort à chaque aria en en exacerbant les caractéristiques, comme c’est la tendance de certains de ses confrères. Grâce à l’inventivité des continuistes, le récitatif acquiert une grande fluidité et s’enchaîne aux airs sans solution de continuité.
C’est cette fluidité qu’assure aussi la mise en scène de Lucinda Childs : si l’on est d’abord dubitatif face à ces danseurs qui semblent mimer l’action de l’opéra pendant l’ouverture, on se laisse vite convaincre par le principe de dédoublement des personnages. Chacun des chanteurs dispose d’un ou deux alter ego dont les mouvements ne nuisent jamais à l’appréciation de la musique, mais viennent au contraire tantôt rendre visible le sens du texte chanté, tantôt souligner le côté formel de certains airs. La direction d’acteurs n’est peut-être pas son point fort, mais le spectacle emporte l’adhésion par d’autres qualités. Les décors et costumes conçus par Bruno de Lavenère, dont on a récemment pu admirer le travail (Mesdames de la Halle à Lyon, Re Orso à l’Opéra-Comique), réinventent une antiquité revue par les années 1950, où dominent le noir et l’or. La mobilité des décors permet une grande souplesse pour le passage d’un lieu à l’autre, mais le large portique sur lequel apparaissent Berenice, Gilade, Pompeo, Aquilio et Selinda, si impressionnant qu’il soit, constitue malgré tout un handicap pour certains chanteurs : ainsi placés en hauteur, au milieu de la scène vide, certains d’entre eux ont du mal à se faire entendre, problème résolu dès que le décor forme à nouveau un espace fermé plus propice à la projection.
Cette inquiétude concerne surtout Carol García, dont la voix paraît bien ténue dans son premier air, interprété sur ce portique. Heureusement, elle est bien plus audible pendant le reste de la soirée, et peut alors déployer les charmes de son timbre grave. En matière de voix graves féminines, le plateau s’avère d’ailleurs particulièrement riche. Avec Gilade, Vivica Genaux trouve un rôle qui ne l’oblige pas aux acrobaties et autres vocalises-mitraillette où elle n’est pas forcément à son meilleur : le personnage s’exprime bien davantage dans le registre de la douceur, et le résultat est ici des plus heureux (curieusement, c’est Karina Gauvin qui tient le rôle de Selinda dans l’enregistrement dirigé par Diego Fasolis ; le choix de la tessiture semble donc avoir évolué entre-temps). Mary Ellen Nesi a pour elle une prestance scénique qui la rend très convaincante en Berenice, souveraine impitoyable, d’abord prête à tuer son propre petit-fils, pour finalement renoncer en un instant à toute sa haine pour son gendre Farnace. La chanteuse est intègre, mais le timbre manque un peu de personnalité pour séduire vraiment. C’est en revanche une grande charge émotionnelle que porte la voix magnifique de Ruxandra Donose, Tamiri dont les airs – écrits pour Anna Girò, l’égérie de Vivaldi – sont à faire pleurer les pierres, notamment celui qui conclut la première partie du spectacle.
La distribution masculine réunit deux ténors et un contre-ténor. Par rapport au disque Virgin, Juan Sancho remplace avantageusement Daniel Behle, avec une voix plus solide qui lui permet plus de vaillance dans son air de tempête, même si le personnage de Pompeo n’est pas le plus passionnant à défendre. Très applaudi à Strasbourg dans le rôle de Platée, Emiliano Gonzalez Toro met toute la richesse de son timbre au service d’Aquilio, dont la mise en scène fait une figure parfois comique, en tant que rival de Gilade pour le cœur de Selinda, ou lorsqu’il explique qu’il n’a pas voulu tuer Pompeo, mais lui sauver la vie (les explications de Farnace sont d’ailleurs plus risibles encore, lorsqu’il prétend avoir dégainé son glaive pour mieux fouiller dans les plantes parmi lesquelles un serpent l’aurait piqué). Quant au rôle-titre, justement, conçu à l’origine conçu pour un contralto (Venise 1727), ensuite attribué à un ténor (Prague 1730, Pavie 1731), puis redonné à un contralto (Mantoue 1732, Trévise 1737), il aurait probablement état interprété à Ferrare par un castrat. « Probablement » car on ignore quelle aurait été la distribution, seule la partition permettant de juger de la typologie vocale. Max Emanuel Cencic ravit ses fans par l’ardeur farouche qu’il met dans les airs virtuoses, et surtout par l’intensité avec laquelle il interprète le clou de la partition, « Gelido in ogni vena », l’un des airs les plus célèbres de Vivaldi. Son sang se glace alors dans ses veines (drapé dans sa cape rouge, Farnace est le seul personnage à teinter d’écarlate un spectacle tout de nuit et d’or), tout comme le nôtre se fige, bouleversé par son incarnation de père hanté par le spectre d’un fils tué sur son ordre. La preuve est faite : Vivaldi peut vivre sur scène ! »

Diapason – juillet/août 2012

« Entre forêt d’ombres et palais d’or, il n’est pas certain que le spectacle esthétisant de Lucinda Childs rende justice au Farnace de Vivaldi. Le langage de la chorégraphe américaine paraît en effet trop en retrait pour investir le drame, qui, du coup, risque de se résumer à une succession d’airs. C’est qu’il aurait fallu assumer pleinement la présence de ces doubles dansés qui n’interviennent que par touches légères, mais systématiques, durant les ritournelles insstrumentales, impuissants dès lors à sonder les affetti énoncés par le chant. D’autant que cette ultime révision de Farnace, portée par des interprètes qui pour la plupart ont mûri leur rôle au disque puis en concert, révèle le raffinement de la vocalité vivaldienne tardive.
D’une fraîcheur corsée, agile, Carol Garcia étrene les séductions de Selinda, auxquelles succombe le Gilade de Vivica Gênaux, dont tâtechhnique et le timbre très personnels n’entament en rien la précision d’un chant supérieurement phrasé. Pompeo et Aquilio font valoir qui l’autorité, qui la suavité des graves de Juan Sancho et Emiliano Gonzalez Toro, tandis que l’éloquence mordante, furieuse de Mary Ellen Nesi compense la couleur ingrate, le vibrato parfois relâché de sa Berenice. Sans doute Ruxandra Donose n’a-t-elle pas, pour la scène, la sombre assise de Tamiri, mais quelle noblesse, quelle tendresse dans cette ligne frémissante! Quant à Max Emanuel Cencic, il sidère une nouvelle fois. Non seulement par les modulations virtuoses de son contre-ténor flamboyant, mais surtout parce que le rôle-titre transcende sa tendance à la retenue expressive.
La rusticité, l’aridité même des cordes de Concerto Köln font d’abord regretter les Barocchisti de Diego Fasolis, initialement prévus. Mais le jeune chef grec George Petrou reprend le flambeau avec une rigueur viigoureuse, une inventivité aussi, qui n’ont d’égal que son sens profond de l’unité et de la progression du drame. »

Opéra Magazine – juillet/août 2012

« Il est toujours intéressant de pouvoir confronter le studio à la scène, et de se rappeler à quel point ces deux media peuvent offrir des perspectives différentes d’une même œuvre ou d’une interprétation. Cette version tardive et inédite du Famace de Vivaldi (deux actes originaux, le troisième reconsstitué) nous avait particulièrement séduits, lors de sa parution discographique chez Virgin Classics. Les mésaventures de Farnace, vaincu par les Romains de Pompeo, alliés à Berenice, reine de Cappadoce et belle-mère de ce même Farnace, offraient de quoi monter un spectacle ne manquant pas d’action. De ce point de vue, la mise en scène de la chorégraphe Lucinda Childs ne déçoit pas ; elle est même la principale réussite de la soirée.
Visuellement. la cohérence est totale entre des costumes mélangeant des éléments modernes, anntiques et orientaux, et des décors simples et sobres, qui créent de véritables espaces de jeu : silhouettes d’arbres, pont sur de hauts pilotis, grand mur partiellement ajouré pour le mausolée des rois du Pont ou plus petits panneaux pour le palais. C’est intelligent, efficace et esthétique, car le tout est couronné par un travail remarquable sur les lumières.
Le fait de doubler chaque chanteur d’un ou de plusieurs danseurs est un procédé assez courant. mais là encore, il est réalisé avec beaucoup d’intellligence dramatique. Jamais les artistes du Ballet de l’Opéra National du Rhin ne surchargent ou parasitent l’action, ils l’accompagnent et la soulignent, se montrant plus actifs pendant les ritournelles instrumentales, plus discrets lorsque les chanteurs s’expriment. On se dit parfois qu’on aurait même pu leur en demander plus, d’un point de vue excessif ; en fait, on ne peut que féliciter Lucinda Hilds de ne jamais tirer la couverture du côté de la danse, celle-ci s’intégrant au discours narratif, tout en laissant l’attention se concentrer sur la musique et le texte.
La distribution a subi quelques aménagements par rapport au disque. Farnace, Tamiri, Berenice, Aquilio ne changent pas, et ils sont aussi solides qu’en studio; Max Emanuel Cencic perd tout de tême un peu en présence, alors que Ruxandra Donose apparaît plus en finesse. En lieu et place d’Ann Hallenberg, Karina Gauvin et Daniel Behle, on trouve respectivement Carol Garcia, Vivica Genaux et Juan Sancho. On ne gagne pas vraiment au change, aucun d’entre eux n’ayant l’aisance affiihée par leurs confrères.
Il faut attendre le III pour voir Vivica Genaux, jusqu’alors très en retrait, à son meilleur. Carol Garcia semble aussi transformée, mais rappelons que la musique de ce dernier acte a été perdue : les airs provenant d’autres versions de Farnace, conviennent mieux à ces deux interprètes. Juan Sancho enfin, joli timbre de ténor, chante trop en force. L’orchestre et le chef ont aussi changé par rapport au studio, Diego Fasolis et son ensemble I Barocchisti étant remplacés par le Concerto Köln et George Petrou, accompagnateurs particulièrement précis et attentifs.
Ce spectacle a donc beaucoup de qualités «objectives», mais il y manque un supplément de vie, d’énergie. Sans oublier les coupures dans les récitatifs et la réintégration, dans le cours de l’opéra, des airs proposés en annexe au disque, choix pas forcément judicieux en termes de cohérence draamatique et émotionnelle. Dommage ! »

Théâtre des Champs Élysées – 10 janvier 2012 – version de concert – I Barocchisti – dir. Andrea Marchiol – avec Daniel Behle (Pompeo), Max Emanuel Cencic (Farnace), Ruxandra Donose (Tamiri), Emiliano Gonzalez-Toro (Aquilio), Alisa Kolosova (Selinda), Mary-Ellen Nesi (Berenice), Blandine Staskiewicz (Gilade)

 

Forum Opéra – Sans Fasolis mais non sans éclat

« À croire que Farnace est en passe de devenir un tube au Théâtre des Champs Elysées. Moins d’un an après la version proposée par Stefano Molardi avec Sonia Prina dans le rôle titre (voir recension), le roi du Pont nous revient sous la baguette de Diego Fasolis, ou plutôt devait revenir, dans la mesure où le charismatique chef suisse, souffrant, a dû laisser sa place ce soir à Andrea Marchiol à la tête d’I Barocchisti. Les conséquences de ce remplacement de dernière minute sont limitées tant on sent que les musiciens (mais aussi la plupart des chanteurs) connaissent leur Farnace sur le bout des doigts. Le TCE n’est en effet qu’une étape d’une tournée qui s’est arrêtée en septembre dernier à Ambronay (voir la recension de Christophe Rizoud) et s’est accompagnée d’un enregistrement paru chez Virgin Classics, salué dans ces mêmes colonnes (voir critique). Tout au plus pourra-t-on avoir la sensation que la gestuelle plus mesurée d’Andrea Marchiol galvanise moins les musiciens, sans pour autant que cela nuise aux couleurs de l’ensemble, toujours aussi flatteuses. De là proviennent peut-être également les quelques flottements dans l’organisation : un entracte déplacé dès la fin du premier acte alors qu’il était annoncé en fin de deuxième partie et un « tomber de rideau » entre les deuxième et troisième acte qui laisse le public plus de cinq minutes dans le noir.
Tout cela n’empêche pas de profiter d’une soirée de très haut niveau. Pas de faiblesse dans la distribution, très proche de la version enregistrée : seules manquent à l’appel le Gilade de Karina Gauvin et la Selinda d’Ann Hallenberg. La première est remplacée ce soir par Blandine Staskiewicz ; la mezzo française ne peut certes rivaliser en matière de moelleux vocal. Pour autant sa voix plus légère, troublante d’androgynie – on croirait par moments entendre un contre-ténor – convient plutôt bien au fier guerrier (hormis peut-être dans le charmant « quell’ usignolo » au troisième acte), d’autant que la blonde Blandine n’a rien à envier à sa consœur canadienne sur le plan virtuose. Hilke Andersen, à la voix mordorée et au tempérament versatile, tour à tour charmeur ou impérieux, ne dépare pas non plus en Selinda, sœur du roi.
Pour le reste on retrouve intactes les qualités qui ont séduit au disque. Dès son entrée avec l’aria hérissée de vocalises « Recordati che sei », Max Emanuel Cencic marque la soirée de son empreinte. Timbre charmeur (quoiqu’un peu univoque), belle projection jusque dans le grave (poitriné juste ce qu’il faut), ductilité de la ligne… Le contre-ténor frise le sans-faute, parvenant même à nous émouvoir dans « Gelido in ogni vena », rétabli à cette occasion alors qu’il ne figure normalement pas dans la version de Ferrare (personne ne s’en plaindra s’agissant d’un des plus beaux airs du répertoire vivaldien). Mary Ellen Nesi campe une Berenice idéalement querelleuse, n’hésitant pas à appuyer ses graves à des fins expressives. Face à elle, sa fille, la tendre Tamiri, trouve en Ruxandra Donose une suberbe interprète : la longue voix aux sombres accents nous fait partager les tourments de cette femme rejetée par sa mère et répudiée par son mari. Les ténors tirent également leur épingle du jeu, même si l’on marquera une préférence pour le délié d’Emiliano Gonzalez-Toro en Aquilio face au Pompeo plus raide de Daniel Behle. »

Oldenburg – St Lamberti-Kirche – 10 septembre 2011 – Abbatiale d’Ambronay – 17 septembre 2011 – Lausanne – Salle Métropole – 11 décembre 2011 – version de concert – I Barocchisti – dir. Diego Fasolis – avec Max Emanuel Cencic (Farnace), Vivica Genaux (Gilade), Mary Ellen Nesi (Berenice), Marina de Liso (Tamiri), Alissa Kolosova (Selinda), Juan Sancho (Pompeo), Emiliano Gonzalez-Toro (Aquilio)

ClassiqueInfo

« … Gestique précise, concentrée, présence charismatique, (Diego Fasolis) imprime à chaque phrase une électricité assez incroyable. Avec, dans le même temps, une capacité d’écoute permanente, des chanteurs qu’il soutient avec une étonnante souplesse, comme de l’acoustique du lieu, adaptant ses tempos de façon quasi instantanée. On retrouve tout de suite sa pâte sonore claire, une conception musicale engagée (enragée ?), en perpétuelle tension. Diego Fasolis ose les changements les plus brusques de tempos et de nuances, accentuant à plaisir les cassures du discours, les ruptures de l’écriture. Chaque phrase est animée, vécue, les récitatifs volent avec flamme grâce une basse continue toujours variée et éloquente.
Il faut dire que son ensemble I Barochisti sonne avec une parfaite netteté d’articulation, les plans sonores se détachent avec précision, les couleurs fusent sans se mélanger malgré la très longue réverbération de la nef. Une belle leçon de chef de théâtre.
On attendait, bien sûr, la star Max Emanuel Cencic dans le rôle-titre. Star assurément, dans sa longue veste scintillante à fil d’or très elton-johnesque. Mais musicien avant tout qui, jouant d’un timbre étroit et étrange, triomphe dans les passages les plus élégiaques, où sa simplicité de ligne prend des accents particulièrement prenants. L’air « Perdona o figlio amato » devient ainsi un étrange et magnifique moment d’apesanteur hors du temps. La virtuosité est certes de première force, les vocalises de fureur du prince guerrier impressionnent par leur netteté même si la puissance est parfois un peu juste dans les grands mouvements dramatiques, l’orchestre prenant alors le relais avec beaucoup d’intelligence. On est somme toute moins impressionné qu’ému, preuve évidente de musicalité.
Le reste de la distribution était légèrement différent de la version en disque qui vient de paraître chez Virgin. Ne laissons par macérer les impatients : oui, on a perdu au change en remplaçant Karina Gauvin par Vivica Genaux. Au chant pur, incarné et contrôlé de la soprano canadienne, succède une chanteuse aux moyens lourds et disgracieux, au timbre artificiellement sombré, dont le vibrato s’est élargi jusqu’à brouiller l’émission dans les vocalises, bizarrement découpées en « wo wo wo wo » ou « wa wa wa wa » selon les occasions. Ce ne serait pas si grave si, de plus, elle n’abusait des fioritures les plus extravagantes et les plus imprécises. Le succès de ce drôle de phénomène vocal nous a toujours laissé perplexe, la confirmation est sans appel. Rendez nous Karina !
Le reste était de meilleure tenue, avec de très beaux moments, même si l’on s’interroge parfois sur l’adéquation entre profils vocaux et dramatiques. L’intraitable Berenice est ainsi confiée à Mary Ellen Nesi, chanteuse nuancée et sensible, au timbre chaleureux. La ligne est ronde, la vocalise d’un impeccable legato, là où l’on attendait du métal et de la puissance pour rendre les fureurs de cette reine altière et mère indigne, ici plus humaine qu’implacable.
Le grand Pompeo, fier conquérant d’un si puissant ennemi, échoit au ténor un peu voilé et réservé de Juan Sancho, qui compose plutôt un héros pitoyable (au sens premier : qui éprouve de la pitié). Une option compréhensible dramatiquement, mais le chant est parfois en deçà des exigences de la partition dans les passages les plus virtuoses. Face à lui, l’autre ténor, Emiliano Gonzalez-Toro, est un Aquilio de grand format. Chant bien projeté, à la fois viril et nuancé, virtuosité crâne : un préfet plus conquérant que son empereur.
On attend de Selinda, la sœur calculatrice de Farnace, une séduction insinuante et ambiguë. Certes Alissa Kolosova possède un physique charmant, mais son profil très belcantiste paraît un peu déplacé ici. Le chant est puissant et sûr, le timbre beau, mais l’expression très monochrome, l’engagement dramatique quasi absent. Le personnage n’existe guère vocalement, ce qui est un peu gênant en version concert.
Tamiri, paraît plus la mère de Bérénice que sa fille, mais on apprécie les changements de couleurs qu’elle impose à ce timbre un peu mûr et l’expression vraie qu’elle insuffle à son personnage. Son « Forse, o caro » de l’acte III, intensément vécu est l’un des moments dramatiques culminant de l’opéra.
Des réserves minimes, en vérité, l’impossible Genaux mise à part. Mais comment ne pas rêver d’une impossible perfection vocale lorsqu’on entend ce que Fasolis nous offre de l’orchestre vivaldien ? »

Forum Opéra

« La dernière version de Farnace présentée en avril au Théâtre des Champs-Elysées assemblait savamment les partitions de 1731 et 1738. Avec cette nouvelle mouture de l’opéra fétiche de Vivaldi, exhumée pour la 33e édition du Festival d’Ambronay, la musicologie fait encore un pas en avant dans la découverte d’une œuvre qui ne compte pas moins de sept avatars. Dite de Ferrare, cette nouvelle version a joué de malchance. Victime de la réputation sulfureuse de Vivaldi puis de l’échec de Siroe, re di Persia, elle n’avait jamais été représentée jusqu’à aujourd’hui, au grand dam de son compositeur. Seuls deux actes subsistent. On suppose que le 3e n’a pas été mis en musique. A défaut, Diego Fasolis, assisté de l’indispensable Frédéric Délaméa, a imaginé ce à quoi aurait pu ressembler ce dernier acte, transposant pour les tessitures de 1738 les arias de 1731, insérant aussi ça et là, à partir de supputations musicologiques, des airs extraits d’autres opéras. Pour les familiers de l’enregistrement de Jordi Savall chez Alia Vox, l’on retrouve grosso modo le Farnace auquel on est habitué. Mais la partition n’en est pas moins différente, transfigurée par les progrès réalisés en termes d’invention harmonique et d’orchestration par un Vivaldi de sept ans plus expérimenté. Plus fouillée, plus touffue, plus savante. Même la ligne mélodique des airs semble plus élaborée.
Si le résultat diffère sensiblement de ce que l’on connaît au disque, c’est aussi parce que la direction de Diego Fasolis s’emploie à magnifier une écriture qui se présente ici dans l’épanouissement de la maturité. Là où Jordi Savall défrichait, le directeur musical d’I Barocchisti prend un plaisir visible à exalter la science et les beautés de la composition. Cette célébration de la partition n’est pas que parnassienne, elle est aussi amoureuse (il faut voir la façon dont Fasolis caresse en dirigeant la musique de la main). Surtout elle reste concentrée sur les exigences dramatiques de l’opéra. Théâtrale dans certains de ses effets, elle avance vive et vivante, sans céder aux débordements qui souvent ne servent qu’à dissimuler la vacuité du propos. Les sonorités des instruments sont dépourvues de ces aigreurs qui corrodent certains ensemble baroques. Même les cuivres paraissent plus disciplinés qu’à l’habitude. Sans reflux gastrique donc, équilibrée, enthousiaste mais respectueuse… Voilà aujourd’hui ce qui nous semble se faire de mieux en la matière.
Le respect musicologique se retrouve également dans le choix d’un contre-ténor pour le rôle-titre qui, à Ferrare, aurait dû être chanté par un castrat mezzo-soprano. L’étrangeté du timbre de Max-Emmanuel Cencic illustre idéalement la personnalité ambigüe de Farnace. La musicalité n’est jamais prise en défaut, l’agilité reste confondante, l’ornementation plus virtuose qu’expressive. Manquent pour que le portrait soit complet une palette de couleurs plus étendue et surtout des graves affermis qui puissent aider à ressentir ce frisson de terreur dont est frappé le fameux air « Gelido in ogni vena ». Est-ce un défaut d’acoustique mais, au 13e rang, les notes les plus basses passent carrément à la trappe ?
Le choix de Farnace résolu, il restait à trouver des mezzo-sopranos suffisamment différenciées pour interpréter les quatre autres protagonistes d’une partition qui fait la part belle aux voix médianes féminines. C’est là le premier mérite de la distribution. Taillées dans le même bois, les quatre artistes réunies ici possèdent des attributs qui les rendent non seulement distinguables les unes des autres mais qui correspondent aussi à la personnalité dramatique des rôles qu’elles interprètent, tels que dessinés par le livret d’Antonio Maria Lucchini. A Selinda la corruptrice, Alissa Kolosova offre un timbre irrésistible de séduction, un mélange rare et homogène de velours et de soie que le temps n’a pas encore froissé (la chanteuse a moins de 25 ans !) avec, comme souvent chez les jeunes interprètes, une tendance à avancer trop prudemment qui peut parfois engendrer une impression de placidité. A Berenice l’acrimonieuse, Mary Ellen Nesi propose son énergie, ses inégalités de registre et des hardiesses qui aiguillonnent chacune de ses interventions. Marina De Liso essaie de sortir Tamiri, fille, épouse et mère suppliciée, du dolorisme dans lequel la confine le livret. C’est pourquoi, à un grain régulier d’une belle rondeur, auquel on pourrait simplement reprocher de manquer de caractère, elle ajoute une volonté d’expression dont on lui sait gré. En Gilade, Vivica Genaux est égale à elle-même, l’accent âpre et cette vocalisation particulière basée sur le mouvement rapide des lèvres qui donne à la ligne l’aspect d’un ruban de guimauve. Là est sans doute la raison pour laquelle on la préfère dans des airs moins pyrotechniques où transparait davantage sa musicalité, « Quel tuo ciglio » plus que « quell’usignolo che innnamorato » qui lui vaut pourtant un belle salve d’applaudissements.
Le tempérament probe mais mesuré d’Emiliano Gonzalez-Toro et de Juan Sancho, ténors interchangeables en Aquilio pour le premier et Pompeo pour le second, ne fait rien pour mettre en avant des rôles que l’ouvrage relègue en deuxième ligne.
A la fin du concert, Diego Fasolis, rejoint par Frédéric Delaméa, brandit sous les acclamations d’un public conquis la partition de Vivaldi. Geste historique avant d’être victorieux. Il aura fallu attendre deux soixante treize années pour que ce Farnace se fasse entendre. Ambronay lave l’affront de Ferrare. »

Salzbourg – Landestheater – 15, 18, 22, 24, 28 mai, 3, 5, 9 juin 2011 – dir. Adrian Kelly – mise en scène Rudolf Frey – décors Hartmut Schörghofer – costumes Corinna Crome – dramaturgie Heiko Voss – nouvelle production




Vienne – Theater an der Wien – en version de concert – 24 février 2010 – Théâtre des Champs Élysées – 28 avril 2011 – I Virtuosi delle Muse – dir. Stefano Molardi – avec Sonia Prina (Farnace), Maria Grazia Schiavo (Berenice), Lucia Cirillo (Selinda), Sabina Puertolas (Gilade), Anders J. Dahlin (Pompeo), Emiliano Gonzalez Toro (Aquilio), Marina de Liso (Tamiri)

 

Musique ! Au TCE

« C’est la version de 1727 qui a été donnée au Théâtre des Champs Elysées, avec une bonne distribution et un orchestre aux couleurs très riches, même si l’on pouvait attendre plus de dynamisme dans l’enchaînement des récitatifs aux airs, le chef Stefano Molardi ayant fait le choix de rompre le continuum sonore entre récitatif et air, peut-être parce qu’il s’agissait d’un opéra en version concert… L’orchestre comptait une vingtaine de musiciens, principalement des cordes et des cuivres, conformément à l’esthétique de l’époque, le but étant avant tout de mettre en valeur les qualités vocales des chanteurs, qualités que l’orchestre doit soutenir et accompagner, et non pas surpasser. Dirigé par le chef d’orchestre Stefano Molardi, l’ensemble I Virtuosi delle Muse évitait les sons poussés et agaçants des orchestres baroqueux que l’on entend de plus en plus aujourd’hui.
La distribution était homogène par sa qualité, à deux exceptions près : celle-ci était dominée par la célèbre contralto Sonia Prina qui chantait le rôle-titre, difficile à tenir tant le personnage oscille entre furor et accablement dans un même air. C’est un rôle très grave qui nécessite une voix extrêmement puissante dans le bas médium et le grave. Sonia Prina correspond parfaitement à cette tessiture des castrats alto, connus pour leurs vocalises et leurs fins de phrase redoutables dans l’extrême grave. Ses quatre airs ont été chantés avec beaucoup d’art. Sonia Prina jouait véritablement son personnage comme s’il s’agissait d’une représentation scénique, mêlant son talent vocal à une gestuelle en adéquation totale avec la partition de Vivaldi. Son grand air du second acte, au moment où Pharnace chante sa détresse après avoir appris la (fausse) mort de son fils, a suscité de vifs applaudissements de la part du public, la contralto ayant à merveille exprimé le pathos du personnage à travers ses accents graves et ses sotto voce délicats, accompagnés de mimes extrêmement émouvants . Le roi du Pont avait à ses côtés une très belle épouse (Tamiri), campée par la contralto Marina De Liso, dont la voix, différente de celle de Sonia Prina, permettait de créer un contraste entre les deux personnages, malgré des tessitures très proches. Ses grands récitatifs accompagnés ainsi que ses airs ont été très bien interprétés par une chanteuse dont la puissance vocale est cependant moindre par rapport à celle de Sonia Prina. Les deux soprano, l’une chantant un rôle de femme (Bérénice, mère de Tamiri et ennemie de Pharnace), l’autre celui d’un homme (Gilade, soldat romain, amoureux de Selinda, alliée de Pharnace), étaient également de très bonne tenue, Sabina Puertolas (Gilade) ayant fait montre de ses capacités à chanter des airs pour castrats très agiles et délicats dans l’aigu. Maria Grazia Schiavo (Bérénice) campait une si brillante et furieuse Bérénice qu’un spectateur a hurlé que l’un de ses airs soit bissé, le chef n’ayant malheureusement pas accédé à cette demande enthousiaste. Le rôle d’Aquilo, autre soldat romain, était tenu par un assez bon ténor qui donnait une certaine couleur à un rôle très secondaire.
En revanche, les personnages de Pompée, chanté par un ténor, et de Selinda, étaient selon moi beaucoup moins convaincants. Anders J. Dahlin (Pompée) peinait dans ses aigus et ne parvenait pas à donner à son personnage l’importance qu’il doit avoir face à Pharnace, ces deux personnages incarnant les deux camps opposés. Quant à Lucia Cirillo (Selinda), elle avait du caractère mais peu de moyens vocaux, l’orchestre la couvrant dès qu’elle chantait dans le bas médium.
En somme, une très bonne interprétation de cet opéra de Vivaldi qui mérite de figurer au rang de son célèbre Orlando furioso interprété au Théâtre des Champs-Elysées au mois de mars de cette année. »

Paris – Salle Pleyel – 16 janvier 2007 – Le Concert des Nations – dir. Jordi Savall – avec Furio Zanasi, baryton (Farnace), Marina de Liso, contralto (Tamiri), Adriana Fernandez, soprano (Berenice), Lawrence Zazzo (Pompeo), Gloria Banditelli, contralto (Selinda), Fulvio Bettini, baryton (Aquilio), Céline Scheen, soprano (Gilade)

 

Forum Opéra

« L’acoustique de la salle Pleyel se révèle moins avantageuse. En effet, quelle que soit la qualité des voix, les teintes s’estompent ; le relief s’émousse. Pas assez pour affaiblir les accents de Furio Zanassi – le mordant, par exemple, avec lequel il attaque « Ricordati che sei » – mais suffisamment pour atténuer l’impact de son chant, notamment dans les passages virtuoses. « Gelido in ogni vena », sommet incontestable de la partition, reste cependant l’un des plus grands moments de la soirée, par la beauté de l’air mais aussi par l’engagement dramatique du baryton dont l’interprétation, d’un grand réalisme, ferait pleurer des pierres. Elle dépasse même en émotion celle que Cécilia Bartoli délivre dans son Vivaldi album, une référence par ailleurs.
Ce Farnace ambigu, autoritaire et fragile à la fois, trouve en Marina de Liso, une épouse tout aussi sensible qui, sans posséder le velours de Sara Mingardo – Tamiri au disque – sait restituer avec noblesse et générosité les tourments de la reine. Mise à mal au départ par les notes graves de « Combattono quest’alma », elle parvient à surmonter ensuite les difficultés du rôle pour lui donner sa pleine expression. Le récitatif accompagné du 2e acte « Quest’è la fè spergiura » s’avère à cet égard exemplaire.
On sera moins indulgent avec les trois autres interprètes féminines. Le soprano léger de Céline Scheen, charmant au demeurant mais bien étroit pour endosser l’armure de Gilade, transforme le délicieux « Scherza l’aura lunsighiera » en aria pour soubrette. Le timbre de Gloria Banditelli manque trop de séduction pour que son personnage de femme fatale paraisse crédible. La virtuosité d’Adriana Fernandez n’est pas à remettre en cause mais les fureurs et les noirceurs de Bérénice restent étrangères à son tempérament.
Les deux autres interprètes masculins laissent une impression beaucoup plus favorable même si leur rôle est moins développé – un air et un duo pour Aquilio, deux airs et un quatuor pour Pompeo. Lawrence Zazzo, surtout, enthousiasme, par la justesse de l’intonation, par le maintien et par la longueur du souffle que l’allure frénétique de « Sorge l’irato nembo » ne parvient pas même à entamer.
Mais, s’il faut décerner une palme alors elle revient sans hésitation à Jordi Savall dont la direction se révèle un modèle d’équilibre et de limpidité. Tout en évitant les excès tumultueux de certains baroqueux, à mille lieux aussi d’autres interprétations dont la raideur et la maigreur asphyxient, le chef catalan, d’une battue souple et mesurée, conduit le Concert des Nations vers une certaine perfection, tant au niveau de la sonorité des instruments, de l’homogénéité des pupitres et de la variété du continuo que de la justesse des tempi. Ainsi emmené, l’intérêt ne retombe jamais. Mieux encore, on en vient presque à se laisser prendre par les circonvolutions dramatiques du livret. Les familiers des opéras seria prendront ainsi la mesure de l’exploit. »

Alma opressa

« On connaissait déjà la version de Savall par le disque, echo de la tournée à Barcelone, Bordeaux et Vienne de ce Farnace avec Sara Mingardo en Tamiri, Sonia Prina en Pompeo et Elisabetta Scano/cinzia Forte en Gilade. J’avais déjà été très séduit par la direction très dix-septiemiste de Savall, par ce soucis apporté aux harmoniques et à la beauté du son, au détriment des dynamiques malheureusement. Ce soir toute la première partie a souffert de ce manque de travail sur le rythme, plus qu’au disque, mais après l’entracte, l’orchestre a repris du poil de la bête, tout en restant cependant un peu trop sage. Le plus remarquable dans cette direction, c’est donc qu’elle donne l’impression d’un prisme sonore, d’un son en plusieurs dimensions: superbe de clarté et d’équilibre des pupitres, l’oreil du spectateur est toujours attirée par une nouvelle source sonore qui surgit d’un coin de l’orchestre pour laisser place à une autre. Or ce travail est plus payant dans cet opéra; gageons qu’il serait insuffisant dans des opéras plus dynamiques de Vivaldi.
…Transposer le rôle de Farnace écrit pour une soprano (Maria Maddelena Pieri) pour un baryténor pas franchement glorieux, dont on se demande bien pourquoi Savall l’aime tant (Testo, Orfeo…) est tout simplement infondé, si encore le rôle avait été écrit pour un castrat, mais non. Passé cette critique, l’interprétation de Zanasi est totalement à coté de la plaque: dès le « Ricordati che sei » (air qui ouvre l’opéra et dans lequel, rappelons-le, Farnace demande à sa femme Tamiri de tuer leur fils et de se suicider pour ne pas tomber aux mains de l’ennemi! tout de même!): rien ne se passe, aucune superbe, aucune hargne sur les « ricorda ti » qui l’appellent pourtant avec un orchestre rutilant à ce moment, ironique le reste du temps, on a l’impression que Farnace chante un bel air dans lequel il appelle sa femme à plus de sagesse et de tempérance en tant que « regina, madre, sposa ». Jetons un voil pudique sur le « Spogli pur l’inguista Roma », air de fureur dans lequel il est inaudible et où il n’arrive à suivre l’orchestre qu’au prix d’une déclamation de moineau. Le « Gelido in ogni vena » est un cas plus interessant; Bartoli l’a rendu célèbre dans son Vivaldi Album en percevant bien qu’il s’agissait d’un air d’épuisement: au fur et à mesure des reprises, la voix flechissait et plongeait encore plus loin dans des abimes de desespoir jusqu’à se faire quasi imperceptible, cette voix dont le souffle se fait de plus en plus court est bien le symbole du fils exsangue, avec lequel le corps du père se sent une affligeante communauté. On nage en pleine négentropie et on croirait presque assister à la mort du fils à travers les pleurs dramatisés du père! Or Zanasi ne traduit aucune évolution, même au da capo et entache la voyelle du « esangue » de pleurs hors de propos selon moi, lors de la dernière reprise.
Dans le role de la mère écrit pour la Giro (Griselda, Alcina, Marzia…) célèbre pour ses qualités d’actrice et ses difficultés à vocaliser, nous avions donc Marina de Liso et non Sara Mingardo. On a perdu au change c’est sur! Pour les rôles écrits pour la Giro, une vraie contralto avec un timbre sortant du commun est indispensable (Mijanovic, Mingardo, Lemieux…) sinon on tombe vite dans le fade. De Liso a beau faire preuve d’un sens (un peu timoré) du dramatisme dans les récitatifs, elle se noit dans ses airs dont le desespoir n’a d’égale que la profondeur de tessiture qu’ils requiert. Luttant pour poitriner ses graves, tout en assurant des aigus dans lesquels elle est bien plus à l’aise, elle sacrifie souvent et la justesse du medium et la structuration des airs et l’articulation dynamique des phrases.
Adrianna Fernandez est une Berenice convaincante dramatiquement mais bien trop légère vocalement (surtout dans les récitatifs). Pour ce rôle de reine vengesseresse à la limite de l’inique (c’est une mamie infanticide tout de même!), une soprano plus dramatique et mordante telle Inga Kalna serait bien plus à sa place (le rôle fut créé par A.C.Romana). Lawrence Zazzo etait donc censé être la seule star de la soirée, ce fut la pire prestation: encore une fois, un contre-ténor est INCAPABLE de chanter un rôle écrit pour un castrat ALTO (Moretti)!! Surtout quand il est aussi vocalisant. Bien sur Zazzo est incapable d’assumer les écarts du « Sorge l’irato nembo » dans lequel il se noit littéralement, on ne sent plus la vague qui enfle, aucun crescendo, aucun rubato, une projection riquiqui; et en plus un orchestre qui se bride pour ne pas couvrir le chanteur. La version de cet air par Savall et Prina était ma favorite, celle çi est la pire que je connaisse. Loin des éléments déchainés, cette interprétation aurait tout juste effrayé un poisson rouge dans son bocal. Zazzo peut être un très grand artiste (ses Ottone, Gualtiero sont de purs bijoux) mais le distribuer dans de tels rôles est à la limite de la bêtise (il y aurait autant à dire sur son mauvais Arsace!). Enfin il concourt avec de Liso au ratage total du quatuor du III, l’un comme l’autre étant inaudibles.
Gloria Banditelli n’est maintenant plus qu’un squellette de mezzo qui porte toujours aussi peu d’attention au soutien de sa voix, d’où un résultat gloubiboulguesque vraiment indigne, d’autant que le rôle a été écrit pour une soprano (Baldini), mais on est plus à ça près ! Celine Scheen chantait Gilade, rôle auquel échoient les plus beaux airs de la partition écrit pour un castrat-soprano (Finazzi). Si la langueur du « Nell’intimo del petto » lui a totalement échappé (vocalises savonnées, voix pas toujours audible, émotion rudimentaire), le « C’è un dolce furore » l’a trouvé tout juste honnête, je ne garde aucun souvenir de son « Quel tuo ciglio »; par contre elle fut vraiment bonne dans « Scherza l’aura lusinghiera », notes piquées justes et bien projetées, sourire dans la voix, aisance lors de la partie intermédiaire qui évite l’eceuil du déguelando, Ciofi reste indétronée dans cet air pour sa sensibilité et son medium, mais Celine Scheen n’avait point à pâlir, c’est le seul aria que j’ai applaudi de la soirée. Fulvio Bettini est un très beau Aquilio, au grave délicat et robuste à la fois (non je ne parle pas d’un camembert!), mais malheureusement il ne dispose que d’un seul aria pour briller, les deux duetti étant déséquilibrés par Banditelli.
Le public semble avoir beaucoup apprécié les chanteurs qui furent acclamés (j’ai même entendu un « bravo » pour Banditelli, si si je vous jure!), ou du moins acclamés par ceux qui n’avaient pas quitté la salle à l’entracte, salle étonnemment remplie aux vues du peu de célébrité de l’oeuvre et du peu de stars présentes. »

Operabase – L’Atelier du chanteur

« Cet opéra de Vivaldi a été créé en 1727 mais est donné ici dans une version ultérieure, de surcroît « enrichie » de fragments de l’opéra homonyme du français François Courcelle (italianisé en Corselli), créé à Naples en 1736. À la lecture des critiques de 2001, cette version fonctionnait bien sur scène à Madrid. L’enregistrement sur le vif de ces représentations est toujours disponible. En version de concert, les situations et affects s’enchaînent un peu vite, et on a peine à comprendre comment ces personnages diversement ennemis parviennent à se croiser les uns les autres sans être autrement inquiétés, et à se menacer des pires châtiments sans que jamais aucun ne soit mis à exécution.
Comme à son habitude, Jordi Savall peaufine des couleurs orchestrales sombres et des phrases bien liées, très loin du trépidant Spinosi avec son ensemble Matheus. Il en résulte une richesse de pâte sonore toujours séduisante mais évoluant peu. Vivaldi n’est-il génial que dans quelques airs? « Ti vantasti mio guerrioro » ou « Lascia di sospirar » de Selinda sont peut-être réellement ennuyeux, mais à l’écoute de « Quel torrente che s’innalza » de Farnace, on imagine quand même plus de couleurs et de contrastes pour un résultat bien plus impressionnant! Parmi les « tubes » de la partition, « Gelido in ogni vena » fut aussi mis en musique par Haendel dans Siroe (créé en 1728), opéra que Vivaldi a aussi mis en musique et fait jouer en 1727 ! Lorenzo Regazzo l’avait bien rendu au Théâtre des Champs-Élysées en 2004. Chez Vivaldi, cet air aurait dû échoir au soprano Farnace, mais celui-ci se trouve ici transposé en baryton. Serait-ce pour donner plus d’humanité à un personnage qui n’en manifeste pourtant guère? Loin de paraître plus naturel, le livret en devient plus improbable. Furio Zanasi rend bien le climat de cet air par l’utilisation d’une voix de « tête » tendant vers le larmoiement vériste, au risque de lâcher des « a » trop ouverts dans l’aigu. Il chante le reste de son rôle (ainsi son « Spogli pur l’ingiusta Roma ») avec un timbre un peu plat et fruste. Son émission est certes directe et efficace, mais sans grande séduction ni profondeur.
« Scherza l’aura lusinghiera » figurait déjà dans Il Giustino et sera repris dans Bajazet. La jeune et prometteuse Céline Scheen le chante admirablement, avec la légèreté précise qui convient mais en phrasant bien aussi les passages liés, avec un timbre fin mais bien concentré. Au premier acte, sa voix tendre vocalisait un peu mollement, avant d’offrir un brillant plus net dans « C’è un dolce furore ». Sans ouverture du torse ni stabilité de posture et levant souvent le menton, elle semble s’en sortir par un bon engagement musculaire et une recherche (parfois excessive) de présence et d’expression. L’excitant « Sorge l’irato nembo » a été repris la même année dans Orlando Furioso. Lawrence Zazzo le chante très bien, même si sa voix de falsettiste est plus fade que le mezzo animal d’une Sonia Prina. Il orne bien son « Roma invitta una clemente ».
« Quel candido fiore » sonne aussi familier. Où et avec quelles autres paroles a-t-il été repris? Adriana Fernandez le chante avec finesse, loin des accents de poissonnière de ses récits, mais pourrait orner davantage la reprise. Comment la même chanteuse peut-elle chanter ses récits avec une voix si désagréablement pointue, déraillant parfois et manquant à ce point de partiels graves? Ce n’est qu’avec son air « Langue misero » du deuxième acte que l’on entend un peu de rondeur dans sa voix, mais sa dureté aigre reparaît dans ses récits après l’entracte. Fulvio Bettini a une émission d’abord un peu empâtée malgré un bon métal, puis ne se fait plus remarquer. Gloria Banditelli vocalise très bien dès son premier air « Al vezzeggiar ». Ses lunettes ne l’embellissent pas, ce qui donne une touche amusante à son rôle de séductrice qui met Gilade et Aquilio à ses pieds. Avec Gilade, c’est Tamiri qui s’est vu offrir par Vivaldi les plus beaux airs de la partition. Rien d’étonnant quand on sait que le rôle a été créé par la Giraud (ou Girò en Italie!). Marina de Liso est une magnifique interprète de cette femme déchirée entre des devoirs et des sentiments contraires. Sa belle voix ronde au legato parfait n’est jamais grossie et sait aussi vocaliser, même si elle pourrait orner davantage la reprise de « Combattono quest’alma ». Non seulement ses airs sont superbes (« Arsa di rai cocenti »), mais ses récits sont profondément expressifs (« Figlio, non vi è piu scampo »). »

Bordeaux – Opéra National – 20, 22, 24, 25, 27 juin 2003 – Hesperion XXI – dir. Jordi Savall – mise en scène Guido Achilli / Clovis Bonnaud – décors, costumes Jesús del Pozo – lumières Eduardo Bravo – avec Furio Zanasi (Farnace), Adriana Fernández (Berenice), Sara Mingardo (Tamiri), Gloria Banditelli (Selinda), Sonia Prina (Pompeo), Cinzia Forte (Gilade), Fulvio Bettini (Aquilio) – production du Teatro de la Zarzuela à Madrid


Anaclase.com – 27 juin 2003

« S’il s’agit bien de la production madrilène, avec la même distribution à un rôle près, le même chef et le même orchestre, force est de constater que ce n’est pas du tout la même mise en scène qu’à l’automne 2001. C’était alors Emilio Sagi qui signait un spectacle fastueux et baroque à souhait. Rien de tel à Bordeaux : Clovis Bonnaud règle, comme il est indiqué dans la brochure de programme, une mise en scène pour la production de l’Opéra National, réalisée par Guido Achilli. Ce que cela veut dire au juste et très précisément, nous l’ignorons. Nous ne pouvons que supposer que Guido Achilli a imaginé une mise en scène, et que c’est Clovis Bonnaud qui la monta sur le plateau. Nous n’en savons pas plus, n’ayant eu à ce sujet aucun dossier ou information de presse. Le résultat est assez honorable, cela dit, avec uniquement deux réserves : les soldats joués par des femmes sont gênants ; deux hommes, deux femmes, pour la garde pompéienne, ça ne marche pas. On accepte aisément la convention de travestissement propre à l’opéra vénitien (alors qu’à Rome ou Naples, on aurait distribué des castrats dans les rôles de Pompeo et Gilade), parce qu’on y trouve un agrément sur le plan de la vocalité, mais c’est inepte pour une figuration. L’autre problème touche à la cohérence textuelle : le fils de Farnace est caché par sa mère dans le Temple, ici simplement enfoui sous la scène par une trappe ; Tamiri nomme cette trappe dans son chant « L’imposant édifice », ce qui prête plutôt à rire, il faut l’avouer. Pour tout le reste, la pénombre dans laquelle se déroule une intrigue inquiète est plutôt justement pensée. Les artistes évoluent dans leurs personnages avec crédibilité.
En salle, on ne retrouve pas exactement la prise de son de la même équipe au disque, et c’est tant mieux. Jordi Savall propose ce soir un travail nettement plus élégant, moins lourdement pompeux, moins systématiquement appuyé. Du coup, on en apprécie avec plus de goût les nuances et la dynamique. Il entretient une vraie tension, un suspens intéressant, plutôt que de livrer le drame dès le départ. Bien des chefs ont tendance à surenchérir la vivacité des attaques et l’intervention du clavecin dans les accom-pagnements de récitatifs : il n’en est rien ici, et tant mieux, la basse continue comme les deux clavecins se montrant plutôt discrets et délicats. Les musiciens du Concert de Nations affirment une nouvelle fois leur grande fiabilité, avec une absolue perfection des cordes, notamment. Le Madrigal de Bordeaux, quant à lui, n’a guère convaincu.
Sur le plateau, Adriana Fernandez campe une Berenice redoutable, inquiétante à chacune de ses apparitions. Elle paraît quasiment folle dans la dernière scène lorsqu’elle déclare sa haine éteinte ; de même sa fureur est-elle plus proche d’un égarement psychiatrique que de la possession classique. La voix est intéressante et présente, bien que les graves sonnent peu. La Selinda de Gloria Banditelli est irréprochable techniquement, mais manque indéniablement de style, au point d’en paraître insensible parfois. Peut-être est-ce du plus bel effet dans une messe de Mozart, par exemple, mais ça reste insuffisant lorsqu’il s’agit de défendre un personnage qui a des sentiments. Elisabetta Scano offre un Gilade d’une grande fraîcheur, avec de beaux aigus. Pour très sonore qu’il soit, Furio Zanasi en Farnace est trop souvent à côté de la note pour justifier l’engouement que le public manifesta à son égard. En revanche, le Pompeo de Sonia Prina est exemplaire, réalisant des ornements et des vocalises d’une agilité impressionnante, et Fulvio Bettini chante un Aquilio d’une grande tendresse, affirmant un art tout en mesure, avec une vraie homogénéité de tous les registres de la voix. Enfin, Sara Mingardo est bouleversante en Tamiri, qu’elle sert de son timbre inimitable, d’une grande expressivité, dans une ligne de chant parfois courageusement rompue par le drame intérieur que vit le person-nage, avec une émotion par moment presque insoutenable, mais toujours digne, sans vulgarité. »

Diapason – septembre 2003 – Poco Allegro ma spiritoso

« On ne transige pas avec les valeurs véhiculées dans un drame héroïque. La censure vénitienne eût discrètement souri, en apprenant que le Grand-Théâtre de Bordeaux ne pouvait pas cueillir pour impératifs techniques, accueillir les beaux et sulfureux délires visuels, dignes d’un space opera, créés par Emilio Sagi et Jésus del Pozo pour le Théâtre de la Zarzuela de Madrid, en automne 2001. Clovis Bonnaud et Giulio Achilli ont, dévorés par le temps, opté pour l’ascèse. Décors minimalistes, couleurs douces à dominante bleue en début et fin d’actes, goût discret des costumes, si l’on excepte l’apparition des soldats de Berenice encapuchonnés comme des sbires de Dark Vador. Pour toutes les scènes intermédiaires, une vacuité sombre. Parti pris périlleux, concentrant l’attention sur le jeu et le chant. Un triomphe attendu et mérité pour Sara Mingardo, merveilleuse tragédienne, poignante, belle, bouleversante Tamiri. Son « Arsa de rai cocenti » fut le premier air ovationné. Gloria Banditelli, tendre et expressive Selinda, superbe dans « Ai vezzeggiar », comme l’inattendu Gilade d’Elisabetta Scanno, convaincante dans son registre de rossignol du  » Scherza l’aura iusinghiera », restent les joyaux d’un plateau inégal. La haineuse Berenice d’Adriana Fernandez n’en imposait que scéniquement. Le Farnace peu impliqué de Furio (le mal nommé) Zanasi déçut, comme le Pompeo honnête, mais peu puissant, de Sonia Prina. En fait, c’est Jordi Savall, à la tête de ses légions impeccables du Concert des Nations, phalange pleine et ronde aux cuivres éclatants et aux basses inventives, qui sut donner ma-gistralement tout leur sens aux instants pathé-tiques, tracés, telle une chorégraphie, par un bras précis et élégant. Un Vivaldi sans spasmes et sans scories, mature et humain. »

Concertclassic – 20 juin 2003

« Contrairement à la version discographique, Jordi Savall dirigeait un « Farnace 100% Vivaldi », expurgé des ajouts composés par Corselli, qui avaient tant dérouté les critiques. A Bordeaux, le public a retrouvé un Concert des Nations, sensible, somptueux, suprême dans l’art si difficile des rondeurs bondissantes et des nuances extatiques. Si la fosse déroulait un tapis de couleurs, d’accents, de climats qui excitait notre imaginaire, les voix sans être déméritantes ont relevé le défi de la vocalità vivaldienne avec irrégularités. Sans véritable passion, ni le Farnace de Furio Zanasi ni la Bérénice de Adriana Fernandez, rôles ennemis d’une démesure haendélienne, n’auront convaincu. Le Pompeo de Sonia Prina bien que petite voix, incarnait avec autorité le vainqueur romain, pacificateur, diffuseur des vertus morales. Elisabetta Scano a surpris par son aisance dans le rôle très virtuose de Gilade. Les palmes de cette soirée reviennent à deux comédiennes rares, l’une sur le registre sombre, héroïque voire tragique ; l’autre, plus séductrice, habile manipulatrice des cœurs, sorte de Poppée conspiratrice, admirable de finesse émotive. Ainsi, la Selinda de Gloria Banditelli exprimait toute la tendresse d’un Vivaldi amoureux et sentimental quand la contralto Sara Mingardo conférait au rôle de Tamiri, l’épouse de Farnace et la fille de Bérénice, son ampleur funèbre et digne. En elle, se sont incarnées les valeurs morales clamées par le livret : humanisme et clémence, tendresse et indulgence. En exprimant par un chant à son sommet, l’idéal vertueux de Farnace, Sara Mingardo fut l’étoile de cette soirée. Elle a dévoilé le sensibilité d’un Vivaldi profond et humain, continuateur de Racine, rival de Haendel. Est ce parce qu’il offrit ce rôle à son égérie, la chanteuse Anna Giro ? Est-ce parce qu’il lui réserva les plus beaux airs ? L’audience de ce Farnace Bordelais, électrisée par un Jordi Savall fascinant et complice, était littéralement subjuguée par chacune de ses apparitions scéniques. »

Le dossier d’Abeille Musique – avril 2002

Un Farnace actuel
Il Farnace, entre Vivaldi et Courcelle
Il Farnace : l’intrigue

Madrid – Teatro de la Zarzuela – 18, 20, 21, 23, 24, 26, 28 octobre 2001 – Le Concert des Nations – Choeur du Théâtre de la Zarzuela – dir. Jordi Savall – mise en scène Sagi – avec Furio Zanasi (Farnace), Sara Mingardo (Tamiri), Adriana Fernandez (Berenice), Sonia Prina (Pompeo), Gloria Banditelli (Selinda), Cinzia Forte (Gilade), Fulvio Bettini (Aquilio)


Martina Franca – Festival della valle d’Itria – Palazzo Ducale – 27 et 29 juillet 1991 – version révisée par Gianfranco Prato – Orchestre symphonique de Graz – dir. Massimiliano Carraro – mise en scène Egisto Marcucci – décors et costumes Maurizio Balo – avec Susan Long Solustri (Farnace), Raquel Pierotti (Berenice), Serena Lazzarini (Tamiri), Marina Bolgan (Selinda), Susanna Anselmi (Pompeo), Gabriella Morigi (Gilade), Tiziana Carraro (Aquilio)

Farnace à Martina Franca
« Un superbe spectacle…L’esprit typiquement baroque de l’intrigue…est souligné par le choix des costumes qui restituent l’esthétique de l’âge d’or du settecento…Rodolfo Celletti a volontairement choisi des voix généreuses, chaudes, chatoyantes, afin de retrouver la vraie couleur latine de cette musique…La mezzo-soprano Serena Lazzarini, tendre et affectueuse Tamiri à la musicalité impeccable, la Berenice impétueuse et percutante de Raquel Pierotti…La jeune mezzo américaine Susan Long Solustri, encore un peu inexperte et à la technique insuffisante…Martine Dupuy faisait merveille en Farnace…Massimiliano Carraro, à la tête de l’Orchestre symphonique de Graz, a du mal à imposer à sa formation ces couleurs, ces chatoyances, ces contrastes rythmiques dont le théâtre baroque a tant besoin. » (Opéra International – octobre 1991)

Aslico (Associazione Lirica Concertistica Italiana) – 1983 – dir. Tiziano Severini – avec Antonella Banaudi, Adelisa Tabiadon, Nicoletta Curiel

 

Gênes – Teatro dell’Opera Giocosa – 24 novembre, 1er décembre 1982 – San remo – Teatro Casino – Orchestre symphonique de San Remo – dir. Massimo de Bernart – mise en scène Beppe de Tomasi – scénographie Giulio Achilli – avec Martine Dupuy (Farnace), Katia Angeloni (Berenice), Petra Malakova (Tamiri), Daniela Dessy (Selinda), Lucia Rizzi (Pompeo), Kate Gamberucci (Gilade), Rena Garazioti (Aquilio)


« Après deux siècles et demi d’oubli, le Teatro dell’Opera Giocosa de Gênes, spécialisé dans les tentatives de résurrection d’opéras oubliés, a réussi à faire revivre le Farnace de Vivaldi, représenté pour la première fois au Teatro Sant’Angelo de Venise pour le carnaval de 1726. Ce fut une opération de grande envergure, commencée le 24 novembre au Casino de San Remo et promue dans les principales villes ligures, Imperia, Gênes, Sestri Ponente, Sarzana, Savona, en novembre et décembre. Epargnons au lecteur les détails d’une intrigue entre le Pont (dont le roi est Farnace, fils du défunt Mitridate) et la Cappadoce (dont la reine est Bérénice, ennemie jurée de Farnace qui, contre la volonté de la reine, a épousé sa fille Tamiri) qui n’est somme toute qu’un triangle dynastique et familial assez simpliste où interviennent de nombreux personnages secondaires qui ne servent qu’à allonger l’opéra (d’une durée de six heures). Naturellement, la version présentée ici a été réduite, sans que pour cela on soit tenté de modifier le jugement négatif que l’on porte sur l’opéra seria, qui se réduit en réalité à une suite d’airs dont certains sont splendides, entrecoupés de récitatifs plus ou moins longs et d’une portée expressive limitée. En vain Beppe de Tomasi, dans les décors simples mais fonctionnels de Giulio Achilli, s’est-il efforcé de meubler et d’animer la scène, car le jeu des passions et des sentiments, dans cette oeuvre, se résoud dans la perfection du chant. La présence de bel cantistes est donc indispensables pour faire face aux ornements imaginés par Vivaldi. La réussite de cette tentative a été, avant tout, d’offrir une exécution musicale qui justifie cette résurrection momentanée. Massimo De Bernart se révèle sensible à l’essence du bel canto et incisif dans l’exposé du dessin mélodique.
Le recours a des contre-ténors (remplaçant les castrats) risquant d’être monotone, on a fait appel à des voix féminines suffisamment variées en couleurs et en timbres : deux italiennes, deux bulgares, une grecque, une écossaise, une française, cinq « spécialistes » et deux aspirant à le devenir, Katia Kolveca Angeloni (Berenice) et Rena Garazioti (Aquilio) qui a repris depuis peu sa carrière.
Martine Dupuy, comme toujours, ne mérite que des éloges sur le triple plan de la technique, du style et de l’expression. Au même niveau, Daniela Dessy et Petra Malakova, Tamiri douce et touchante mais aux aigus un peu trop ouverts. Dans les rôles de Gilade et de Pompeo, enfin, l’experte Kate Gamberucci et la prometteuse Lucia Rizzi, qui a vaincu la tête haute l’air très difficile qui termine le premier acte. » (Opéra International – février 1983)