(*)(*) frontispice de la première édition du livret de « La Didone », datée de 1656, soit postérieure de quinze ans à la première représentation
COMPOSITEUR | Pier Francesco CAVALLI |
LIBRETTISTE | Giovanni Francesco Busenello |
DVD
ENREGISTREMENT | ÉDITION | DIRECTION | ÉDITEUR | FICHE DÉTAILLÉE |
2006 | 2007 | Fabio Biondi | Dynamic | |
2011 | 2012 | William Christie | Opus Arte |
Opera Rappresentata In Musica en un Prologue et trois actes, sur un livret de Gian Francesco Busenello (1598 -1659). La première représentation eut lieu à Venise, au théâtre Tron di San Cassiano, au cours du carnaval de 1641, le 1er mars.Le manuscrit, incomplet, est issu d’une collection privée de Marco Contarini, conservée à la Biblioteca Marciana de Venise. Il contient le texte, les parties chantées, la basse, ainsi que quelques ritournelles. Reprise en 1650 à Florence (?) et à Naples (*), en 1652 à Gênes, en 1655 à Plaisance.(*) le premier opéra représenté à Naples date de septembre 1650, et portait le titre « Didone ovvero L’incendio di Troia ». Le livret est le même que celui utilisé par Cavalli, mais rien ne permet d’assurer que l’opéra soit bien celui de Cavalli, même si cette hypothèse est la plus vraisemblable. L’opéra de style vénitien fut introduit à Naples à l’initiative du vice-roi espagnol, le comte Oñate, qui avait rencontré les Febi Armonici à Rome, alors qu’il était ambassadeur d’Espagne, et les attira à Naples.
La Bayerische Staatsbibliothek de Munich conserve un livret de 1656, imprimé par Andrea Giuliani. Sans dédicace il comporte un Argomento et une liste des Interlocutori Le livret est inspiré du Livre IV de l’Énéide, dans la traduction en italien d’Annibal Caro, ainsi que de deux tragédies italiennes du XVIe siècle, les Didone de Giraldi Cinthiuo et de Ludovico Dolce. Il se termine toutefois sur un retournement de situation, le lieto fine du mariage de Didon et de Iarbe. Personnages : Didone, reine de Carthage (soprano), Enea, Troyen (ténor), Iarba, roi des Étuliens (alto), Cassandra, Troyenne (soprano), Ecuba, épouse de Priam (alto), Anna, soeur de Didon (soprano), Anchise, père d’Énée (ténor), Ascanio, fils d’Énée (soprano), Creusa, épouse d’Énée (soprano), Sicheo, Ombre du mari de Didon (ténor), Pirro, Grec (ténor), Corebo (alto), Sinone (basse), Ilioneo, ambassadeur, compagnon d’Énée (alto), Acate, familier d’Énée (ténor), deux Messagers (ténor), un Vieux (basse), Giove (basse), Giunone (soprano), Mercurio (alto), Venere (soprano), Amore (soprano), Nettuno (basse), Eolo (ténor), la Fortuna (soprano), les Trois Grâces (soprano), Iride (soprano)
Synopsis détaillé
Prologue
La Fortune raconte la chute de Troie, attribuée à une vengeance de Junon offensée par les propos de Pâris.
Acte I
(1) Créuse et Ascagne tentent en vain de dissuader Enée de continuer à combattre pour défendre la ville. (2) Cassandre nargue Pyrrhos qui la menace. Corebo intervient pour la défendre et met Pyrrhos en fuite, mais, lui-même mortellement blessé, expire dans les bras de Cassandre. (3) Celle-ci se lamente. (4) Vénus ordonne à Enée de quitter Troie. (5) Enée décide sa famille – son père Anchise, son épouse Créuse et son fils Ascagne – à obéir aux dieux. Créuse, retournant dans la maison pour emporter quelques bijoux est tuée par des Grecs. (6) Hécube se lamente de la mort de son époux, le roi Priam, et de la chute de Troie. Cassandre lui reproche de ne pas l’avoir écoutée. Hécube décide de mourir avec elle. (7) Sinon le Grec clame sa satisfaction d’avoir abattu les Troyens. (8) L’Ombre de Créuse dit adieu à Enée, en recommandant de prendre soin de leur fils, à qui est promise la couronne d’Italie. (9) Vénus demande à la Fortune de favoriser le voyage d’Enée vers l’Italie. Fortune promet qu’Enée arrivera rapidement les rivages d’Afrique.
Acte II
(1) Junon se déclare encore assoiffée de vengeance contre les Troyens, et vient demander à Eole de provoquer le naufrage de la flotte d’Enée. Eole accède à ses désirs. (2) Neptune intervient pour calmer la mer. (3) Iarba, roi des Numidiens, se lamente que Didon refuse son amour. (4) Didon lui réaffirme sa fidélité à Sychée, son époux défunt, et le repousse. (5) Didon raconte à sa soeur qu’elle a vu en rêve Carthage en ruine. (6) Vénus, vêtue en nymphe, annonce à Amour l’arrivée proche d’Enée à Carthage, et lui demande de l’aider contre la vengeance de Junon, en provoquant, déguisé en Ascagne, l’amour de Didon pour Enée. (7) Enée voit dans la rapidité de son voyage une main divine. (8) Vénus, déguisée en nymphe, apprend à Enée qu’il est arrivé près de Carthage, dont Didon, belle et veuve, est la reine, puis se fait reconnaître d’Enée. (9) Amour, déguisé en Ascagne, plante sa flèche dans la poitrine de Didon. (10) Enée demande asile à Didon. Didon le lui accorde et Enée l’en remercie. (11) Les trois dames d’honneur de Didon ont remarqué l’attitude de Didon, et se considèrent délivrées du voeu de chasteté. (12) Iarba se considère trahi par Didon, et sombre dans la folie et déchire ses vêtements. (13) Un vieillard est témoin de sa folie et philosophe.
Acte III
(1) Didon se demande ce qui a provoqué son amour pour Enée, et craint les conséquences de son infidélité à son époux défunt. Sa soeur Anna lui conseille de céder à l’amour. (2) Les dames d’honneur de Didon se moquent de Iarba et de sa folie. (3) Scène de chasse. L’orage menace, et les chasseurs voient passer Enée et Didon qui vont s’abriter dans une grotte. (4) Mercure vient rappeler à Enée, de la part de Jupiter, qu’il doit poursuivre sa route vers l’Italie où un trône lui est promis. (5) Enée obéit et ordonne le départ de la flotte troyenne pendant le sommeil de Didon. (6) Didon se réveille, lui reproche sa lâcheté, mais le supplie de rester. Enée lui explique qu’il obéit à regret à Jupiter . Didon laisse éclater sa colère, renvoie Enée et s’évanouit. (7) L’Ombre de Sychée vient faire des reproches à Didon. Didon s’éveille de son évanouissement et s’enfuit. (8) Les trois dames d’honneur annoncent le départ d’Enée et se lamentent sur l’inconstance masculine. (9) Mercure sort Iarba de sa folie, et lui annonce que Didon lui est promise. Iarba exulte. (10) Didon exhale ses remords et décide de se tuer. (*) (*) livret Deutsche Harmonia Mundi – Le lieto fine – le mariage de Didon et Iarbe – n’a pas été conservé dans la version retenue par Thomas Hengelbrock pour son enregistrement.
Par ailleurs, le livret original prévoyait un Ballet des Maures Africains à la fin de l’acte II.
Livret :
http://daten.digitale-sammlungen.de/~db/0004/bsb00047960/images/index.html?id=00047960&fip=qrsfsdrxdsydeayaeayawenyztsw&no=7&seite=9 (livret original de 1656)
http://www.librettidopera.it/didone/didone.html (en italien)
« Composé en 1641, La Didone est un opéra (actuellement conservé à la Biblioteca Marciana de Venise) de la première période. C’est la troisième oeuvre du compositeur après Le nozze di Teti e di Peleo (1639), et Gli amori d’Apollo e di Dafne (1640) déjà construit sur un texte de Busenello. L’influence de Monteverdi est décelable dans l’écriture et l’esthétique. Le chant est traité comme réceptacle de la théâtralité. La voix se définit comme enivrement : le pouvoir de la langue, de la rhétorique, de cette voix ‘neuve’ du début de XVIIe siècle se découvre. Avec les cantar parsaggiato, cantar sodo, cantar d’affetto ; les contrastes de dynamiques, de couleurs, de vibrato envahissent l’organe vocal. La déclamation, l’oratio est le medium des affects : le théâtre des voix devient physiognomonique et donne lieu à une imagerie verbale. La musique, pour se donner une figure, un lieu (au sens topique), puise à même l’énergie de la langue. Si dans la polyphonie le mot est cassé, ici c’est la voix glorieuse qui se torsade, se travesti, qui frémit comme un voile. En effet, véritable ekphrasis musicale, elle ‘colle’ au verbe. Les idôles-mots et idôles-images composent une extraordinaire flambée sauvage et sophistiquée où nature et raffinement jouent dans une métamorphose omniprésente : entre texte poétique (inscription littéraire), discours musical (image rhétorique) et texture de la voix (masque mouvant). Car il faut souligner la valeur du librettiste, le grand Busenello, poète occupant une place importante dans le tradition mariniste qui déploie l’esprit conceptiste. Il écrira l’année suivant cette Didone, l’Incoronazione di Poppea pour Monteverdi. Il n’est pas anodin que le créateur du scénario des passions soit un héritier de Paolo Sarpi et surtout de Cremonini, véritable maître de tous les libertins sceptiques européens dans un centre emblématique pour nombre de sciences : Padoue. Cremonini (Ferrare 1550-Padoue 1631) est surtout connu pour avoir fondé l’Académie des Recovrati, transmis Aristote, Galenus et surtout Pietro Pomponazzi source du scepticisme moderne. » (ConcertoNet)
Représentations :
Théâtre des Champs-Elysées – 12, 14, 16, 18, 20 avril 2012 – Les Arts Florissants – dir. William Christie – mise en scène Clément Hervieu Léger – scénographie Eric Ruf – costumes Caroline de Vivaise – lumières Bertrand Couderc – avec Anna Bonitatibus (Didone), Kresimir Spicer (Enea), Xavier Sabata (Iarba), Maria Streiffert (Ecuba), Katherine Watson (Cassandra, Damigella I, Dama III), Tehila Nini Goldstein (Creusa, Giunone, Damigella II, Dama II), Mariana Rewerski (Fortuna, Anna, Dama I), Claire Debono ((Venere, Iride, Damigella III), Terry Wey (Ascanio, Amore, Cacciatore), Nicolas Rivenq (Anchise, Un Vecchio), Valerio Contaldo (Corebo, Eolo, Cacciatore), Mathias Vidal (Ilioneo, Mercurio), Joseph Cornwell (Acate, Sicheo, Pirro Greco), Francisco Javier Borda (Sinon Greco, Giove, Nettuno, Cacciatore)
Concertclassic
« En s’acclimatant à Venise en 1637, avec l’ouverture du Teatro San Cassiano, l’opéra, importé de Rome par Francesco Manelli, se fait phénomène de société, avec des salles désormais à entrée payante : une innovation grosse de conséquences dans l’évolution des goûts du public.Au fil de cette passionnante histoire lyrique, un musicien va s’affirmer comme un créateur fondamental, s’agissant de Pier Francesco Cavalli (1602-1676), dont le maître ne fut autre que Monteverdi des années durant à la Basilique Saint-Marc. Et cependant, plus que pour sa carrière de musicien d’église (il parviendra pourtant au poste de maître de chapelle en 1668), Cavalli, qui emprunta son nom à son protecteur Federigo Cavalli, est surtout connu pour son imposante production opératique. Créateur d’un nouveau style qui va marquer l’Europe entière, il s’y impose comme le premier compositeur de son temps, dans le sillage immédiat du divin Claudio, mort en novembre 1643.Dans ce domaine, il surpassera tous ses rivaux, composant 42 ouvrages entre 1639 et 1669 qui, pour la plupart, seront des réussites notoires. Une production qui lui assurera une popularité à laquelle n’est pas étrangère la manière expressive de sa musique, plus à la portée du grand public que celle du Crémonais. En tout cas, La Didone représentée en 1641 sur un remarquable livret de Francesco Busenello (le librettiste du Couronnement de Poppée), fait aujourd’hui l’événement au Théâtre des Champs-Elysées dans la production des Arts Florissants déjà présentée au Théâtre de Caen en octobre dernier, dans une mise en scène de Clément Hervieu-Léger et sous la direction de William Christie. Si les sources sont à rechercher dans l’Antiquité grecque et chez Virgile, l’humanité des personnages y est un évident signe de modernité; modernité qui deviendra une règle majeure de l’opéra vénitien du milieu du siècle, précisément dans la continuité de ce chef-d’oeuvre qui mêle personnages divins, nobles et roturiers dans un foisonnement d’humeurs bigarrées et alterne dans un heureux va-et-vient les genres sérieux et comique.Pour autant, ce glissement de l’idée dramatique vers une manière de «second degré» pluraliste n’empêche pas le tragique d’affleurer avec force dans l’admirable scène d’adieu chantée par Enée. C’est que les archétypes opératiques sont encore proches, qui pèsent de tout leur poids sur les structures du «drame en musique». En fait, Cavalli va d’instinct aux formes qui lui conviennent, glissant du récitatif vers l’arioso et l’air avec un savoir-faire sans pareil. Et l’on n’oubliera pas, outre la Didone, ces autres sommets scéniques que sont, chez lui, L’Egisto (donné en février l’Opéra Comique), L’Ormindo, Il Giasone, Xerse et cette adorable Calisto, révélée par l’exhumation si inventive de René Jacobs et Herbert Wernicke. En clair, le grand réveil de Cavalli vient à son heure, auteur idéal, avec sa diversité de modes de chant (cantar passaggiato, cantar sodo, cantar d’affetto), pour servir la théâtralité des passions dans un contexte qui se fait le pressentiment de la miraculeuse Incoronazione à naître l’année suivante. »
Concertclassic – Une perle retrouvée
« On ne savait plus grand-chose de La Didone de Cavalli – sinon par un enregistrement et surtout un arrangement signé Thomas Hengelbrock publié en 1998 chez Deutsche Harmonia Mundi où rugissait la Didon d’Yvonne Kenny. Difficile d’appréhender l’œuvre qui se scinde quasiment en deux univers. Un stupéfiant premier acte dans les ruines de Troie encore fumantes, d’un modernisme théâtral à couper le souffle, d’une inspiration musicale qui ne se relâche jamais avec toujours un sens du timing dans l’action dramatique dont le livret de Busenello est autant responsable que la musique inspirée qu’y a couchée Cavalli. Puis les actes de Carthage où les arcanes du théâtre vénitien mêlant drame et buffo reprennent le premier plan. Impossible ne pas penser à la dernière scène du Couronnement de Poppée en entendant le duo final de Didon et de Iarbas, le roi des Gétules. Oui, car malgré le départ d’Enée, Didon ne se tue point. Cette licence ne choque pas et rééquilibre le destin des deux royaumes : que vive Carthage puisque Rome vivra. On admire l’œuvre, son théâtre tour à tour subtil et détonnant, mêlant dieux et mortels, comme sa superbe musique ; on la tient, maintenant qu’on l’a vue, pour une des perles absolues parmi les ouvrages de Cavalli, on espère que le disque fixera le travail remarquable de William Christie et de sa troupe, mais on voudrait lui adresser un bémol : son orchestre senti mais trop mince n’est pas assez plein, et souvent pas assez exubérant pour rendre compte de la force d’un tel ouvrage ; dommage car le geste y est sinon le nombre de loin insuffisant pour se faire entendre dans la coupe du Théâtre des Champs-Élysées. Plateau dominé de très haut par l’Enée de Kresimir Spicer, ténor qui monte, et dont la voix aux harmoniques saturées, à l’élan expressif clouant, se double d’un véritable artiste : les mots chez lui ont des couleurs et du sens. Formidable « triple bill » (Ascanio, Amore, Cacciatore) de Damien Guillon qui chante de la fosse doublant Terry Wey, indisposé, grandiose Anchise de Nicolas Rivenq (ce timbre qui mort dans les mots, cette ligne relevée et expressive), ténors percutants, sopranos un peu plus dépareillées, sinon Claire Debono. Comme on le prévoyait la Didon d’Anna Bonitatibus est impérieuse, de présence physique, certes, mais d’abord de voix : timbre feulé, couleurs vibrantes, ardeur dramatique, elle finit pas nous rappeler la foudre et l’or d’une Tatiana Troyanos jusque parfois dans quelques faiblesses d’intonation. Le compliment n’est pas mince mais on l’assume. Clément Hervieu-Léger réussit l’acte troyen, osant une fébrilité dans la direction d’acteur qui rappelle son maître, Patrice Chéreau, et trouve les clefs des tableaux de Carthage, respectant l’œuvre et le public – on n’en revient pas qu’une partie de la salle ait songé à le huer un instant – le décors de Troie est plus inspiré que celui de Carthage, et gagnerait de toute façon à être débarrassé de quelques verrues modernes incongrues, ici des palettes de chantier, là un échafaudage en alu avec tulle. Mais baste, c’est l’œuvre qu’il vous faut découvrir, d’autant que cette production la sert avec art. »
Le Figaro – Sublime Didone
« Bien sûr, la suavité de ses lamenti ne pourrait rivaliser avec l’arrogante théâtralité de son aîné vénitien Monteverdi. Et le happy end de sa Didone ne saurait faire oublier la fin tragique de la reine de Carthage par son homologue britannique Henry Purcell. Mais tout de même: Francesco Cavalli ne méritait pas l’oubli d’où il ne sortit qu’avec peine à la fin des années 1980. Il y a dans sa musique vocale des traits d’une sensualité proprement envoûtante. Son opéra en trois actes La Didone, issu de sa première période et encore teinté d’influences monteverdiennes, ne manque pas de cet émouvant cantar d’affetto qui fera son style et sa signature. Encore faut-il, pour le servir au mieux, des voix de premier choix. William Christie, à la tête de cette production étrennée à l’automne au Théâtre de Caen, a rassemblé autour de lui un plateau de rois. Anna Bonitatibus tient le rôle-titre avec abattage, donnant la réplique à un Kresimir Spicer vaillant et combatif. On guettera également Mathias Vidal et Xavier Sabata, deux des plus belles révélations de ces dix dernières années. Côté scène, Clément Hervieu-Léger, du Français, opte pour une mise en scène dépouillée mais non moins élégante, où les costumes résolument contemporains des dieux descendus parmi les hommes répondent étrangement aux habits intemporels des mortels. »
Webthea – Perle vénitienne
« De Troie détruite à Carthage en escale, les dieux, demi dieux, et mortels racontent sur la scène du Théâtre des Champs Elysées, l’impossible épopée amoureuse d’Enée et de Didon. Portée par la poésie de la musique de Francesco Cavalli (1602-1676) élève, disciple et collaborateur de Monteverdi, dont on ne cesse depuis quelques années de redécouvrir le génie. La Calisto , Egisto, Giasone, l’Ormindo, ont tour à tour pris place sur nos scènes avec le même effet de séduction. La Didone vient s’ajouter à la série et une fois de plus subjugue par sa délicatesse, son art secret de transformer les mots en chants subtils.Voici donc Enée, parti de Troie dévastée par les Grecs avec pour mission divine de créer un nouvel empire, et Didon, reine de Carthage, rencontrée après le naufrage de sa flotte. De rebondissements en surprises, le livret de Busenello, ses personnages entre ciel et terre et ses parts de magie, est quasi impossible à résumer, mais il peut, sur scène, soutenu par les accents de Cavalli, faire se dérouler ses péripéties à la manière d’un livre d’images.Avec William Christie et ses Arts Florissants la partie est pratiquement gagnée d’avance. Christie tutoie cette musique avec respect, il ne la bouscule jamais, il en fait couler la fluidité, il en enchante la transparence. On regrettera seulement que la fosse du Théâtre des Champs Elysées n’ait pas été davantage surélevée, comme c’est le cas traditionnellement pour les musiques de ce répertoire. D’où une impression d’écoute parfois trop feutrée.Après Denis Podalydès pour Don Pasquale de Donizetti créé récemment, Michel Franck le directeur du théâtre a fait appel à d’autres membres de la Comédie Française, le jeune pensionnaire Clément Hervieu-Léger pour la mise en scène et le sociétaire Eric Ruf pour la scénographie. En élégance sans risque et sans parti pris de réactualisation socio-politique, leurs points de vue sont plutôt reposants. Un superbe premier acte où Troie en ruines couleur de charbon ruisselle de fumées, est suivi, pour les deux actes suivants par le décor plus convenu du palais de Carthage : un mur ocre et or percé d’un portail qui s’ouvre sur la mer.Seul élément anachronique : un échafaudage de ravalement où pendouillent des tulles blancs. Une astuce décalée sans doute pour que les dieux et leurs copains puissent jouer à cache cache avec les héros qu’ils manipulent. Les éclairages sont raffinés, souvent à contre-jour, parfois parcimonieux, on aimerait ici ou là y voir aussi clair que ce que l’on entend.Solide distribution avec en tête le couple Didon/Enée, où l’amant – vocalement – domine l’amante. La rare puissance, le phrasé, le legato du ténor croate Kresimir Spicer en font un héros hors norme. Toutes les nuances de l’action passent par sa virilité, son articulation précise, sa ligne de chant. Anna Bonitatibus a de Didon toutes les ferveurs, toutes les ardeurs, toutes les déchirures. Katherine Watson en Cassandre bouleversée est bouleversante. Xavier Sabata en Iarba éperdu, Tehila Nini Goldstein en Creuse sacrifiée, Nicolas Rivenq, noble Anchise… chaque personnage a trouvé son double de chair et de voix. Avec une mention spéciale pour Damien Guillon, contre-ténor remplaçant dans la fosse son collègue Terry Wey souffrant, contraint, le soir de la première, de jouer muet les rôles d’Ascanio, Amore et Cacciatore. »
Rue du Théâtre – Une Didon ressuscitée en beauté
Disons-le d’emblée, on a rarement vu une représentation d’opéra baroque aussi aboutie. Passé le cap, un peu longuet, du premier acte, piégé dans les ruines de Troie et ressassant le malheur des vaincus, cette « Didone » transporte (dans tous les sens du terme). Ni le genre ni l’oeuvre ne prêtent pourtant à la facilité. Créée en 1641, à Venise, sur un livret très élaboré de Busenello, « La Didone » est signée d’un immense compositeur méconnu, Pier Francesco Cavalli (1602-1676), fameux en son temps, mais éclipsé pour la postérité par son aîné et maître, Claudio Monteverdi, l’inventeur de l’opéra. Cavalli, qui composa un « Hercule amoureux » pour le mariage de Louis XIV, n’en reste pas moins le grand propagateur du genre, capable d’entrecroiser le tragique et le comique, de passer en douceur du lamento de Didon à la folie cocasse de son amoureux, le roi Iarba. Pour satisfaire aux exigences du public désormais payant de son théâtre de San Cassiano, premier théâtre lyrique et public de l’histoire, Cavalli, mélodiste hors pair, sait maintenir l’émotion et passer en souplesse du « recitar cantando » (récitatif chanté) à l’aria, de la déploration au style héroïque, comique ou galant. Avec une force dramatique soutenue, le livret couvre l’odyssée du prince troyen Enée telle que l’a racontée Virgile, qui voulait faire de lui le glorieux fondateur de l’empire romain. Ce demi-dieu est tiraillé entre les manigances de sa mère,Vénus, qui n’a de cesse de le faire tomber en amour, et Neptune qui le redresse et le ramène à son devoir. On le découvre au premier acte hagard dans les ruines de Troie où il pleure la mort de son épouse, et l’on suit son périple de fuyard jusqu’à Carthage, où la reine Didon, veuve magnifique, repousse les avances du roi africain Iarba et tombe amoureuse de lui. Mais, contrairement à la fameuse « Didon » de Purcell (1689) qui se donne la mort après le départ d’Enée pour l’Italie, celle de Cavalli recouvre sa raison malmenée par les divinités et épouse Iarba. Mariage de raison qui ne convainc guère… Mémorable, la production du Théâtre des champs Elysée est l’occasion d’une double première. Pour le chef, d’abord, William Christie, qui aborde pour la première fois un opéra de Cavalli, compositeur d’une quarantaine d’ouvrages dont la plupart restent à redécouvrir. Faute de notations musicales suffisantes, le chef accomplit un travail remarquable de réécriture de l’orchestration tout en respectant les us d’interprétation de l’époque, évitant la surcharge. Avec un orchestre réduit, formé d’instruments anciens presque exclusivement composé de cordes (dont le spectaculaire tétracorde) comme au temps de la création, il met au point un continuo élégant et discret qui laisse toute sa place à la beauté du texte. Quant aux airs, ils ne relèvent pas du bel canto, plus tardif, mais ils servent la prosodie en excluant la virtuosité. Une première, ensuite, pour le jeune Clément Hervieu-Léger qui réalise là sa première mise-en-scène. Pensionnaire de la Comédie française (où il jouait récemment Oreste d’ « Andromaque ») et collaborateur de Patrice Chéreau, il accomplit un travail très fouillé sur cet opéra des contrastes, passant de la nuit de douleur tombée sur Troie au soleil éclatant et aux délices de Carthage. Attitudes, décors, costumes, couleurs, éclairages renvoient à l’imagerie baroque, notamment aux tableaux de Poussin. De-ci, de-là, la scène est semée d’heureuses trouvailles : l’échafaudage dressé contre les murailles de Carthage par lequel les dieux descendent sur terre; la dépouille du cerf, symbole de mort, gisant au premier acte dans les ruines de Troie que l’on retrouve au dernier acte comme signe de l’abandon de Didon par Enée… Bien sûr, les chanteurs ont aussi -et surtout- leur part dans cette réussite. Aussi bon musiciens que comédiens, ils sont tous de très haut niveau. Avec un trio de tête éblouissant : la mezzo Anna Bonitatibus au registre très ample et au phrasé impeccable campe une Didon aussi émouvante qu’impérieuse, le ténor Kresimir Spicer un Enée séduisant, tout en nuances, et le contre-ténor Xavier Sabata un Iarba épatrant, passant avec une facilité déconcertante du rire aux larmes. »
Anaclase
« Si, grâce à Montaigne, nous n’ignorons plus que philosopher c’est apprendre à mourir, nous savons désormais, grâce à Pier Francesco Cavalli qu’apprendre à mourir est savoir chanter sa mort et maîtriser l’art de la lamentatio. Élève de Monteverdi à la Chapelle musicale du Doge, Cavalli incarne une évolution majeure de l’opéra vénitien dont témoignent des ouvrages aussi emblématiques que Giasone (1649), La Calisto (1651) ou Ercole amante (1662) [lire notre critique du DVD]. De la quarantaine d’opéras qu’il a composés, vingt-sept seulement ont été préservés. La Didone est typique d’un genre fondamentalement baroque, accouplant styles tragique et comique, personnages divins et mortels, sans hésiter à multiplier les intrigues – jouées quasi-simultanément dans un très bref intervalle de temps. Le Seicento vénitien triomphe ici en une pluie de variations d’affetti, subtile palette sentimentale dont la versatilité touche au sublime. L’invraisemblance semble de mise, n’hésitant pas à bousculer les codes d’un théâtre qui n’allait pas tarder à devenir classique. Dans certaines scènes, des défunts font leur réapparition et perturbent le déroulement d’une narration déjà fort chantournée et digressive. Le livret de Francesco Busenello (qui signa également L’incoronazione di Poppea de Monteverdi) constitue un art poétique très puissant, sous-bassement d’une partition aérienne et parfaitement proportionnée à la dimension sentimentale des mots. Il suffit de tendre l’oreille au hasard, les « moments » abondent, se répondent en miroir et se multiplient. Dans la déploration de Cassandre sur la mort de Corebo par exemple, le jeu suave des ralentis génère des sinuosités mélismatiques qui laissent s’évaporer le grain de la voix. Le sinistre monologue d’Hécube ensuite (Tremulo spirito) dans lequel on ne sait, de la métaphore verbale ou musicale, ce qu’il faut le plus admirer. Chez Cavalli le personnage se fait le réceptacle résonant d’un discours qui le submerge, au risque de lui faire perdre la raison, comme Iarbas au dernier acte. Par un génial caprice du librettiste, Didon abandonnée ne connaîtra pas le même sort et échappe au suicide en épousant Iarbas. Le titre de l’ouvrage peut étonner dans la mesure où le personnage principal est Énée. Tout le premier acte est consacré à la fuite des ruines de Troie. Didon n’apparaît qu’au deuxième acte avant de conclure l’ouvrage, une fois Énée disparu. Troie tout comme Carthage sont comme deux personnages muets, toutes deux vouées à disparaître. Énée voyage d’une ville à l’autre, avant d’aller fonder Rome, courant d’une situation désespérée à une autre en abandonnant les cendres du passé derrière lui. Le décor de cette production est construit sur l’idée d’un paysage mental, à la fois hyperréaliste et fort symbolique. Le principe de la réversibilité transforme le sombre rempart fumant de Troie au premier acte en placide palais carthaginois dans les deux suivants. La binarité des climats est excessivement soulignée, notamment par des jeux de lumières plus ou moins bien réussis selon les scènes. Toute la première partie se déroule en effet dans une obscurité quasi-totale, noyée d’épais nuages de fumée qui se répandent jusque dans la salle avant même le lever du rideau. L’éclairage rare et vertical ne permet pas, sans le secours du livret, de distinguer clairement l’identité des personnages. La porte principale de Troie est solidement barricadée, ce qui laisse présumer que le massacre a eu lieu à l’intérieur des murailles. Un énigmatique (et encombrant) cadavre de cerf gît sur l’avant-scène ; on le retrouve dans les actes suivants, telle une métaphore ambiguë du sort fatal qui accompagne Énée dans ses pérégrinations. Clément Hervieu-Léger ne cherche pas à faire oublier l’inspiration éminemment théâtrale de sa mise en scène. Le mélange d’onirisme et de prosaïsme opère sans un attirail symbolique complexe. Les oracles et le merveilleux s’incarnent dans des situations où le jeu de l’acteur est placé au centre de toutes les attentions, quitte à léser l’amateur de scénographies ouvertement contemporaines et provocantes. On retient quelques rares trouvailles, telle cette robe-chrysalide que déchire Didon en plein désespoir comme pour abandonner son passé et ses rêves envolés. Réussite également, ces jeux érotiques parmi les nymphes, métaphores libidineuses de la chasse, ou bien cette fausse happy end dans laquelle Didon peine à dissimuler son amertume sous la décision de céder à Iarbas… Les personnages secondaires sont particulièrement bien mis en valeur, même si l’on regrette parfois, ici et là, une hésitation à porter le drame au delà des conventions vers un imaginaire littéralement délirant. Le sang de Didone témoigne en creux de cette intériorité déchirée, le symbole porte haut sa référence à la Phèdre de Patrice Chéreau. Dans la fosse, William Christie opte pour un instrumentarium d’origine, avec peu d’instruments à vents pour ne pas couvrir excessivement les voix. Un discret tapis de cordes, aux limites de l’austérité, s’inscrit parfaitement au service de la narration, comme pour mieux en concentrer la couleur venimeuse. Le récitatif est au centre de toutes les attentions et de toutes les complexités de l’écriture de Cavalli. Tour à tour recitativo cantando ou arioso, le compositeur se plaît à révéler les facettes psychologiques des personnages à travers les contrastes virtuoses de la vocalité. La réussite de cette production tient essentiellement de la très haute tenue du plateau vocal, jusque dans les rôles secondaires. Conviés à jouer plusieurs rôles, certains chanteurs sont particulièrement sollicités. C’est le cas de Tehila Nini Goldstein (Creusa, Giunone, Damigella II et Dama II), Claire Debono (Venere, Iride et Damigella III) et Mariana Rewerski (Fortuna, Anna, Dama I). Katherine Watson incarne une inoubliable Cassandre, avec toute la légèreté et la gravité du rôle, tandis que Maria Streijffert se tire parfaitement des pièges de son Hécube. Au rayon des contre-ténor, Xavier Sabata mérite toutes les louanges dans le rôle difficile de Iarbas ; mention spéciale également à Damien Guillon, chantant depuis la fosse un rôle tenu sur scène par un Terry Wey souffrant. Nicolas Rivenq (Anchise, un Vecchio) rappelle qu’il possède toujours une autorité souveraine dans ce répertoire, ce qui n’est pas toujours le cas du jeune Mathias Vidal (Ilioneo, Mercurio) dont l’impétuosité, en ce soir de première, laisse transparaître quelques failles. La Didon d’Anna Bonitatibus impressionne à tous égards, alternant beauté plastique du jeu et perfection de la ligne vocale. Krešimir Špicer lui offre en Énée un miroir de couleurs parfaitement équilibré et d’une tenue à toute épreuve. On n’ose rêver d’une captation « officielle » de cette éblouissante démonstration musicale. »
Forum Opéra – 14 avril 2012 – Bonitatibus au sommet de son art
« Créée au Théâtre de Caen l’automne dernier, cette Didone signait les débuts de Clément Hervieu-Léger, jeune acteur de la Comédie-Française, dans la mise en scène lyrique. Le choix peut sembler téméraire, tant le théâtre musical vénitien recèle d’écueils et de chausse-trappe. Ce baptême du feu semble d’ailleurs avoir intimidé le nouveau venu, conscient du caractère « bancal », pour reprendre ses propres termes, du troisième opéra de Cavalli. Elégante sobriété ou indigence, son travail cultive l’épure et se concentre sur une direction d’acteurs, certes intelligente, mais aussi fort classique. Tout le contraire du spectacle inventif et très onirique imaginé en 2001 par un autre novice, Eric Vigner, partenaire inspiré de Christophe Rousset à Lausanne. De la brûlante Didon de Juanita Lascarro, de ses amants vulnérables, blonds et robustes jumeaux incarnés avec une sensualité affolante par Ivan Ludlow et Topi Lehtipuu, nous conservons aujourd’hui encore un souvenir extrêmement vivace. La proposition de Clément-Hervieu Léger n’est pas dépourvue de qualités, mais reste trop conventionnelle pour marquer durablement les esprits. Seul embryon d’originalité, le cadavre d’un cerf rappelle en même temps la carcasse de rhinocéros de La Didone lausannoise. Pour le reste, Eric Ruf situe l’acte troyen devant les murs éventrés de la cité et se contente de le retourner pour figurer le palais de la reine de Carthage, d’assez vilaines imitations de boiseries remplaçant les pierres alors qu’un échafaudage partiellement recouvert de draps blancs, accessoire surexploité et emblématique d’une certaine scénographie contemporaine, fait office d’ascenseur pour les dieux de l’Olympe. Le premier acte de La Didone est un chef-d’œuvre en soi, diamant noir qui tend à éclipser le reste de l’œuvre. Dans les ruines encore chaudes de Troie, les Grecs assassinent sauvagement Créüse puis Corèbe, qui tente de défendre l’honneur de Cassandre agressée par le fils d’Achille alors que résonne déjà la plainte déchirante d’Hécube. Les épisodes du drame, souvent à peine esquissés, s’enchaînent à un rythme effréné. Le récitatif dramatique de Cavalli y atteint des sommets d’expressivité auxquels seuls quelques ouvrages ultérieurs se hisseront alors que les lamenti d’Hécube et de Cassandre sont parmi les plus saisissants qu’il ait jamais écrits. La rencontre amoureuse entre Didon et Enée au II, les doutes de la veuve de Sichée et les minauderies de ses suivantes introduisent une solution de continuité sans doute trop brutale pour captiver le spectateur, encore hanté par les malheurs qui ont frappé les Troyens. Si le délire de Jarbas commence de ranimer notre intérêt, le troisième acte renoue enfin avec le pathétique et la fulgurance tragique.Certains interprètes ont pris d’importantes libertés avec l’opéra au nom de la vraisemblance et de l’efficacité dramatique. Eric Vigner et Christophe Rousset ont recentré l’action sur la trajectoire d’Enée, le drame, ainsi ramené à deux heures et demie au lieu de quatre, gagnant en densité et en cohérence. Trois ans plus tôt, au festival de Schwetzingen, Thomas Hengelbrock renonçait au lieto fine, ce mariage entre Didon et Jarbas « tombé du ciel », comme le qualifiait alors le musicien. Avec le suicide de Didon dans le dernier tableau, « le cercle des catastrophes extérieures et intérieures est ainsi clos, expliquait-il, et un « happy end » viendrait réduire la crédibilité et la hauteur de chute de ces protagonistes qui nous sont devenus si proches. » William Christie, qui aborde pour la première fois Cavalli et n’a que peu dirigé ce répertoire (Il Tito de Cesti, Il Ritorno d’Ulisse et plus récemment L’Incoronazione di Poppea), répugne à ce type d’intervention. Il conserve en particulier ce dénouement auquel Clément Hervieu-Léger, dans sa note d’intention, apporte un éclairage symbolique: « Didon ne meurt pas. Ou plus exactement elle meurt sans mourir. Car ce mariage forcé ressemble fort à une « mort émotionnelle ». Didon se relève, mais son cœur, lui, s’est arrêté de battre. » Elle est anéantie, la trahison d’Enée ayant aboli son amour-propre et toute volonté.A quoi reconnaît-on une tragédienne ? « Intéressante et pathétique dans la tendresse comme dans la douleur, noble et grande jusque dans ses fureurs, elle attache et suspend l’âme ». Trois siècles plus tard, nous ne décririons pas autrement la performance d’Anna Bonitatibus dans le rôle-titre, digne des éloges adressés par le Mercure à Marie-Jeanne Fesch (dite Mademoiselle Chevalier) pour son interprétation d’Armide (Lully) en décembre 1761. La mezzo donne tout et se consume jusqu’à l’implosion finale, rééditant le choc de son Octavie. Kresimir Spicer a la stature vocale et physique d’Enée, il possède ce mélange de robustesse et de délicatesse caractéristique du héros sensible dont les suaves et déchirants adieux à la reine constituent l’un des climax de la représentation.La longue, l’interminable agonie de Corèbe pose un vrai défi sur le plan dramaturgique, relevé avec succès par Clément Hervieu-Léger et le jeune Valerio Contaldo, un ténor à suivre au même titre que la soprano Katherine Watson, émouvante Cassandre issue du Jardin des Voix. Le comique, en revanche, réussit moins au metteur en scène qui peut heureusement s’appuyer sur l’abattage de Xavier Sabata (Jarbas), irrésistible dans ses accès de folie douce, et sur la fougue (un rien perçante) de Mathias Vidal en Mercure. Le temps ne semble pas avoir de prise sur Nicolas Rivenq, ligne somptueuse et déclamation exemplaire. Anchise affiche dès lors une prestance et une vigueur pour le moins inattendues chez un vieillard. Hélas, Maria Strijffert n’a guère profité de cette leçon et disloque l’extraordinaire déploration d’Hécube, sans conteste une des plus grandes pages de Cavalli.N’en déplaise aux émules de René Jacobs, William Christie ne lorgne toujours pas vers la cour des Médicis ou des Gonzagues et n’adjoint que deux paires de cordes (violons et altos) au continuo, rejoint fugacement par la flûte de l’indispensable Sébastien Marq. Mais en vérité, La Didone, à l’instar d’Il ritorno d’Ulisse ou de l’Egisto récemment donné à Favart, requiert moins de puissance que de raffinement. La richesse de timbres de la basse continue (violoncelle, gambe, lyrone, contrebasse, dulciane, harpe, luth, théorbes, guitares et clavecins) permet de renouveler l’accompagnement, pour le plaisir de l’oreille, mais également de restituer la diversité des climats et des paysages intérieurs. Peu de chefs savent animer aussi subtilement le discours, révélant une intention, soulignant une inflexion ou exaltant la beauté d’un détail, grâce à une profonde connaissance du style comme de la rhétorique du chant. »
Le présent redéfini – 18 avril 2012
« Il y a des soirs comme cela, où la météo irascible finit par déteindre sur vous : le vent courroucé, la pluie acérée et le ciel plombé de nuages maussades ne vous prédisposent pas à l’indulgence ou à la mansuétude. On espère du bruit et de la fureur, de l’exaltation et de la rage… et on finit par s’enfuir à l’entracte, mortifiée par l’ampleur du désastre. Le nombre de sièges vides dès le second balcon, ce qui est plutôt rare lorsque l’ami Christie convoque ses Arts Florissants pour du baroque rarement monté, n’augurait pas d’une soirée d’anthologie et d’un enthousiasme débridé des spectateurs non accrédités (ne lisez pas les analyses parisiennes viciées, la plupart des journaleux sont des ânes sourds sans esprit critique, incapable d’une once de sincérité ou du moindre commentaire personnel). Que retenir de cette première partie endurée les mâchoires serrées, quand tout prend l’eau ? Francesco Cavalli n’a rien du perdreau de l’année ; élève de Monteverdi, maître de Chapelle à Venise, compositeur d’une bonne quarantaine d’opéras, associé à Francesco Busenello (librettiste un an plus tard du Couronnement de Poppée) pour adapter le chant IV de l’Ènéide de Virgile, Cavalli signe pourtant une œuvre léthargique. On se demande même s’il est judicieux de monter La Didone en version scénique et s’il n’eut pas mieux valu se contenter d’une version concert. Le continuo est effet extrêmement ténu, voire même un peu osseux (clavecin, théorbe, violoncelle et luth… et puis c’est tout) et se déroule durant tout l’acte I avec des allures de madrigal trop famélique et uniforme. On en vient à espérer « plus de notes », plus d’énergie et d’inventions. Alors quand les voix du prologue et de l’acte I ne sont pas exceptionnelles pour contraster avec l’inertie de la fosse, on s’embête ferme. L’absence totale de mise en scène ne félicite pas le travail des chanteurs, qui errent d’un bout à l’autre de la scène, sans repères, sans dramaturgie, dans toutes ces épreuves et calamités qui émaillent la chute de Troie avant le départ d’Ènée vers Carthage. Le vide est sidéral, la direction d’acteurs inexistante, le décor démesuré et ridicule. On doit ce naufrage à un certain Clément Hervieu-Léger (pensionnaire au Français) et surtout ancien collaborateur de Chéreau (ce qui explique le cirage de pompes ridicule des critiques officielles). Faire de la pâte dramatique de Didon et Ènée un tel désert de création, sans idée, sans pensée, sans intelligence devrait le proscrire pour un long moment de toutes les scènes de France et de Navarre. »
Toute la culture – Souffrances de l’âme et Prouesses vocales de La Didone de Cavalli au TCE
Destins tragiques, amours cruelles, voyages sans fin, « La Didone » de Cavalli se lamente sous la baguette subtile de William Christie et la mise en scène de Clément Hervieu-Léger dans laquelle les chanteurs acteurs, dans cette distribution vocale parfaite, ont tous le premier rôle. On ne compte plus les versions de Didon et Enée de Purcell ces dernières années. Plus originale est l’idée du Théâtre des Champs Elysées de programmer une Didone de Francesco Cavalli, élève de Monteverdi, inspirateur de Lully. La trame est différente de celle retenue par Purcell. Francesco Busenello, le fameux librettiste du « Couronnement de Poppée », s’inspire de l’Enéide de Virgile et couvre l’histoire d’Énée depuis la chute de Troie, le meurtre de son épouse par les Grecs et son départ sur ordre de Vénus. Malmené par la tempête, il va échouer à Carthage où règne Didon, vainement courtisée par le roi Iarba. Manipulée par Vénus et Neptune, la reine africaine s’éprend d’Énée jusqu’au départ du Troyen ordonné par les Dieux. Mais chez Busenello/Cavalli, Didon recouvre une raison obscurcie par les manigances amorales des divinités. Elle épousera Iarba et ne mettra pas fin à ses jours. Il existe deux versions de La Didone, l’une vénitienne (1641), l’autre napolitaine (1650). La première a été choisi pour cette version. Face à une salle pleine, le rideau s’ouvre sur une magnifique image de chaos, la scène enfumée laisse apercevoir le désastre, un animal mort au milieu d’un décor en ruine, rempart monumental barré par des poutres pour empêcher l’ennemi de pénétrer. Devant les ruines de Troie, les héros meurent et leurs épouses se lamentent. Le lamento, une des clefs de l’opéra de Cavalli, sa forme obstinée, ses notes descendantes pour obscurcir le récitatif, briser la diction et le dialogue et faire voyager l’émotion aux quatre coins du plateau. L’improbable arrive, l’âme apparaît et ouvre les abyssales noirceurs d’un malheur splendide et déchirant. Enée brillant et délicat interprété avec finesse par le ténor à la voix de velours Kresimir Spicer, seul au cœur des ruines pleure sa femme Créuse qui vient de périr. Dès le début la musique frôle la perfection, William Christie hélas à peine visible dans la fosse s’applique au clavecin et dirige avec brio. Sur le rempart, Vénus, Claire Debono, mère d’Enée, le protège afin de le laisser accomplir son destin et partir vers l’Italie pour fonder Rome. Après d’épouvantables tempêtes, somptueusement interprétées par les vents sans le tintement du son, les instrumentistes donnent à entendre des vibrations palpables. Enée aborde à Carthage où la reine Didon dédaigne l’amour du roi Iarba, Xavier Sabata, interprète déchiré par l’amour laissant place à la fantaisie et l’humour coulant à merveille sur ses notes. Enée et Didon, brillamment interprétée sans faille par la mezzo-soprano italienne Anna Bonitatibus, s’éprennent l’un de l’autre grâce à un stratagème d’Amour, au service de Vénus. Terry Wey a la voix divine et pure d’un contre ténor, une prouesse de douceur et de perfection. Anna Bonitatibus met sa technique au service d’un phrasé souple, précis et ne mitraille pas de vocalises mais laisse apparaître un réel sens de la ligne et des aigus libres tout en émotion et en grâce. La mise en scène de Clément Hervieu-Léger n’a rien de fantaisiste, très classique elle laisse la part belle aux chanteurs qui ont de réels parcours d’acteurs. La scénographie d’Eric Ruf est puissante au premier acte, vertige des hauteurs, matière froide et déchirée, présence animale, tout y est pour donner vie à l’histoire. Pour les second et troisième actes elle devient moins convaincante, la présence d’un échafaudage, accessoire très à la mode sur les plateaux depuis quelques années, allez savoir pourquoi, brouille les images et pourrait faire sortir de l’histoire. Le travail sur l’espace est extrêmement bien réussi. Hauteur et profondeur donnent des dimensions surnaturelles au plateau et la création lumière finement travaillée offre des images magiques. Le traitement des costumes de Caroline de Vivaise est un peu terne, les mortels sont vêtus de robes intemporelles, les Dieux sont eux habillés de tenues contemporaines, Vénus a toujours une valise à la main. Grenat, ocre, vert, et dans des clairs-obscurs, les chanteurs prennent des allures semblables à celles des peintures italiennes et religieuses du XVIIe siècle. Une oeuvre riche où tragique et comique s’enlacent sur un livret vif, poétique, moderne, est chantée en italien surtitré par une équipe artistique aux voix exceptionnelles d’une grande cohérence, où chacun a le physique de l’emploi et laisse la voix exhaler les couleurs de l’âme. L’orchestre des Arts Florissants déploie sa palette tout en nuance et finesse. Théâtre et musique se mélangent avec justesse, William Christie donne à entendre les états d’âme et la couleur du personnage de manière théâtrale. Une histoire est à raconter et se raconte en musique, la force du théâtre et des émotions extraordinaires est sous tendue par la puissance magique de la musique. Départs, voyages, adieux sans cesse renouvelés, amour, souffrances, déchirures, la palette vocale est multiple et ne perd jamais en interprétation, relief et profondeur. Avec ses cantar passaggiato, cantar sodo, cantar d’affeto, toutes les couleurs et tous les contrastes de la vocalité et de l’interprétation sont présents au service de la théâtralité des passions. Quand le rideau tombe, la salle se lève et acclame avec vigueur l’équipe artistique. William Christie, solaire, humble est heureux de saluer sous les bravo et autres « Williiiiiiiiiiiiii ». Les chanteurs applaudissent l’orchestre, l’orchestre applaudit les chanteurs et le chef, une telle modestie est rare à l’opéra, elle est souvent synonyme de talent, de prouesses et force le respect. »
Théâtre de Caen – 16, 18 octobre 2011 – Luxembourg – Grand Théâtre – 26, 28 octobre 2011 – Les Arts Florissants – dir. William Christie – mise en scène Clément Hervieu-Léger – avec Anna Bonitatibus (Didone), Krešimir Spicer (Enea), Claire Debono (Venere, Iride, Damigella III), Tehila Nini Goldstein (Creusa, Giunone, Damigella II, Dama II), Katherine Watson (Cassandra, Damigella I, Dama III), Mariana Rewerski (Fortuna, Anna, Dama I), Xavier Sabata (Iarba), Terry Wey (Ascanio, Amore, Cacciatore), Valerio Contaldo (Corebo, Eolo, Cacciatore), Joseph Cornwell (Acate, Sicheo, Pirro), Mathias Vidal (Ilioneo, Mercurio), Maria Streijffert (Ecuba)
extrait vidéo
Ouest France
« Des applaudissements à jet continu saluant toute une équipe en fin de spectacle. La production de La Didone par Les Arts Florissants a magnifiquement ouvert la saison du théâtre de Caen, dimanche. Avant Purcell, Francesco Cavalli (1602-1676), qui a eu pour maître Monteverdi, s’est saisi de cet épisode mythologique de l’après chute de Troie, où s’entremêlent les interventions des divinités. Pas simple, même quand on est un demi-dieu !D’un décor de désolation, enveloppé d’un bleu horizon _ bouché en la circonstance _, on passe à la lumière des rivages de Lybie. Enée, guerrier défait et veuf, s’est soumis à l’exil. Il débarque à Carthage. Ça n’est pas tout à fait la route de l’Hespérie (Italie), où il doit fonder la nouvelle Troie. De surcroît, se noue une idylle avec Didon, la reine de Carthage en deuil de Sichée. Généralement, Énée étant rappelé à son devoir, ça se termine mal pour la souveraine. Mais là, le librettiste, Giovanni Francesco Busenello, lui évite d’être la Didon de la farce. Il la jette dans les bras de Larbas, son soupirant de toujours. On doute que ça dure…Toute la palette dramatique et tragi-comique se trouve réunie dans cet opéra conduit par une écriture d’une grande force poétique, dans laquelle se love la musique. L’oeuvre repose sur les chanteurs, tous remarquables, bénéficiant de l’accompagnement haute qualité de William Christie au clavecin et des musiciens des Arts Flo. Anna Bonitatibus et Kresimir Spicer (photo) justifient leur place de tête de distribution. Mais c’est sur un même plan d’égalité qu’il faut apprécier le jeu et les voix des autres interprètes. Clément Hervieu-Leger, le metteur en scène, voulait insuffler un esprit de troupe de théâtre. Il a parfaitement réussi. »
La Lettre du musicien
« Plateau vocal de rêve, donc, pour une intrigue qui se termine mieux que chez Purcell (ici, Didon épouse Iarbas), avec une Reine de Carthage solidement incarnée par la vibrante et très présente Anna Bonitatibus, un Enée héroïque dans la voix de poigne de Kresimir Spicer. Xavier Sabata, alias Iarbas, au contre-ténor richement timbré, Claire Debono, adamantine et limpide dans le rôle de Vénus… Mais le coup de cœur allait sans conteste au jeune ténor Mathias Vidal, excellent acteur, charmeur, théâtralisant sa diction, rayonnant avec humour. Signée par Clément Hervieu-Léger de la Comédie-Française, la mise en scène reposait sur une magnifique direction d’acteur, pleine de regards et de gestes qui “humanisaient” un livret où les rapports entre les personnages sont assez factices (succession de grands monologues à valeur de dialogues). Dans la fosse, les musiciens soutenaient le chant sans faille, menés par un William Christie toujours aussi inventif au clavecin, mais qui gagnerait peut-être, au moins dans ce répertoire-là, à desserrer un brin sa rigueur au profit d’une plus grande fantaisie… »
L’Express
« Dans Troie en ruines, Enée, brillamment interprété par le ténor croate Kresimir Spicer, pleure sa femme Créüse (Tehila Nini Goldstein), qui vient de périr. Pour représenter Troie, un rempart monumental et sa porte, barrée par des poutres pour empêcher l’ennemi de pénétrer. Sur le rempart, Vénus (Claire Debono), la mère d’Enée, le protège afin qu’il accomplisse son destin et parte vers l’Italie pour fonder Rome, comme dans l’Enéide de Virgile.Après d’épouvantables tempêtes, Enée aborde à Carthage où la reine Didon dédaigne l’amour du roi Iarba (Xavier Sabata). Enée et Didon, interprétée avec un talent sans faille par la mezzo-soprano italienne Anna Bonitatibus, s’éprennent l’un de l’autre grâce à un stratagème d’Amour (Terry Wey), au service de Vénus.Cette oeuvre riche où s’entrelacent tragique et comique sur un livret de Busenello vif, poétique, aux accents modernes, est chantée en italien surtitré par une équipe artistique d’une grande cohérence, où chacun a le physique de l’emploi.Mêlant son jeu à celui des chanteurs, l’orchestre des Arts Florissants déploie sa palette toute en nuance et finesse. « Aucun des artistes n’avait jamais chanté cette oeuvre », assure à l’AFP Clément Hervieu-Léger, pensionnaire de la Comédie-Française qui réalise avec « La Didone » sa première mise en scène à l’opéra. « Les chanteurs sont arrivés complètement vierges aux répétitions » pour s’approprier leur rôle, ajoute-t-il.« Ce sont les tout débuts de l’opéra », précise le metteur en scène. « La frontière entre le théâtre et la musique est extrêmement ténue. Il est impossible de détricoter l’un de l’autre ».Ainsi, William Christie a cherché « à donner à entendre les états d’âme, les couleurs des personnages mais d’une manière théâtrale », selon Clément Hervieu Léger. Pour lui, « l’important était de raconter une histoire ». « Le parcours de Didon est émotionnellement extraordinaire. C’est un vrai parcours d’actrice et la force du théâtre est renforcée par la puissance et la magie de la musique », relève-t-il. Pour lui, « l’impression de voyage est surtout dans les départs et les arrivées ». « On est dans une thématique des adieux renouvelés continuellement par Enée qui laisse derrière lui Créüse à Troie et Didon, comme morte, à Carthage ». Alors que les mortels sont vêtus de robes intemporelles, les dieux sont habillées de tenues contemporaines, Vénus toujours une valise de cuir à la main. « C’est qu’ils descendent dans ce terrain de jeu formidable qu’est le monde des hommes », assure le metteur en scène. Dans des harmonies de couleur grenat, ocre, vert, et dans des clairs-obscurs, les chanteurs prennent aux moments les plus intenses des postures identiques à celles des peintures italiennes et religieuses du XVIIe siècle. Créüse dans les bras d’Enée rappelle ainsi une Pietà. »
AFP
« Récit de voyage et d’amours contrariées, « La Didone » de Cavalli, aux prémices de l’opéra baroque, déroule ses lamentations sous la baguette du pionnier de cet art William Christie, dans une distribution d’une rare perfection au Théâtre de Caen. Dans Troie en ruines, Enée, brillamment interprété par le ténor croate Kresimir Spicer, pleure sa femme Créüse (Tehila Nini Goldstein), qui vient de périr.Pour représenter Troie, un rempart monumental et sa porte, barrée par des poutres pour empêcher l’ennemi de pénétrer. Sur le rempart, Vénus (Claire Debono), la mère d’Enée, le protège afin qu’il accomplisse son destin et parte vers l’Italie pour fonder Rome, comme dans l’Enéide de Virgile. Après d’épouvantables tempêtes, Enée aborde à Carthage où la reine Didon dédaigne l’amour du roi Iarba (Xavier Sabata). Enée et Didon, interprétée avec un talent sans faille par la mezzo-soprano italienne Anna Bonitatibus, s’éprennent l’un de l’autre grâce à un stratagème d’Amour (Terry Wey), au service de Vénus.Cette oeuvre riche où s’entrelacent tragique et comique sur un livret de Busenello vif, poétique, aux accents modernes, est chantée en italien surtitré par une équipe artistique d’une grande cohérence, où chacun a le physique de l’emploi. Mêlant son jeu à celui des chanteurs, l’orchestre des Arts Florissants déploie sa palette toute en nuance et finesse. « Aucun des artistes n’avait jamais chanté cette oeuvre », assure à l’AFP Clément Hervieu-Léger, pensionnaire de la Comédie-Française qui réalise avec « La Didone » sa première mise en scène à l’opéra. « Les chanteurs sont arrivés complètement vierges aux répétitions » pour s’approprier leur rôle, ajoute-t-il. « Ce sont les tout débuts de l’opéra », précise le metteur en scène. « La frontière entre le théâtre et la musique est extrêmement ténue. Il est impossible de détricoter l’un de l’autre ».Ainsi, William Christie a cherché « à donner à entendre les états d’âme, les couleurs des personnages mais d’une manière théâtrale », selon Clément Hervieu Léger. Pour lui, « l’important était de raconter une histoire ». « Le parcours de Didon est émotionnellement extraordinaire. C’est un vrai parcours d’actrice et la force du théâtre est renforcée par la puissance et la magie de la musique », relève-t-il. Pour lui, « l’impression de voyage est surtout dans les départs et les arrivées ». « On est dans une thématique des adieux renouvelés continuellement par Enée qui laisse derrière lui Créüse à Troie et Didon, comme morte, à Carthage ». Alors que les mortels sont vêtus de robes intemporelles, les dieux sont habillées de tenues contemporaines, Vénus toujours une valise de cuir à la main. « C’est qu’ils descendent dans ce terrain de jeu formidable qu’est le monde des hommes », assure le metteur en scène.Dans des harmonies de couleur grenat, ocre, vert, et dans des clairs-obscurs, les chanteurs prennent aux moments les plus intenses des postures identiques à celles des peintures italiennes et religieuses du XVIIe siècle. Créüse dans les bras d’Enée rappelle ainsi une Pietà. »
Diapason – décembre 2011
« Rares sont les opéras vénitiens dont la tonalité est aussi sombre que celle de La Didone de Cavalli. La langue de Busenello, auteur du livret du Couronnement de Poppée de Monteverdi, n’en est pas moins variée, à l’instar de la musique de Cavalli qui en épouse les moindres images. L’opposition entre la nuit de Troie et le soleil de Carthage qu’y décèle Clément Hervieu-Léger, ancien assistant de Patrice Chéreau, en reste cependant au stade des intentions dramaturgiques, au mieux scénographiques. Sur Ilion dévastée, brumeuse citation d’une façade en ruines, planent les ombres de Chéreau et de Richard Peduzzi, son fidèle décorateur. Mais le palais de Didon, barré par un échafaudage où s’ébrouent des dieux en costumes contemporains, n’en est que le piètre revers. Les ombres, hélas, sont fugitives. Et si les corps en portent l’empreinte, ils ne brûlent pas d’un feu sacré, tragique, dans les décombres du premier acte. A peine si les rives africaines s’animent, d’une légèreté terne ou forcée. Dès lors, la fosse contredit absolument la scène. Pour leur premier Cavalli, Les Arts Florissants, aux sonorités parfois trop uniment hédonistes, retrouvent sous la conduite de William Christie des contrastes, des impulsions, sans sacrifier les galbes d’un continuo savamment dosé, entre profusion et rareté des timbres. Le plateau vocal s’y reflète, où l’expression et le sens priment sur le beau son. Katherine Watson (Cassandra) et Valerio Contaldo (Corebo) bouleversent, jusque dans la résignation de l’au-delà. Car aucun ne survivra au massacre des Troyens. Vénus idéale d’ammbivalence de Claire Debono, larbas tragi-comique, profondément humain de Xavier Sabata. Et dans le rôle-titre, Anna Bonitatibus incarne sa douleur jusqu’à tarir une étoffe fuligineuse, un vibrato haletant. L’Enea de Kresimir Spicer domine tout, par l’évidence dynamique d’un matériau brut, cuirassé, qui porte dans ses ruptures la blesssure virile des adieux répétés, des terres, des femmes abandonnées. »
Opéra Magazine – décembre 2011
« Combien de larmes la reine de Carthage a-t-elle fait couler? Purcell, Berlioz, entre autres, ont été les hérauts de son funeste destin. Francesco Busenello, librettiste de cette Didone mise en musique par Francesco Cavalli , imagine pour son héroïne un sort peu enviable : loin de rendre l’âme, elle épouse le roi Iarba, des épousailles qui ne sont rien d’autre qu’une mort lente consentie, un suicide à petit feu dont personne n’est dupe. L’écrivain est adroit, pour ne pas dire génial – on lui doit le poème de L’incoronazione di Poppea, chef-d’œuvre absolu : il construit une intrigue qui met à profit contrastes et mélange des genres. Jeune pensionnaire de la Comédie-Française, Clément Hervieu-Léger signe, awc cette nouvelle production créée au Théâtre de Caen, son premier spectacle lyrique. Collaborateur de Patrice Chéreau pour Cosi fan tutte et Tristan und Isolde, il avoue ayoir beaucoup appris de son maître, dont il a bien retenu la leçon. Sa direction d’acteurs, proche de la stylisation, est précise, fine, intelligente ; aucun geste, aucun mouvement n’est inutile, chaque frémissement des corps est d’une rare éloquence et, sous nos yeux, les personnages vivent et souffrent. Cette épure a son revers : on aimerait des ruptures de ton plus affirmées, et surtout une distinction plus nette des dieux et des hommes, pour éviter toute confusion. La tragédie inspire Hervieu-Léger ; le comique semble encore l’intimider. Mais une chose est sûre : son travail est à suivre. La scénographie d’Éric Ruf évoque, au premier acte, la chute de Troie ; le palais de la reine de Carthage, où se déroulent les deux actes suivants, est moins réussi, l’échafaudage et ses bâches en plastique qui en recouvrent une partie ayant un fâcheux air de déja-vu. Le meneur en scène faisait penser à Chéreau, le décorateur a d’évidentes affinités avec l’univers de Richard Peduzzi. Musicalement, le bilan est positif : Les Arts Florissants – à peine une quinzaine d’instrumentistes – sont en grande forme et sonnent glorieusement, leur résidence à Caen leur porte bonheur. William Christie dirige et touche le clavecin ; son discours est varié, émouvant, raffiné, on sent son amour profond pour cette musique et il retrouve là les sommets atteints avec ses Monteverdi, son Ritorno d’Ulisse aixois en particulier. D’une équipe de chanteurs solide et stylée, on retiendra le Sinone de Francisco Javier Borda, fort tempérament, la Venere au timbre charnu de Claire Debono, le Iarba halluciné de Xavier Sabata, et surtout le Mercurio épatant et vire-voltant de Mathias Vidal, dont l’impact vocal n’a d’égal que l’impétuosité théâtrale. Tous doivent toutefois s’incliner devant le couple que forment Didone et Enea. La stature de Kresimir Spicer (on se rappelle son bouillant Ulisse), son chant souple et musclé, capable des nuances les plus affectueuses, sont ceux d’un conquérant prêt à s’abandonner à l’amour. On le comprend : Anna Bonitatibus illumine chaque note de sa tendresse et transfigure les mots. Douloureux, poignant. leur duo du troisième acte ne laisse aucun auditeur indemne. Souhaitons qu’en avril prochain, les habitués du Théâtre des Champs-Élysées, coproducteur avec le Grand Théâtre de Luxembourg, soient conquis. »
Bremen – Theater am Goetheplatz – 20 mars 2009 et sq. – Bremer Barock Consort – dir. et clavecin Detlef Bratschke – mise en scène Andreas Bode – dcors et costumes Bente Mathiessen, – chorégraphie Dorothea Ratzel – dramaturgie Hans-Georg Wegner – avec Tanya Aspelmeier (Didone), Michael Hanisch (Aeneas), Moritz von Cube (Jarbas), Juliane Koll (Iride), Michael Lieb (Ascanasius, Amor, Mercur), Jan Hübner (Coroebus, Aeolus, 1. Jäger)
Milan – Teatro alla Scala – 20, 22 septembre 2008 – Europa Galante – dir. Fabio Biondi – production Facoltà di Design e Arti dell Università IUAV di Venezia – mise en scène Francesca Cabrini, Davide Ortelli – décors Alberto Nonnato – costumes Valentina Ricci – lumières Fabio Barettin – avec Claron McFadden (Didone), Magnus Staveland (Enea), Jordi Domenech (Iarba, Corebo), Manuela Custer (Cassandra, Giunone, Damigella), Marina De Liso (Ecuba, Mercurio, Ilioneo), Donatella Lombardi (Creusa, Anna, Damigella), Isabel Alvarez (Ascanio, Amore, Fortuna), Antonio Lozano (Anchise, Sicheo, Eolo), Gian-Luca Zoccatelli (Acate, Pirro), Filippo Morace (Sinon greco, un vecchio), Maria Grazia Schiavo (Venere, Iride, Damigella), Roberto Abbondanza (Giove, Nettuno, un cacciatore)
Bruxelles, Kaaitheater – 19, 20, 22, 23, 24 mai 2007 – Edimbourg – Royal Lyceum Theatre – 18, 19, 21, 22 août 2007 – The Wooster Group – dir. Bruce Odland – décors Elizabeth LeCompte, Ruud van den Akker – lumières Jennifer Tipton, Gabe Maxson
Venise – Teatro Malibran – 13, 15, 17, 19 septembre 2006 – Turin – Teatro Gobetti – 6 novembre 2006 – Europa Galante – dir. Fabio Biondi – production Facoltà di Design e Arti dell Università IUAV di Venezia – mise en scène Francesca Cabrini, Davide Ortelli – décors Alberto Nonnato – costumes Valentina Ricci – lumières Fabio Barettin – avec Claron McFadden (Didone), Magnus Staveland (Enea), Jordi Domenech (Iarba, Corebo), Manuela Custer (Cassandra, Giunone, Damigella), Marina De Liso (Ecuba, Mercurio, Ilioneo), Donatella Lombardi (Creusa, Anna, Damigella), Isabel Alvarez (Ascanio, Amore, Fortuna), Antonio Lozano (Anchise, Sicheo, Eolo), Gian-Luca Zoccatelli (Acate, Pirro), Filippo Morace (Sinon greco, un vecchio), Maria Grazia Schiavo (Venere, Iride, Damigella), Roberto Abbondanza (Giove, Nettuno, un cacciatore) – nouvelle production
enregistrement audio disponible – La Maison de la Lirique
Washington – juin 2006 – Ignoti Dei Opera – dir. Timothy Nelson – clavecin Adam Pearl – mise en scène, décors et costumes Timothy Nelson – lumières Kel Millionie – avec Scott Elliot, Emily Noel (Creusa, Anna), Aaron Sheehan (Enea), Rebecca Duren (Ascanio, Amore), Bonnie McNaughton, (Cassandra, Didone), Brian Cummings, Kristen Dubenion-Smith (Hecuba), Jeffrey Rich (Anchise, Cacciatoro, Sicheo), Elizabeth Baber (Fortuna, Juno)
Amsterdam – 8 mai 2004 – Ensemble Elyma – dir. Gabriel Garrido – avec Emanuela Galli (Didone), Rebecca Ockengen (Cassandra, Juno, Dama), Olga Pitarch, Betsabée Haas, Blandine Staskiewicz, Alicia Berri, Philippe Jaroussky (Ascanio, Amore), Furio Zanasi (Enea), Mario Cecchetti, Stephan van Dyck, François Nicolas Geslot, Fabian Schofrin, Joe Schlessinger, Ivan Garcia, Stephan Imboden
enregistrement audo disponible – 3 CD – Premiereopera Italy
Munich, Prinzregententheater – 2003 – dir. Christoph Hammer – mise en scène Alexander Nerlich – avec Giulio Alvise Caselli (Anchise), Christian Sturm (Enea), Sophia Brommer (Ascanio), Stefanie Dietrich (Creusa)
Extrait vidéo : http://www.youtube.com/watch?v=rSjS33qfGks
Opéra de Montpellier – 18, 20 et 21 janvier 2002 – Opéra Comédie – Production de l’Opéra de Lausanne – Orchestre Les Talens Lyriques – Choeurs des Opéras de Montpellier – dir. Christophe Rousset – chef des choeurs Noëlle Geny – mise en scène et décors Eric Vigner – costumes Paul Quenson – lumières Christophe Delarue – avec Ivan Ludlow (Iarba), Katalin Varkonyi (Anna, Cassandra), Anne-Lise Sollied (Venere, Una Damigella), Valérie Gabail (Ascanio, Amore), Monique Simon (Juno, una damigella), Elisabeth Calleo (Fortuna, una Damigella), Philipp Sheffield (Eole, Cacciatore II et III), Daniel Salas (Anchise), Ivan Garcia ( Nettuno, un cacciator , ombra di Sicheo), Christopher Gillett (Hecube, Mercurio, Cacciator I)
Opéra de Lausanne – 31 décembre 2000, 2, 3, 5, 7, et 9 janvier 2001 – direction Christophe Rousset – mise en scène Eric Vigner – assistant scénographie Bruno Graziani – costumes Paul Quenson – lumières Christophe Delarue – collaboration artistique Tamar Sebok – assistant musical Jean-Marc Aymes – dramaturgie Rita de Letteriis – chef de choeur Véronique Carrot – avec Juanita Lascarro (Didone, Creusa), Topi Lehtipuu (Enea), Ivan Ludlow (Iarba), Katalin Varkoyi (Anna, Cassandra), Hélène Le Corre (Ascanio, Amore), Anne-Lise Sollied (Venere, Una damigella), Monique Simon (Giunone, Una damigella), Jaël Azzaretti (Fortuna, Una damigella), John Bowen (Eole, Un cacciator), Daniel Salas (Anchise), Gudjon Oscarsson (Nettuno, Un cacciator, Ombra di Sicheo), Christopher Gillett (Hecube, Mercurio, Un cacciator)
Altamusica – La Didone en habit de rhinocéros
« La nouvelle production de la scène romande révèle un spectacle déroutant, attachant et d’une grande sensibilité. Le cheval de Troie s’africanise pour se transformer en rhinocéros alors que dieux et humains se livrent un combat d’une grande douceur. On attendait le metteur en scène de théâtre Eric Vigner dans sa première intervention à l’opéra. Les débuts lyriques du Français se révèlent prometteurs. La » Didone » de Francesco Cavalli qu’il vient de proposer à Lausanne est à décrypter comme un palimpseste: les différentes couches de lectures dégagées au fil de l’œuvre finissent par former un tableau d’une étrange et séduisante décomposition. L’oeuvre s’efface en effet au fur et à mesure qu’elle se construit, à travers des images qui s’impriment pourtant dans la mémoire de façon indéfectible. A priori, rien n’invite le spectateur à reconnaître visuellement ce que le livret (les très beaux textes de Busenello) et l’histoire tirée de l’Enéide de Virgile racontent. Complètement sortie de son contexte historique ou mythique, cette Didone navigue en terres d’onirisme. Un gigantesque rhinocéros couché de dos dans une excavation demeure le seul lien qui tient les éléments entre eux, sorte de vestige animal remontant du passé et représentation de l’anéantissement d’une vie originelle retournant à la terre. Point de cheval de Troie donc, ni de baroqueries d’époque, mais le souci constant de traverser les continents et les époques en restant accroché à l’humanité seule. Entre une Venise symbolisée par les musiciens et chanteurs masqués, une Afrique et une Asie dont les costumes dépareillés suggèrent les décadences et un temps qui plane entre ses trois états, Eric Vigner joue avec les références comme avec des pinceaux. Par touches délicates. Remarquable travail de mise en perspective, cette lecture souligne l’errance (des départs, des arrivées, toujours lents, en silence), la douleur (les mises au tombeau et toilettes des morts du début sont d’une terrible beauté) et le renouveau (couleurs vives, jeux amoureux d’une grande sensualité). On reste sans cesse dans un rapport étroit entre transparence et opacité grâce à des rideaux de plastique transparent qui coulissent sur l’action pour la révéler et la dissimuler tout à la fois. Subtil et hypersensible, le procédé finit par dégager un charme que l’originalité parfois abrupte ne détruit pas. C’est que la musique est toujours respectée, les chanteurs n’étant jamais poussés à utiliser leur corps contre leur voix. Dans la fosse, Christophe Rousset et ses Talens lyriques compensent la déstabilisation scénique par une interprétation toute en délicatesse qui sait conserver l’équilibre entre ton de danse et lamentations poignantes. Sonorités fruitées, articulation fine, énergie idéalement dosée : la musique est limpide et coule comme une source. Quant à la distribution, elle est un délice: la Colombienne Juanita Lascarro (Didone, Creusa) se révèle aussi belle actrice que bonne musicienne, le Finlandais Topi Lehtipuu, un Enée touchant, le britannique Ivan Ludlow un formidable Iarba et tout leur cortège de dieux et déesses d’une santé vocale à toute épreuve. Bénis du ciel. » (15 janvier 2001)
L’avis de Bernard Schreuders, chroniqueur musical
« Le théâtre musical de Cavalli – Affublés de loups et de chapeaux, les musiciens s’installent dans la fosse, mais le silence se prolonge…lorsque surgissent des quatre coins de la scène, où trône une sombre carcasse de rhinocéros, des silhouettes accablées et chancelantes. Les première notes de l’ouverture s’élèvent sur cette Troie ravagée et glacée, sous des néons blafards. Et l’évidence s’impose : nous sommes au théâtre, la déclamation fiévreuse, mais sans fioriture, de Creuse (Juanita Lascarro) nous prend, nous captive et ne nous lâchera plus. Christophe Rousset et son complice Éric Vigner ont recentré l’intrigue foisonnante de Busenello sur la trajectoire d’Enée, le drame gagne en densité et en cohérence, mais l’esprit baroque de l’opéra vénitien est préservé, grâce à quelques tableaux hauts en couleurs, notamment celui où Iarba, éconduit par Didon, perd la tête et provoque les suivantes de la Reine, émoustillées comme les nonnes de Boccace devant les appâts d’un faux muet, mais vrai jardinier. Au-delà de ses qualités picturales – variété des éclairages, tons lumineux et acides qui rappellent Poussin (le corps étendu d’Enée évoquant, lui, La mort d’Orphée) – la mise en scène sert admirablement le texte, souverain. Plutôt que parler d’habillage musical, il faudrait inventer un mot qui traduise cette fusion miraculeuse de la poésie et de la musique, sœurs et non rivales. Cavalli signe des lamenti sublimes, un duo plus lascif que ceux du Couronnement de Poppée, mais le fluide vital qui irrigue ce corps magnifique, c’est le recitar cantando. Cette déclamation musicale exige des artistes le don le plus rare : la vérité. Chaque mot doit être vécu, senti, pour que la phrase libère son pouvoir envoûtant et cathartique. Terriblement exposés, les chanteurs portent littéralement le spectacle. Autour de la Didon brûlante et racée de Juanita Lascarro, de blonds et robustes jumeaux incarnent ses amants vulnérables : Ivan Ludlow (Iarba) et Topi Lehtipuu (Énée). Retenez ce nom ! Un timbre clair et chaud de ténor, tendre et mâle, la grâce de Keenlyside, le magnétisme de Rolfe-Johnson et, déjà, un Évangéliste de premier ordre (Saint Matthieu à Genève). Parmi un plateau exemplaire, il faut épingler le nom de Christopher Gillett, ténor à l’émission fragile et singulière, tour à tour écorché (Hécube pleurant la mort de Priam) ou incisif (Mercure, » divin scalpel qui enfonce mes fautes « , celles d’Énée) : un choix audacieux et un coup de génie. A l’image de cette Didone. »
Opéra International – février 2001
« Cette production, à tous points de vue, permet la découverte d’une merveille. Grâces en soient d’abord rendues à Christophe Rousset, auteur d’une réalisation scrupuleuse, mais réduite à des dimensions supportables (deux heures trente au lieu des quatre heures d’origine). Sa direction est admirable de vie. Quand bien même l’essentiel de l’ouvrage repose sur le recitar cantando, souvent susceptible d’engendrer la monotonie, l’ensemble des Talens lyriques déploie une sensualité, une générosité, un naturel qui ne laissent jamais l’ennui s’installer, et qui rendent la partition plus séductrice encore que celles de Monteverdi, dont Cavalli fut le disciple.La Didone, c’est aussi le fabuleux livret de Francesco Busenello, avec sa verve poétique, son humour qui vient transpercer la tragédie, son sarcasme éminemment moderne, son pessimisme mâtiné de tendresse. « Mille et mille vies seraient un petit prix pour acheter une heure à t’admirer », chante Enée, parvenu à Carthage, devant Didon pour qui son coeur chavire. Comme le veut Virgile, le fier héros troyen repartira à la nuit, abandonnant la reine africaine à son désespoir. Mais, contrairement à la légende et à l’histoire, Busenello décide de sauver la souveraine qui, par un retournement de sort sidérant, épousera son prétendant Iarbas, scellant un lieto fine plein de malice. Chef-d’oeuvre, oui, où les lamenti sont à se damner, et que Christophe Rousset conduit sans pathos, mais encore faut-il un spectacle qui en traverse les difficultés. Or, pour sa première mise en scène lyrique, Eric Vigner tape dans le mille. On craint le maniérisme en découvrant la scène remplie de guerriers troyens massés, à demi nus, sur les sols de marbre d’un palais vénitien, mais ces afféteries disparaissent rapidement au profit d’un spectacle très charpenté, qui montre à la fois la Grèce de la tragédie, la Venise de Cavalli et notre époque moderne, en un bal chatoyant de costumes, de masques, de tête-à-queue visuels toujours porteurs de fantaisie poétique et de sens symbolique.La première partie, à Troie, se déroule ainsi sous les lumières blafardes de néons qui disent la guerre et la mort, alors que des rideaux de plexi développent d’inquiétants labyrinthes, où les hommes comme les dieux semblent se perdre. Carthage apparaît ensuite dans la simplicité ocre d’une divinité totémique, énorme rhinocéros à moitié enterré. C’est l’heure de l’amour, de la renaissance, et pour accuser les liens entre les deux univers, le spectacle joue les ambiguïtés : la même Juanita Lascarro chante Créùse, la femme d’Enée, et Didon, la reine convoitée, et avec quelle autorité, quel fruité vocal, quelle variété dans la diction ! Quant à Enée (le ténor finlandais Topi Lehtipuu, au très joli timbre, vigoureux et juvénile) et à Iarbas (le baryton Ivan Ludlow, extraverti, solaire), ils paraissent comme jumeaux, également beaux, également blonds. L’ensemble de la distribution est à l’avenant, avec deux mentions pour la mezzo Katalyn Varkonyi, au grain particulier et très attachant, et à la soprano Hélène Le Corre, impeccable dans le double emploi d’Ascagne et d’Amour. La fantaisie, la discipline, une passion perceptible à défendre un choix courageux, et des chanteurs que le théâtre n’abandonne jamais à eux-mêmes, mais qu’il guide et qu’il porte cette Didone est une magnifique réussite, qui mériterait de voyager ».
Besançon – Opéra-Théâtre – 7 décembre 1997 – Opéra d’Avignon – 10 décembre 1997 – Opéra Comique de Paris – 13, 14, 15 décembre 1997 – Orchestre de l’Académie Baroque Européenne d’Ambronay – dir. (et clavecin et orgue) Christophe Rousset – mise en scène Pascal Paul-Harang, François Prodromidès (assistant), Gilles Taschet (scénographie), Sylvie Skinazi (costumes), Laurent Castaingt – avec Claire Brua (Didon), Stuart Patterson (Enée), Evgueniy Alexiev (Iarbas), Olga Pitarch (Iris, Fortune, Amour et une suivante carthaginoise), Béatrice di Carlo (Créüse et une suivante carthaginoise), Delphine Duport-Butique (Ascanio et Amour), Jean-Louis Georgel (Anchise, un vieillard et un chasseur), Valérie Gabail (Cassandre), Pierre Evreux (Pirrhus, Mercure, un messager et un chasseur), Mark McFayden (Corèbe, Eole et un chasseur), Sandrine Rondot (Vénus), Renaud Delaigue (Simon, Neptune, Jupiter), Karine Deshayes (Anne), Nathalie Cloutier (Junon et une suivante carthaginoise), Nicolas Obermann, Ludovic Gauthier, François Prodromidès (comédiens).
« …La grande unité stylistique était soulignée par la mise en scène éclairée de Pascal Paul-Harang qui prend le parti de rester fidèle à l’exigence de compréhension, même si le déroulement narratif est discontinu. Les quatre familles en présence sont par exemple bien distinguées parmi les trois moments que constituent l’acte I (plusieurs chemins narratifs liés à Mars – prise de Troie), l’acte II (amour et voyage, arrivée à Carthage) et l’acte III (Enée appelé par son destin, départ de Carthage) : Grecs, Troyens, Carthaginois, les Dieux. Cette cohérence est soutenue par l’engagement de jeunes musiciens fédérés avec talent par Christophe Rousset. Car il s’agit d’étudiants de haut niveau spécifiquement recrutés (par le Festival d’Ambronay) pour cet opéra. Les musiciens faisaient montre d’une belle couleur d’ensemble. Le continuo était attentif, virtuose et inventif -Christophe Rousset participe des claviers au bouillonnement des cordes pincées. Une véritable implication dramatique se dégageait – parfaite Claire Brua en Didon – même si l’orchestre ne développe pas assez un ‘flux’ narratif : les enchaînements tardent parfois, dans un opéra qui n’est pas composé par numéros. Tous les mouvements lents et les lamentos en particulier sont rendus avec une rare intensité. Le timbre de Stuart Petterson peut manquer de charme, toutefois, du côté des voix féminines, la texture vocale était agréable, variée, et correspondait bien à une salle à la mesure de l’ouvrage présenté.Avec ses nombreuses qualités, cette Didone est un stade correspondant à une recherche qui est loin d’être terminée, comme veulent le faire croire certains ensembles ‘baroques’ institutionnalisés, où l’approche qui prime est singulièrement identique à l’esprit ‘académique’ des orchestres symphoniques. Ici, c’est bien dans un mouvement de nouveauté que l’on est conduit : les musiques médiévales et renaissantes ne sont pas les seules à poser des difficultés. Si l’on se souvient des premiers disques Rameau d’Harnoncourt, l’ » esprit » de la langue musicale faisait cruellement défaut. Depuis, une interprétation est parvenue à une maîtrise satisfaisante. Un travail similaire a été engagé par René Jacobs pour l’opéra italien du début du XVIIe siècle. Ce même chef, aidé par ses qualités diverses de chanteur, continuiste et chef, a apporté de nombreuses réponses convaincantes par ses réussites indéniables. La loi de la diversité étant primordiale, c’est avec un grand plaisir que l’on peut écouter d’autres musiciens s’aventurer dans ces chemins. En effet, le problème est bien de retrouver l’énergie propre à cette musique qui se modèle sur le langage (la musique se fait parole). A partir de deux simples parties musicales notées, se déploient tout un monde avec ses règles propres de perceptions (microcosme de la rhétorique). C’est donc véritablement une langue qu’il faut retrouver, avec sa grammaire, ses inflexions, son rythme, son élocution, son évidence. Autant d’interlocuteurs, autant de réponses, autant d’inventions possibles et indispensables. » (ConcertoNet – 13 décembre 1997)
Festival d’Ambronay – Théâtre de Villefranche – 3, 5 octobre 1997 – dir. Christophe Rousset – mise en scène Pascal Paul-Harang – avec Claire Brua (Didone), Stuart Patterson (Enea), Evgueniy Alexiev (Iarba), Serge Goubioud (Ecuba, Ilioneo), Renaud Delaigue (Giove), Régine Orlik (Venere), Olga Pitarch (Iride), Imma Einsingbach (Cassandra), Pierre Evreux (Mercurio)
enregistrement vidéo – DVD – House of Opera
« Claire Brua, Didon pudique et intense »… »Le ténor Stuart Petterson campe un Enée solide, scéniquement crédible. Acteur un peu plus timide, Evgueniy Alexiev prête à Iarba son beau timbre de baryton, son chant sain et émouvant très prometteur. Les seconds rôles féminins se montrent décevants »… »Bravo au travail en commun qui a été mené au niveau de la diction, du rendu du texte, de l’expression poétique, sous la houlette de la conseillère linguistique, Rita de Letteriis »… »La mise en scène assez indigente de Pascal Paul-Harang, se situant à mi-chemin de Mad Max et de Bob Wilson, n’aide guère de jeunes artistes timides à habiter cette pièce polychrome, les livrant à eux-mêmes dans les moments pathétiques. » (Opéra International)
Festival de Schwetzingen – 26, 27, 29, 30 avril 1997 – Berlin – Deutsche Staatsoper – 7, 9 et 10 juin 1997 – dir. Thomas Hengelbrock – mise en scène Jakob Peters-Messer – décors Roland Aeschlimann – costumes Jutta Delorme – coproduction – avec Yvonne Kenny (Didone, Cassandra), Judith Howarth (Creusa, Giunone), Hilary Summers (Ecuba), Alexander Plust (Iarba), Katharina Kammerloher (Anna), Uta Schwabe (Ascanio, Amore), Laurence Dale (Enea), Hermann Oswald (Pirro, Ombra di Sicheo), Hans Jörg Mammel (Corebo, Eolo), Wessela Zlateva (Venere), Peter-Jürgen Schmidt (Anchise), Kwangchul Youn (Sinon, Nettuno), Leonore von Falkenshausen (Fortuna), Bernhard Landauer (Mercurio)
« Par sa date et son lieu de création (Venise, 1641), par ses au-teurs aussi (Cavalli, élève et collaborateur privilégié de Monteverdi, et le librettiste Francesco Busenello), cette Didon doit être naturellement rapprochée du Couronnement de Poppée, dont la version vénitienne fut créée à l’initiative de Cavalli, un ou deux ans plus tard. Et il est vrai que l’exceptionnel travail de reconstitution musicale effectué par Thomas Hengelbrock, aura réussi à nous convaincre qu’il s’agit là de deux réussites d’une importance comparable. Ramenée à deux heures quarante de durée au prix de coupures sans doute nécessaires, très délicatement orchestrée pour un petit ensemble riche en couleurs, où les cordes pincées jouent un rôle important, subtilement enrichie par une ornementation qui s’intègre aux lignes vocales sans jamais paraître stéréotypée ou artificiellement plaquée sur le discours chanté, cette Didon ainsi rafraîchie affiche une constante richesse d’inspiration.Dirigeant depuis son pupitre de premier violon, Hengelbrock devient l’âme même du spectacle, suscitant de tous les protagonistes un exceptionnel engagement dans une action musicale qui semble naître naturellement, presque comme une improvisation collective. Il est vrai aussi que l’excellent livret de Busenello, très flexible, qui fait s’entrecroiser, sans aucun formalisme, le drame historique humain et les interventions des dieux, constitue un support dramatique idéal, que la scénographie exploite judicieusement : un décor très simple, à deux niveaux, l’un fixe pour les hommes, l’autre mobile pour les dieux, des costumes de prime abord déconcertants mais en définitive homogènes, et parfois fort beaux, des éclairages initialement jaunâtres et cuivrés (à Troie), qui s’égaient ensuite progressivement pour les scènes de Carthage… l’ensemble apparaît d’une cohérence exceptionnelle. Quelques défaillances vocales ne parviennent pas à minimiser l’intérêt de la soirée : l’Enée de Laurence Dale n’est pas au sommet de sa forme, et certains seconds rôles sont franchement calamiteux. En revanche, Yvonne Kenny réussit un remarquable doublé dans les deux rôles de Cassandre et Didon, et on n’oubliera pas de sitôt l’Hécube bouleversante de Hillary Summers. »
Glasgow – Tramway – 1997 – Glasgow International Early Music Festival – The Scottish Early Music Consort – mise en scène Kate Brown
Augsbourg – Stättissche Bühnen – 10 juin 1990
1972 – I Virtuosi di Roma – dir. Renato Fasano (?)
RAI – Milan – 4 novembre 1958 – Orchestra Sinfonica di Milano della RAI – dir. Alfredo Simonetto- avec Clara Petrella (Didone), Londi, Italo Tajo, Francesco Albanese (Enea), Giulia Tavolacini
Florence – Maggio Musicale – 1952 – dir. Carlo Maria Giulini – avec Clara Petrella (Didone), Teresa Stich-Randall (Venere) – première exécution moderne d’un opéra de Cavalli – version reconstituée par Riccardo Nielsen (compositeur italien – 1908 – 1982)