Les Boréades (Abaris ou les Boréades)

COMPOSITEUR Jean-Philippe RAMEAU
LIBRETTISTE Louis de Cahusac
DATE DIRECTION EDITEUR NOMBRE LANGUE FICHE DÉTAILLÉE
1983/90 John Eliot Gardiner Erato 3 français
1983/95 John Eliot Gardiner Erato 1 français
1983/99 John Eliot Gardiner Le Voyage Musical 1 français

DVD

ENREGISTREMENT ÉDITION DIRECTION ÉDITEUR FICHE DÉTAILLÉE
2003 2004 Marc Minkowski Opus Arte

Opéra commandé à Rameau par l’Opéra de Paris, mis en répétition durant l’été 1764. Atteint de « fièvre putride » le 23 août, Rameau mourut le 12 septembre et laissa l’œuvre inachevée. Celle-ci fut abandonnée et non représentée, ni éditée en son temps.

Une partition d’orchestre manuscrite, conservée à la Bibliothèque nationale, porte sur la feuille de garde une note attribuée à Decroix : Cette tragédie est le dernier ouvrage de musique de Rameau. L’Académie royale de musique en allait faire la répétition, lorsque l’auteur mourut en septembre 1764. La représentation n’eut pas lieu. Le poème et la musique n’ont pas été gravés, ni imprimés. L’auteur du poème est inconnu.

Synopsis

Acte I
La reine Alphise doit choisir pour époux l’un des deux fils de Borée, le dieu des Vents du Nord. Mais elle aime en secret Abaris, protégé du grand prêtre d’Apollon, dont la naissance demeure mystérieuse. Les deux prétendants, Calisis et Borilée, pressent la reine de se décider.

Acte II
Abaris avoue au grand prêtre Adamas qu’il aime Alphise d’un amour qu’il croit sans espoir. Adamas l’encourage à persévérer. Alphise se rend au temple d’Apollon et confie à Abaris qu’elle a vu en rêve le dieu Borée ravager son royaume. L’émotion que manifeste Abaris trahit ses sentiments envers la reine, qui, à son tour, confesse son amour. Arrive la cour. Les deux princes boréades déclarent à nouveau leur transport amoureux. L’Amour apparaît et remet à Alphise une flèche enchantée qui doit conjurer tous les malheurs. Il annonce qu’il approuve son choix, mais que seul un descendant de Borée a le droit de l’épouser.

Acte III
Alphise et Abaris doutent que leur amour puisse connaître une issue favorable. Devant l’impatience du peuple à connaître le nom de son nouveau roi, Alphise décide d’abdiquer afin de pouvoir épouser l’élu de son cœur. Calisis et Borilée invoquent la colère de Borée, qui déchaîne des vents furieux. Au cours d’une violente tempête, Alphise est enlevée par les Boréades.

Acte IV
Abaris, désespéré, veut s’immoler mais Adamas le conjure de voler au secours de sa bien-aimée.

Acte V
Alphise a été transportée dans le royaume souterrain de Borée, qui lui ordonne de choisir entre l’un de ses fils et l’esclavage. Calisis et Borilée continuent de la poursuivre, mais la reine préfère subir la torture plutôt que de céder. Abaris, grâce à la flèche enchantée, parvient à calmer les vents furieux. Apollon paraît alors et révèle qu’il est en fait le père d’Abaris, qu’il a engendré avec une nymphe du sang de Borée. Rien ne s’oppose plus aux noces d’Alphise et d’Abaris.

Synopsis détaillé

Acte I
Les Boréades ne comportent pas de prologue et l’ouverturc dans la forme en trois mouvemrnts italienne est reliée directement à l’action principale. Les appels de cors et les fanfares nous appren-nent que la cour est à la chasse. Alors que le dernier accord s’éteint, la reine Alphise renvoie son entourage et confie sa lassitude à sa confidente Sémire. Des festivités sont organisées pour son divertissetnent et on la presse de choisir un mari. Elle a décidé de n’épouser aucun des deux prétendants des princes Boréades, et confesse à Sémire son amour pour Abaris, un étranger. Sémire la supplie de reconsidérer son choix, la mettant en garde contre la colère certaine de Borée. Borilée, plein de flatterie obséquieuse, puis Calisis pressent Alphise. La reine temporise, elle se soumettra à la décision d’Apollon dont on attend l’arrivée avec impatience. Calisis introduit alors une troupe de plaisirs et de grâces. Plusieurs danses alternant avec des petits airs font culminer la scène dans une ariette « Un horizon serein » chantée par Sémire. Avec une ironie marquante, elle compare le plaisir d’un jour de calme sur l’océan aux délices de l’amour et du mariage, les dangers d’une tempête soudaine aux tourments de la passion. Une contredanse en rondeau conclut l’acte.

Acte II
Abaris est seul dans le temple d’Apollon ; le dieu ne semble pas avoir prêté attention à sa demande d’aide. Le grand-prêtre Adamas repense à l ‘époque où Abaris lui a été confié tout enfant par Apollon dans la promesse qu’on ne lui révélerait pas le secret de sa naissance avant qu’il ne se prouve digne du sang des dieux. Il appelle Abaris qui confesse son amour pour Alphise ; Adamas place tout son espoir dans sa valeur. Adamas commande à ses prêtres d’obéir à Abaris comme à lui-même jusqu’à ce que le nouveau roi soit désigné. La reine arrive en grande détresse, elle demande au prêtre d’intercéder auprès du dieu en sa faveur. Abaris. laissé seul avec elle, l’écoute raconter d’une manière très agitée un songe dans lequel Borée menace de détruire son palais et son royaume. Abaris proclame sa sympathie en appelant Apollon pour la protéger et, oubliant son rôle de prêtre, déclare son amour. Alphise avoue alors ses sentiments pour lui. Entendant ses suivants approcher, elle essaie de modérer ses exclamations de joie qu’il transforme en un hymne de gloire à Apollon dans lequel les prêtres et les courtisans le rejoignent. Une nymphe chante un hymne à la liberté de l’amour loin des passions. Un ballet figuré est dansé mimant la légende de Borée et d’Orithye. Une entrée processionnelle d’Orithye et de ses suivantes portant les vases sacrés amène à un rigaudon, la danse d’Orithye en l’honneur d’Athéna. Cette danse est interrompue brutalement par l’arrivée de Borée. Calisis tire à point la morale : il faut écouter les injonctions de Amour quand le moment est venu et Borilée prédit que même le coeur le plus fier doit s’abandonner un jour à l’amour. La danse qui suit est une loure suivie par une gavotte pour les suivants de Borée ainsi qu’une gavotte pour Orithye. Pendant ces célébrations, une lumièrc remplit le temple et les accords harmonieux des bois annoncent l’arrivée non d’Apollon, mais de Cupidon. Descendant de son char, il donne à Alphise une flèche avec ces mots ambigus : « Espère tout de ce trait enchanté, l’Amour lui-même te le donne. J’approuve ton penchant, c’est moi qui l’ai dicté. mais le sang de Borée obtiendra la couronne. » L’acte se termine avec un choeur à la gloire de l’Amour et d’Apollon qu’Alphise et les deux prétendants interrogent : « Amour nous serais-tu-contraire ou favorable ?  »

Acte III
Alphise, seule. Ses pensées vont de l’horreur de son rêve et des conséquences du déplaisir de Borée au charme de son amour et ses espoirs de futur bonheur. Abaris s’approche, il s’inquiète de se voir sacrifié au trône et de perdre Alphise au bénéfice de ses rivaux. Elle l’assure à nouveau de son amour, le choeur adresse un chant à Hymen et le peuple entre en procession solennelle, les suivants présentent un divertissement qui est un dernier essai pour influencer le choix de la reine. Adamas la presse de choisir son époux, Alphise déclare à l’assemblée que, pour échapper au déplaisir du Dieu et épouser l’homme qu’elle aime, elle doit cesser d’être leur reine. Elle demande à ses sujets de la relever de ses obligations royales et de choisir un roi à sa place. Très peu ébranlée par leur déconvenue, elle se tourne vers Abaris et lui offre la flèche magique. Calisis et Borilée, humiliés en public, réclament le trône : outragé de les voir si présomptueux, Abaris bondit à la défense de la reine, Alphise le calme ; elle règne maintenant sur un coeur noble et sincère et elle « trouvera sa gloire en lui plaisant et le bonheur en l’aimant toujours ». Le peuple soutient la reine et l’époux qu’elle s’est choisi. Calisis et Borée en appellent à Borée pour les venger, une terrible tempête éclate avec des éclairs, du tonnerre et des tremblements de terre. les éléments sont déchaînés, Alphise est emportée par un tourbillon. Abaris et le choeur chantent une plainte qui termine l’acte.

Acte IV
La tempête continue de faire rage pendant l’entracte. Les habitants terrifiés tentent de calmer Borée. Borilée apparaît et, au milieu de la foule qui pleure, il jure qu’il se vengera d’Alphise. Le peuple fait à nouveau appel au dieu implacable. Brusquement la tempête s’arrête et Abaris revient brisé et déçu. Il exprime son chagrin dans un air poignant « Lieux désolés », Adamas vient implorer son aide. Pour sauver « le peuple, le pays et la reine elle-même » Abaris doit abandonner son amour. Abaris tente de se frapper avec la flèche, Adamas l’en empêche lui rappelant que cette flèche a des pouvoirs secrets qui peuvent le mener à la victoire sur ses rivaux. A nouveau seul, Abaris en appelle à Apollon :  » Dieu du Jour, hâtez-vous, secondez ma fureur, faites-moi transporter au lieu où l’on m’outrage, qu’Alphise en moi trouve un vengeur, mais n’en dérobez pas la gloire à mon courage.  » La muse Polymnie répond à son appel. Deux gavottes évoquent non seulement les aires des Zéphirs mais aussi une horloge puis deux rigaudons ; un choeur et deux airs encouragent Abaris à voler sur la terre et la mer jusqu’au séjour du Tonnerre. Air d’Abaris contre les vents. Voyage. « Je vais fléchir un dieu sévère, il faut que ce jour éclaire mon triomphe ou mon trépas. « 

Acte V
Dans son domaine, au-delà du Vent du Nord, Borée commande aux Vents de renouveler leurs ravages sur la terre. Ils répondent faiblement à sa demande et, devant ]es menaces de Borée, indiquent que c’est « la voix d’un mortel qui les force au repos ». Alphise entre, poursuivie par Calisis et Borilée. Borée, furieux dc son impuissance à soulever les Vents, prévient Alphise pour la dernière fois qu’elle doit prendre l’un des princes pour époux ou vivre une vie d’esclave : « Un empire ou des fers, ton sort est à ton choix. » Alphise n’est pas ébranlée par cette menace. Borée s’emporte de son obstination et exhorte ses servants à inventer de nouvelles tortures pour la faire vivre dans les tourments. Alors qu’on l’emmène couverte de chaînes, Aharis apparaît. A]phise le presse de s’enfuir et les Boréades se raillent de lui alors qu’il essaie de les arrêter. Ils le menacent de mort. Abaris fait briller sa flèche « qui étonne le dieu même »…Il blâme ses rivaux de leur orgueil et de leur ambition : « vous voulez être craints, pouvez-vous être aimés ?  » et les force au silence. Alors qu’ils succombent au charme de la flèche magique, le dieu du Jour arrive et déclare qu’Aharis est son propre fils qu »il eut d’une jeune Nymphe descendante de Borée. Borée doit recotmnaître sa défaite et réunit les amants. Abaris, emporté de joie et de gratitude, touche à nouveau les princes de sa flèche pour briser l’enchantement. C’est la fin du jour, Apollon doit partir, il établit une éternelle lumière sur les sombres demeures de Borée. L’amour, le plaisir et la joie sont établis à la demande d’Apollon ; la compagnie commence à danser et les amoureux célèbrent leur triomphe. Après un pas de deux et deux menuets, Abaris dans une ariette compare l’amour à un ruisseau paisible qui se transforme en un torrent quand on le gêne. L’opéra se termine avec deux contredanses.

« En dépit de la gravité du sujet, la musique affecte une animation vide. On croirait qu’elle s’agite pour se réchauffer, et n’y parvient pas. Ce sont les dernières convulsions d’un génie qui se meurt. » (Rameau – Louis Laloy – 1919)

Partition : Manuscrit autographe conservé à la Bibliothèque Nationale de Paris. Fac-similé réalisé par les Editions Stil et disponible aux Editions J.M. Fuzeau, avec l’aimable autorisation des Editions Stil –


Représentations :

Opéra National du Rhin – Mulhouse – La Filature – 18, 21 juin 2005 – Opéra de Strasbourg – 28, 29 juin, 1er, 2, 4 juillet 2005 – Membres des choeurs de l’Opéra national du Rhin – Choeur du Concert d’Astrée – Le Concert d’Astrée – Ballet de l’Opéra national du Rhin – dir. Emanuelle Haïm – mise en scène Laurent Laffargue – décors Philippe Casaban et Eric Charbeau – costumes Hervé Poeydomenge – lumières Patrice Trottier – chorégraphie Andonis Foniadakis – avec Anne Lise Sollied (Alphise), Delphine Gillot (Sémire), Nicolas Cavallier (Borilée), Paul Agnew (Abaris), Luanda Siqueira (Nymphe), Malia Bendi Merad (Amour), Andrew Foster Williams (Borée), Eric Laporte (Calisis), Thomas Dolié (Apollon, Adamas), Kimy McLaren (Nymphe), Luanda Siqueira (Polymnie)


Diapason – septembre 2005 – Rameau tragic circus

« Si contrainte il y a dans Les Boréades, c’est…dans la prolifération des divertissements : quel sens leur donner pour qu’ils ne gangrènent pas le récit ? Laurent Laffargue, à Strasbourg, inverse la perspective; d’une tragédie lyrique saturée de divertissements, il fait un vaste divertissement, truffé de tragédie et abrité dans un cirque — l’emprunt aux Indes galantes d’Arias est suivi par plusieurs citations des Boréades de Carsen et de Pelly.
Propice à la danse et au Merveilleux, ce choix pose autant problèmes qu’il en résout : comment faire souffler l’apothéose des vents-pulsions rêvée par Rameau dans un espace calfeutré par ses velours, ses rouges et ses ors ? Que devient le ressort dynastique de l’intrigue dans ce monde de pure fantaisie, peuplé de clowns, de dompteurs-chasseurs, d’animaux en tout genre et de Monsieur Loyal ? Sans parler de l’enjeu politique, avancé par Sylvie Buissou, dans le texte de présentation, comme motif de l’annulation de 1763. Et comment rendre crédible la détermination héroïque d’Abaris si l’on en fait un clown blanc, dépressif à souhait ? Elle est tout de même plus nécessaire à l’action que ses moments de tendre affliction — dans lesquels Paul Agnew est parfait.
Personnages maladroits – Le parti pris du cirque s’épuise vite son véritable intérêt est de stimuler les chorégraphies d’Andonis Foniadakis, dont la vigueur frémissante renvoie au rayon accessoires un Calisis d’opérette (Eric Laporte, timbre ingrat et vocalise laborieuse) et un Borilée trop brutal pour être profondément vicieux (Nicolas Cavalier, décevant). Comment des personnages aussi maladroits pourraient-ils menacer l’Alphise majestueuse d’Anne-Lise Sollied ? Sa voix charnue trouve le relief déclamatoire du récitatif français et décoche brillamment « Un horizon serein ». Perfectible (prononciation, et surtout nuances), son Alphise atteint néanmoins une profondeur que ni Bonney (à Paris) ni Delunsch (à Lyon) n’avaient approchée. Autres réussites, dans les seconds rôles, l’Amour irrésistible de Malia Bendi Mérad (déjà présente à Lyon), le doublé Appolon/Adamas du jeune Thomas Dollié (idem) et le Borée d’Andrew Foster Williams — terrible et boiteux, haineux car impuissant, la meilleure idée de Laffargue.
Assez tourné autour du pot : la plus grande déception vient du Concert d’Astrée. Rien de désastreux, seulement un orchestre dont le niveau semble encore loin du standard qu’ont imposé les formations sur instruments anciens depuis trente ans. Difficile de savoir si le problème vient de la direction d’Emmanuelle Haïm dont le bras, au lieu de porter le souffle, le chant, l’idée, les atomise en convulsions angulaires (la phrase n’atteint jamais son terme) ? Ou d’un orchestre encore jeune et sans expérience de ce répertoire? Malgré certains éléments irréprochables et un bel investissement, plusieurs pupitres,notamment les cordes, ne « tiennent » pas, question de son et de discipline : pourquoi les confronter à l’une des partitions les plus périlleuses du XVIIIe siècle s’ils accusent encore des faiblesses, au disque, dans l’Ouverture bienveillante de Didon etEnée ! Souhaitons à Emmanuelle Haïm de se protéger de notre attrait coupable pour le «tout nouveau, tout beau », de ne pas devoir accepter d’autres paris impossibles. Et, surtout, d’avoir le temps de mener son orchestre à maturité, à son rythme. »

Crescendo – été 2005

« De l’ultime chef-d’oeuvre de Rameau, l’opéra du Rhin a fait plus fastueuse des superproductions à grand spectacle; solistes triés sur le volet et trois douzaines de choristes, quatre d’instrumentistes et deux de danseurs avec chefs d’orchestre et de choeurs et équipe de mise en scène, au total un plateau de cent trente personnes ! Eh oui, Rameau est cher si on veut le montrer autrement que dans des conditions étriquées indignes de son génie. Mais quelle récompense !
« Nous sommes au cirque, un cirque de la veille de l914 tout illuminé de rangs d’ampoules électriques. Plus qu’un opéra, c’est un grand ballet avec chants que nous voyons ici, la magnifique chorégraphie d’Andonis Foniadakïs structure tout le spectacle en parfaite symbiose d’action avec la mise en scène de Laurent Laffargue. Le plateau grouille de vie, d’acrobaties, de sauts et de cabrioles, cela court et bondit dans tous les sens, à l’occasion Alphise chante son air, juchée en grand porté, et quels fabuleux danseurs que ceux du Ballet National de l’opéra du Rhin! Oui, il fallait commencer par là! Côté mise en scène, le rouge domine, rouge vif des costumes et pourpre du décor. Mais aussi le blanc, celui du héros Abaris et du dieu Apollon, et le noir des “peuples” opprimés. Le Grand Prêtre Adamas (l’excellent Thomas Dolié), double le rôle d’Apollon. Le délicieux Amour de Malia Mendi Berad descend des cintres, écarlate, affublé d’un drôle de haut de forme, signe d’autorité.., et dompteur de cirque pour atterrir sur un superbe cheval. Plus tard, Apollon descendra de même, avec haut de forme blanc, mais sans cheval. Lhorrible dieu Borée trouble la fête à grands claquements de fouet « le fouet du plaisir, ce bourreau sans merci » disait Baudelaire! (et ces fouets se multiplient au dernier acte, lorsqu’avec une audace inouïe pour l’époque, Rameau nous fait assister longuement sur scène aux tortures que subit le malheureux Alphise; c’est insoutenable ! Mais la mise en scène fourmille de trouvailles ! Pour le célèbre Hymne à la liberté (l’une des raisons de l’interdiction des Boréades du vivant de Rameau), danseurs et danseuses sont nus, entourés de blanches baignoires invitant au plaisir; la censure sait bien que la liberté passe d’abord par la fin de l’oppression sexuelle! Les solistes (à la très minime réserve de Delphine Gillot, Sémire à la voix un peu dure et à la justesse un peu compromise par un vibrato déplacé dans Rameau) sont au-dessus de tout éloge, avec le satanique Borée d’Andrew Foster-Willïams, voix “noire” comme celle du non moins impressionnant Borilée de Nicolas Cavallier contrastant avec le ténor volontairement doucereux d’Eric Laporte en Calisis, avec surtout le bouleversant Alphise d’Anne-Lise Sollïed et l’inoubliable Abaris de Paul Agnew, l’un des triomphateurs de la soirée dans un rôle qu’il a su faire sien depuis longtemps. Moment exceptionnel que les dix mesures (!) où ils chantent, enfin réunis, leur duo aux luxuriantes vocalises. A-t-on assez remarqué que l’accomplissement ultime de l’amour est toujours un bref paroxysme; la fin du Couronnement de Poppée, Idamante et Ilia sous le glaive du sacrificateur dans Idoménée, l’indicible orgasme de “O namenlose Freude” dans Fidelio (Tamino et Pamina, absorbés par la joie collective maçonnique, n’auront pas même cela!), pour aboutir au quasi silence du “je l’aime aussi” de Mélisande… Et ce duo précède la saine explosion finale de libération physique, où le plateau se transforme en bal populaire, avec cette Contredanse si étonnante, Galop d’Offenbach mâtiné de “Ah ça ira”! Oui, les censeurs durent en trembler! Quelle joie d’entendre toute la sublime partition dans sa plénitude et sa splendeur; éclat et puissance des choeurs combinés de l’opéra National du Rhin et du Concert d’Astrée, dont l’orchestre en même temps truculent (bravo les cors mis à rude épreuve!) et raffiné souligne l’invention rythmique géniale de ce juvénile compositeur octogénaire! Emmanuelle Haïm, en immense progrès sur une prestation décevante à Bruxelles il y a deux ans, anime de sa flamme et de son autorité ces trois grandes heures de spectacle qui passent comme une lettre à la poste” (mais cette métaphore est-elle encore actuelle?…). Elle prend rang désormais aux côtés de Gardiner, de Christie, de Minkowski et de Rousset parmi la cohorte grandiloquente des grands “ramoneurs”. Un accueil proprement triomphal montre que dans des conditions idéales comme celles-ci, Rameau peut pleinement réintégrer le grand répertoire. A la sortie, j’entendais un gamin de douze ans dire à ses parents; “C’est la première fois que je ne m’endors pas à l’opéra!” Mais je réserve à part le moment où, vaincu par l’émotion, les larmes m’ont fait fermer les yeux; l’indicible “Entrée de Polymate” au quatrième acte, la musique dans toute sa pureté. C’est ça, Rameau “le sec, le cérébral”, lui qui demandait à un visiteur au clavecin; “Mon ami, faites-moi pleurer!’.

ConcertClassic – 4 juillet 2005

« Le parti pris de Laurent Laffargue semblait des plus intéressant. Situer l’action dans le monde du cirque. Mais voilà, au fil de la représentation, on a l’impression d’assister à une succession de numéros sans aucune cohérence, et pourtant l’ultime ouvrage de Rameau suit une logique implacable : l’abandon du pouvoir en faveur d’un amour sincère et désintéressé. Dommage car faire d’Abaris un clown blanc correspondait bien à la nature du personnage.
Heureusement, c’est des voix et de l’orchestre que nous viendrons les moments de grâces. Anne Lise Sollied (Alphise) et Paul Agnew (Abaris) possèdent l’exacte tessiture de leurs rôles : voix souple et pleine de charme pour Elle, demi-teinte suaves souffle inépuisable pour Lui. Son ultime ariette (Que l’amour embellit la vie) tient la salle en suspens dans un silence qui en dit long sur l’art de ce splendide artiste. Calisis et Barilée respectivement Eric Laporte et Nicolas Cavallier jouent parfaitement leur personnage, avec un avantage vocal pour la voix ambrée et souple de Nicolas Cavallier, mais pourquoi ces claquements de fouet intempestif qui viennent plus d’une fois rompre l’harmonie de l’orchestre et soulever les rires du public a contrario d’une action qui se veut dramatique.
Nous ne parlerons pas des battements d’ailes ridicules du chœur au début du cinquième acte qui réduisent à néant les effets dramatiques de la scène de Borée : magnifique Andrew Foster Williams, voix ample et sépulcrale. Ballet sautillant et gesticulant en tous sens sans aucune grâce, un comble pour un Opéra-ballet. Le concert d’Astrée sous la direction d’Emmanuelle Haïm vient charmer nos oreilles tout au long de ces trois heures de spectacle. Articulation acérée des cordes, justesse des vents, petite harmonie qui gazouille à souhait et nous donne à entendre de merveilleuses pastorales. Admirable Chœur du Concert d’Astrée renforcé par les membres de l’Opéra National du Rhin. Un enchantement pour les oreilles, malheureusement gâché par une scénographie inadéquate. »

ConcertoNet – 28 juin 2005 – Accourez, doux zephyrs !

« Que l’on se trouve à ce point privé d’air, au cours d’un spectacle où il n’est pourtant question que d’orages, de tempêtes et de vent, pourrait porter à rire. Mais à ce degré d’étouffement, dans une salle de l’Opéra National du Rhin transformée pour la circonstance en cocotte minute, ce n’est même plus drôle. La faute en revient naturellement à Dame Canicule. Mais aussi à l’absence de confort d’un théâtre certes d’une vétusté attachante, certes rafistolé à plusieurs reprises, mais toujours pas mis aux normes d’une salle moderne, climatisation minimale incluse. Le public transpire en silence, tout juste animé du friselis d’éventails de fortune qui s’agitent avec l’énergie du désespoir, mais gageons que pour les solistes, les danseurs et l’orchestre la soirée ne doit pas être bien agréable non plus. En tout cas l’effet de la chaleur humide sur l’instrumentarium baroque du Concert d’Astrée semble ravageur, surtout du côté des bassons et des flûtes à becs, qui n’émettent plus que des couinements risibles. Un festival de gags sonores qui ne semble nullement perturber Emmanuelle Haïm, affairée à déployer en tous sens une gestique surprenante, mi jerk atypique, mi touillage de mayonnaise… Le tout ni à mains nues, ni avec baguette, mais la main droite crispée sur un stylo bic encapuchonné de rouge, dont la présence ici relève de l’objet surréaliste. On imagine que cette agitation corporelle sans précédent vise à susciter chez toutes les forces en présence une expressivité maximale. Et il est indéniable qu’elle y parvient parfois. Mais on peut regretter aussi l’absence d’efficacité rythmique d’une battue peu lisible, facteur de confusion et d’indifférence, au sein d’une masse instrumentale atone, voire flasque. A mesure que le spectacle avance la beauté de l’écriture chorale (vaillamment défendue) et quelques airs splendides parviennent heureusement à faire oublier cette inconsistance… de temps en temps.
Sur le plateau, l’affairement des chanteurs n’est pas moins pathétique. En fait seul Paul Agnew parvient vraiment à mettre en valeur les fastes d’une écriture vocale rétive. Ce n’est qu’avec lui que l’ornementation envahissante de ce chant inhumain reprend son sens, et émeut vraiment. On apprécie aussi les efforts d’Anne Lise Sollied, qui se bat courageusement pour insinuer sa jolie voix dans tous les méandres de sa partie, au risque de compromettre parfois la justesse de l’intonation. Thomas Dolié se tire honorablement des deux rôles d’Adamas et d’Apollon, les jolis moyens de Kimy McLaren et Luanda Siqueira attirent brièvement l’attention… Mais avouons que le reste de la distribution, timbres quelconques, techniques approximatives, colonnes d’air vacillantes, laisse dubitatif. Seule la diction française est en général d’une clarté méritoire, ce qui est louable, mais pas suffisant.
Mettre Les Boréades en scène et en danse est une gageure. L’alternance obstinée du chant et du divertissement chorégraphique s’y révèle vite d’une implacabilité tuante, les conventions du livret ne sont supportables qu’au prix d’une indulgence de tous les instants, et obtenir des chanteurs qu’ils parviennent à porter leur attention à autre chose qu’une ligne vocale monopolisante relève de l’exploit. Finalement, le compromis proposé par le metteur en scène Laurent Laffargue et le chorégraphe Andonis Foniadakis s’avère plutôt satisfaisant. On peut rester sceptique face à une danse uniformément agitée et sportive, mais dont la fluidité continuelle finit heureusement par assurer à l’ouvrage un semblant d’armature. On apprécie aussi quelques tentatives intéressantes d’intégrer les chanteurs dans la chorégraphie elle-même, avec quelques portés surprenants mais plutôt réussis. Et puis toute cette effervescence a au moins le mérite d’éviter les incongruités d’une improbable modern dance, tout autant que les petits doigts levés et les poignets bloqués d’une gestuelle baroquisante réchauffée. Laurent Laffargue réussit de son côté à diriger ses acteurs avec un beau naturel. Quant à la référence constante à l’univers du cirque, elle autorise quelques effets séduisants, l’accumulation d’ors, de rouges et de brandebourgs évitant assez astucieusement une lassitude visuelle qui menace toujours plus ou moins. Pas vraiment l’onirisme et la créativité soufflante (sic) qu’un tel ouvrage exige, mais finalement, jugé à l’aune de ce qui a été proposé ailleurs ces dernières années dans ces mêmes Boréades, à Paris, Lyon, Salzbourg… un très honnête et très beau travail. »

Forum Opéra – 18 juin 2005

« Décidément, l’Opéra du Rhin nous aura gâtés pendant cette saison 2004-2005. Après une Lulu théâtralement très forte il y a à peine quelques jours, il clôt cette saison avec Les Boréades de Rameau. Et encore un triomphe, un ! Créées en 1964 (!) en version de concert par l’ORTF, ces Boréades n’ont connu leur première représentation scénique qu’en 1982 à Aix-en-Provence. C’est dire si Rameau ne les a jamais vues ! Mais gageons qu’il aurait aimé cette nouvelle mise en scène très inventive : le décor représente l’intérieur d’un grand chapiteau de cirque rouge sombre à l’intérieur duquel les princes et les dieux sont des dompteurs (et des chasseurs) vêtus de rouge dont le gibier sont les hommes (les danseurs). Alphise elle-même est vêtue en dompteuse, mais avouons que dans ce costume elle ressemble plus à la Grande-Duchesse de Gerolstein qu’à une reine grecque ! Tous les hommes sont habillés du même costume de dompteur, à l’exception d’Apollon qui, étant le dieu de la lumière, est vêtu de jaune, et de Abaris, qui, n’appartenant pas à cette communauté, est vêtu d’un simple costume couleur crème et a le visage peint en blanc. Belle idée de théâtre, vraiment, bien qu’au bout de plus de trois heures de spectacle la mise en scène devienne un peu ennuyeuse à force de ne prendre appui que sur le monde du cirque et ses rituels : faute de renouvellement, une certaine monotonie s’installe parfois.
Par bonheur, le niveau musical de la soirée fait oublier cette menue réserve. Les femmes sont superbes, en particulier Alphise, incarnée par la norvégienne Anne Lise Sollied qui trace le portait d’une reine meurtrie . Vocalement, cette soprano possède une voix pleine d’autorité, presque un peu trop charnue pour ce répertoire. On regrettera toutefois des carences dans la diction, si importante chez Rameau. Delphine Gillot, pour sa part, incarne une belle Sémire. Dans les courts rôles de Nymphe et Polymnie, Kimy McLaren et Luandra Siqueira s’acquittent honorablement de leur tâche.Incontestablement, ce sont les hommes qui se taillent la part du lion dans ce spectacle, à commencer par le superbe Borée de Andrew Foster Williams. Dramatiquement fabuleux, le baryton anglais offre un portrait parfaitement haïssable du dieu des vents auquel il offre sa belle voix puissante qui « passe » sans effort l’orchestre et les choeurs. Les deux prétendants, Calisis et Borilée trouvent en Eric Laporte et Nicolas Cavallier des chanteurs à leur mesure. Laporte fait preuve de belles demi-teintes, quoiqu’un peu en difficulté dans les vocalises rapides. Cavallier, quant à lui, confère à l’infâme Borilée des accents sombres parfaitement inquiétants.
Thomas Dolié est une révélation. Âgé de seulement 26 ans, ce jeune baryton français a déjà interprété brillamment Papageno à l’Opéra du Rhin en janvier. Ici, il est Adamas et Apollon. Deux rôles qui lui vont merveilleusement bien. Mais le véritable héros de cette soirée, c’est Paul Agnew. Ici, il se surpasse – si c’est possible – en terme de couleurs et de nuances. Son air, après l’enlèvement d’Alphise par Borée, est tout simplement prodigieux tant Agnew y est tendre et poignant. Scéniquement, il arbore une sécurité et une prestance dignes du héros qu’il incarne. Tant d’aisance vocale et physique, c’est confondant.
A la fois gibier de chasse, attraction pour la reine Alphise et même vents sous la domination de Borée, les danseurs sont omniprésents. Leurs chorégraphies sont constamment inventives, délibérément contemporaines – un parti pris surprenant, mais assumé avec assez de talent pour convaincre. Sonorités superbes, phrasés inouïs, le concert d’Astrée est superbement dirigé par une Emmanuelle Haïm visiblement amoureuse de cette oeuvre. Le public ne s’y est pas trompé est a réservé à la « cheffe » et à ses musiciens un triomphe mérité. »

Anaclase. com – 18 juin 2005

« Si l’ultime tragédie lyrique de Rameau dut attendre 1982 pour gagner enfin les planches, il semble que ce début de XXIème siècle se complaise à lui rendre les honneurs qui lui sont dus. Ainsi, après la fort belle production de Robert Carsen à Garnier en 2003, la mise en scène lyonnaise que Laurent Pelly signait l’an passé, c’est aujourd’hui Laurent Laffargue qui présente sa vision des amours contrariées d’Alphise et Abaris à l’Opéra National du Rhin. Deux univers se confrontent dans son spectacle : celui de la chasse et celui du cirque. Le plateau s’en trouve envahi d’uniformes et de velours rouges, créant une atmosphère lourde d’une sensualité malsaine et dangereuse. La chorégraphie de Andonis Foniadakis s’ingénie à inventer d’étonnantes figures d’une expressivité convaincante, nous faisant suivre les péripéties métaphoriques des valets, cavaliers et possibles montreurs d’ours, tout au long d’une fête étrange et cruelle qui parfois forme des freaks par une insolente association des corps. La présence d’un cheval – qui porte l’Amour sur scène – parachève l’option, partant que l’équidé désigne immanquablement les univers susmentionnés, mais aussi la parade des pouvoirs, sujet principal de l’ouvrage, sans qu’il suffise à traiter véritablement son indiscutable dimension politique. Outre de faire l’impasse sur cet aspect des Boréades, Laffargue n’a pas su développer ses choix pour les faire vivre avec l’argument, de sorte que sa proposition de départ, plutôt intéressante, s’épuise déjà au milieu du second acte. On attend vainement une révélation tout au long d’une représentation qui finalement s’achèvera dans les froufrous d’un joyeux Cancan.
Comme à Paris et comme à Lyon, les chanteurs ne se sont pas mis d’accord quant aux préoccupations de style, et la direction musicale semble ne s’y être guère intéressée. Une nouvelle fois, le résultat est choquant : Sémire, Borilée et Alphise affirment un franc bel canto, Adamas, Calisis et Abaris tentent la déclamation, tandis que la Nymphe et Borée s’évertuent à réconcilier les deux partis. La négligence d’Emmanuelle Haïm sur ce point n’a d’égal que l’imprécision et la platitude de son interprétation, conduisant un Concert d’Astrée vertigineusement approximatif dans une symphonie absurde qui va son cours tant bien que mal.
Enfin, la distribution vocale surprend à plus d’un titre. Eric Laporte – Calisis – vaillant Dardanus l’an dernier – Opéra de Bonn – accuse des faiblesses décuplées ; si l’ornementation est joliment naturelle et la diction satisfaisante, la justesse est largement aléatoire dès le haut-médium. Son rival Borilée bénéficie de la présence insupportablement vul-gaire de Nicolas Cavallier ; on ne comprend pas bien pourquoi cet artiste, qu’on a pu maintes fois apprécier, se fourvoie dans un chant à l’emporte-pièce. Anne Lise Sollied campe une Alphise relativement mièvre qui ouvre plutôt bien l’exécution mais qui s’avérera sans nuance jusqu’à la fin ; le legato est indiscutablement fort bien mené, mais vient tellement lisser l’ex-pression qu’on ne s’intéresse guère au sort de la reine. Delphine Gillot est plus convaincante en Sémire, avec un timbre net, une intonation fiable et une irréprochable diction. De même saluerons-nous le Borée de Andrew Foster Williams, sonore, intelligible et efficace, et la Nymphe de Kimy McLaren dont la couleur vocale renferme des richesses qu’on souhaite pouvoir découvrir bientôt. C’est une nouvelle fois Paul Agnew qui interprète Abaris, un rôle qui lui va comme un gant et qu’il sert d’un art subtil auquel on ne saurait être indifférent, même si le ténor n’est pas ce soir dans une forme exceptionnelle. Enfin, on retrouve Thomas Dolié, le Borilée de Lyon, en Adamas : un rien précautionneux lors de sa première intervention, jus-qu’à laisser supposer une curieuse inégalité de l’impact vocal, le baryton laisse s’épanouir par la suite le cuivre de son timbre, composant un personnage qui n’a rien de rassurant. »

ResMusica – 28 juin 2005 – Torpeur persistante d’une belle endormie

« En clôture de sa saison, l’Opéra du Rhin offrait à Emmanuelle Haïm le soin de conduire « sa » version des Boréades, opéra du dernier Rameau, lequel décéda pendant les répétitions (1764). Depuis, la version au disque (Erato) signée John Eliot Gardiner (qui a créé l’œuvre dans sa version scénique en 1982 au Festival d’Aix-en-Provence), puis récemment, la lecture de William Christie présentée à l’Opéra Garnier (lire la chronique de notre collaborateur Bruno Serrou) et fixé en DVD par Opus Arte (lire la chronique de notre collaborateur Olivier Brunel), l’œuvre dispose d’ambassadeurs plus que recommandables, et grâce à eux, les mélomanes, ramistes ou non, peuvent à loisir entendre et réentendre des propositions de référence.
Difficile de paraître après les Baroqueux de la première heure et du premier crû. Continuiste chez Christie, la disciple Haïm a donc fait ses armes, fondé son propre ensemble, le concert d’Astrée, et constitué déjà une discographie remarquée dont un Orfeo de Monteverdi, qui a suscité autant de fervents que de détracteurs (Emi). Etait-ce la chaleur (étouffante) dans la salle de l’opéra de Strasbourg, ou bien le propre des premières (première date strasbourgeoise des Boréades) ? Visiblement peu éloquente et surtout enlisée dans la minutie des détails, Emmanuelle Haïm, pourtant généreuse en gestes, aura donné un Rameau plus lisse qu’audacieux, à peine contrasté, visiblement lui aussi amolli, rythmiquement systématique, court, asséché presque linéaire, bien peu imaginatif. A quelques rares exceptions près, la directrice du Concert d’Astrée est restée à l’extérieur de l’œuvre, esquissant sommairement ce qui demeure un opéra de la liberté, de la Nature et surtout des climats. Tout au long de la performance, on a souhaité que le vent de Borée, (dieu du vent du nord !), souffle une bonne fois pour toute sur l’assemblée des interprètes afin qu’ils se ressaisissent enfin : attente insatisfaite, vaine espérance.
Vocalement, on retrouvait Paul Agnew qui fit dans le même rôle les beaux soirs de Garnier, autorité musicale et dramatique, articulation intelligible, suavité mâle du timbre : le ténor anglais donne d’Abaris, une figure juste du héros mortel prêt à vaincre tous les défis au nom de l’amour. A ses côtés, l’Apollon/Adamas du Bordelais Thomas Dolié (belle prestance, claire et racée) et le Borée d’Andrew Forster Williams (dieu ridicule et impuissant à conduire ses équipées diaboliques) maintenaient le niveau. Le reste de la distribution suscite plus de réserves : Alphise (présence scénique de la norvégienne Anne Lise Sollied mais quelles défaillances techniques !), les fils de Borée (dont le ténor Eric Laporte, aux aigus plus qu’incertains et étranglés, était insuffisant), ralentissaient l’action. La mise en scène de Laurent Laffargue sans vraiment convaincre comportait quelques effets dramatiques percutants, tel Abaris en Pierrot triste. Mais là encore, la lecture manquait singulièrement de souffle et d’incarnation. Les Boréades est un opéra climatique, dont la démesure (en particulier l’audace révolutionnaire de la partition) est en rapport avec les éléments convoqués. Ici, les Boréades sont les fils de Borée lequel appartenant à la race des Titans, peut soumettre la Nature à ses caprices haineux et barbares. Nous sommes donc en présence des forces originelles indomptables, ce que la partition orchestrale suggère avec clarté et invention. Mais alors pourquoi réduire, et même rétrécir le propos dans un boîte style Magic Circus, où Alphise est montrée, dévoilée comme un animal de foire, un félin en cage, proie de supplices infernaux qui paraissent ainsi bien douceâtres ? Le narratif et l’anecdotique nuisent à la portée cosmique de l’œuvre. Pourtant, le tableau où Borée ailé commande en béquilles à ses armées de chauves-souris reste le tableau le plus réussi.
C’est bien peu somme toute… Même à l’évocation des tortures infligées à la belle et digne Alphise, on cherchait en vain dans l’orchestre, la stridence aigre des bois, diaboliques et cyniques, échos infâmes des sauvages Boréades. Spectacle en demi-teintes donc, où sous la chaleur suffocante, les interprètes, l’orchestre, surtout le chef, Emmanuel Haïm, ont adopté d’un bout à l’autre de la soirée la torpeur d’une belle endormie. »

Altamusica – 18 juin 2005 – Des Boréades victimes de vents contraires

« Victime de la censure pour avoir osé véhiculer des idéaux prérévolutionnaires, les Boréades est avant tout un opéra spéculaire, dernière tragédie lyrique possible, tant Louis de Cahusac, auteur plus que présumé du livret, y révèle les rouages d’un genre moribond en intégrant les divertissements, présentés en tant que tels et non plus comme émanations du merveilleux, jusqu’à leur nécessité dramatique même. Tournant le dos au manichéisme glacé de Robert Carsen et à l’esthétisation sans vigueur de Laurent Pelly, Laurent Laffargue réinvestit le merveilleux par les enchantements du cirque, habile mise en abyme d’une cour vouée à la représentation où l’on n’hésite pas à manier le fouet pour imposer ses désirs. Mais un tel cadre, lorgnant trop futilement vers les plaisirs canailles de la Vie Parisienne, couronnés par l’improbable cancan de la contredanse finale, contraint la tragédie à un sentimentalisme qui refuse à Alphise et Abaris, condamnés à n’être que l’auguste et le clown blanc d’une mascarade colorée, la noblesse du renoncement et l’exemplarité du rite initiatique, comme une incapacité à traduire la symbolique de la fable.
De ce qui n’est plus qu’une succession de numéros où le spectaculaire s’exprime parfois avec paresse, la danse ne peut que sortir victorieuse, dès lors que la chorégraphie d’Andonis Foniadakis meut des corps acrobatiques et flexibles, particulièrement signifiants dans la chasse à l’homme initiale et l’enlèvement d’Orithie, avec d’autant plus de mérite qu’Emmanuelle Haïm n’imprime à ses rythmes ni fantaisie ni carrure. Cette amoureuse de la courbe vocale italienne reste sans pouvoir devant un Concert d’Astrée sans couleur ni conduite, escamotant la moindre difficulté, à l’image d’un chœur aux attaques plus qu’incertaines. Et comme une marque de fabrique, quelques extrapolations liberty ne peuvent que défigurer une ligne ramiste qui se suffit à elle-même, notamment dans les vocalises paroxystiques d’un horizon serein.
Apathique, la basse continue n’est de surcroît d’aucun soutien à des chanteurs qui, dans leur plus grande majorité, ne maîtrisent pas les subtilités de la déclamation lyrique. Malgré les lumineuses rondeurs du timbre, Anne Lise Sollied ne trouve en Alphise que les obstacles de la langue et de la tessiture, esquissant à peine l’expression. Des frères boréades, Nicolas Cavallier et Eric Laporte ne donnent qu’une piètre image, le premier en Borilée vieux beau, maugréant des ports de voix systématiques, le second se débattant d’une voix ingrate avec la tessiture, l’émission même, de Calisis. Mais Andrew Foster Williams offre avec panache un Borée un rien générique. Et s’il les chante avec goût et sûreté, Thomas Dolié n’a pas encore l’aura d’un Adamas, qui plus est d’un Apollon. Lumineux combattant des vents, Paul Agnew demeure seul serviteur digne et inspiré de Rameau. Avec moins d’insolente fluidité qu’à Paris et Lyon, le ténor britannique aborde Abaris dans une perspective plus héroïque, en conservant les accents les plus suaves, la vocalise la plus déliée, et surtout cet art du dire sculptural qui confère à chacune de ses incursions dans la Tragédie lyrique une captivante profondeur.
Malgré cette incarnation majeure et l’incontestable force de la chorégraphie, on n’a pu s’empêcher, en sortant de la Filature, de penser que le silence aussi inacceptable soit-il, imposé aux Boréades durant plus de deux cents ans, avait préservé l’ultime chef-d’œuvre du maître dijonnais d’une plus préjudiciable médiocrité. »
Opéra de Zürich Festspiele – 12, 16, 19, 23, 25, 30 juin, 2 juillet 2004 – coproduction avec Opéra de Lyon – Choeur et Orchestre La Scintilla de l’Opéra de Zurich – dir. Marc Minkowski – Junior Ballett de l’Opéra de Zurich – mise en scène Laurent Pelly – chorégraphie Laura Scozzi – avec Annick Massis (Alphise), Richard Croft (Abaris), Tom Allen (Calisis), Gabriel Bermudez (Borilée), Jean-Sébastien Bou (Adamas/Apollon), Elena Mosuc (Sémire/la Nymphe), François Lis (Borée), Martina Jankova (Polymnie/l’Amour)


ConcertoNet – 12 juin 2004

« Après Lyon, Les Boréades de Marc Minkowski et Laurent Pelly soufflent désormais sur Zürich, dans une distribution entièrement différente, à l’exception de Tom Allen et de François Lis. Les deux chanteurs renouvellent leur succès lyonnais, le premier séduisant par sa parfaite maîtrise technique et le second par ses graves particulièrement sonores. Parmi les nouveaux venus, il convient de citer en premier lieu Richard Croft, qui incarne un Abaris proche de l’idéal. On admire la facilité avec laquelle il se déjoue des aigus, sa diction parfaitement claire ainsi que sa palette infinie de couleurs et de nuances. Scéniquement, il campe un amoureux vaillant, face auquel les deux fils de Borée n’ont plus qu’à s’incliner. Jean-Sébastien Bou confère beaucoup de noblesse au rôle d’Adamas, alors que Gabriel Bermudez nous offre un Borilée un peu trop uniforme sur le plan vocal.
La grande déception de la soirée tient à la prestation d’Annick Massis, qui laisse une impression fort mitigée, malgré d’indéniables qualités. Spécialiste du bel canto, elle est particulièrement à son aise dans les vocalises et les ornementations, mais pour le reste sa voix a étrangement peu de projection et semble souvent tendue et corsetée, ne parvenant qu’en toute fin de spectacle à s’épanouir vraiment. Et scéniquement, sa reine apparaît quelque peu terne. Si Elena Mosuc est à contre-emploi dans ce répertoire, Martina Jankova nous offre en revanche quelques-uns des plus passages de tout l’opéra.
S’il a déjà travaillé sous la direction de chefs tels qu’Harnoncourt, Christie et Minkowski, l’ensemble La Scintilla, fondé en 1998 et composé d’instrumentistes baroques de l’Orchestre de l’Opéra de Zurich, n’a pas (encore?) la routine des formations confirmées du répertoire ancien. Un manque d’expérience qui est malheureusement mis en évidence par les tempi particulièrement rapides choisis par Marc Minkowski. Malgré ces quelques réserves, une première suisse bienvenue, et chaleureusement accueillie par le public. »
Opéra de Lyon – 9, 11, 13, 15, 17, 19, 21 mai 2004 – Les Musiciens du Louvre – Grenoble – Orchestre et Choeurs de l’Opéra de Lyon dir. Marc Minkowski – mise en scène et costumes Laurent Pelly – dramaturgie et Agathe Mélinand – décors Chantal Thomas – lumières Joël Adam – chorégraphie Lionel Hoche – vidéo Charles Carcopino – chef des choeurs Alan Woodbridge – avec Mireille Delunsch (Alphise), Paul Agnew (Abaris), Tom Allen (Calisis), Marcel Boone (Borilée), Stéphane Degout (Adamas), Magali Léger (Sémire, Nymphe), François Lis (Borée), Thomas Dolié (Apollon), Malia Bendi Merad (Polymnie, L’Amour)


Crescendo – été 2004 – 9 mai 2004

« A Lyon, l’ultime partition des quatre-vingts ans d’un créateur alliant jouvence et suprême sagesse, ces Boréades ressuscitées au terme d’un sommeil de bien plus de deux siècles (elles n’avaient jamais été données auparavant!) et qui, justice tardive, sont en passe de prendre place au vrai répertoire lyrique. Le travail éditorial exemplaire d’Alain Villain (Editions Stil) nous a gratifiés depuis peu d’une partition de poche vendue au prix incroyable de 25 €, et qui est une merveille de goût et d’élégance dont il ne faut surtout pas se priver. Critiquée par certains de mes confrères, la mise en scène de Laurent Pelly me paraît exemplaire, renonçant à tout décor réaliste au profit de deux grands panneaux incurvés mobiles, dont les lentes évolutions tissent un admirable contrepoint visuel aux mouvements plus vifs (bien que toujours discrets, ceci n’est pas un ballet) des danseurs. Au dernier Acte, les panneaux disparaissent, un immense éventail circulaire sert tout à tour d’appareil de torture pour la malheureuse Alphise (dont le persécuteur Borée est le dieu des vents du Nord, ne l’oublions pas!), puis de vrai éventail à pales, avant de se transformer pour l’allègre conclusion (l’oeuvre se termine par un impétueux galop) en roue foraine de la fortune. Le jeu des acteurs s’inspire largement des pratiques d’époque, avec le rôle capital dévolu aux mouvements de bras. D’une distribution dans l’ensemble excellente, dominée à mon gré par le si émouvant Abaris de Paul Agnew (sa sublime plainte au début du quatrième acte, “Lieux désolés”, arrache les larmes !) je ne retire qu’une grave déception: à trop chanter Strauss et Wagner, qui ne sont pas faits pour sa voix, celle de Mireille Delunsch (Alphise) s’est durcie et raidie, perdant beaucoup de son élégance, de sa souplesse et de son charme. Est-ce irrémédiable? Excellente dans l’ensemble, la direction de Marc Minkowski m’inspire la petite réserve d’une rythmique pas assez acérée, un peu trop vague, dans l’extraordinaire début du cinquième Acte dont le prémonitoire “stravinskisme” s’en trouve gommé. Il se rattrape, et au-delà, dans la sublime “Danse des Heures” du quatrième Acte, d’une ample sérénité à pleurer de bonheur, égalant les inspirations les plus élevées de Bach (c’est la musique que j’aimerais écouter au moment du grand départ…), et que par une simple interversion (car il n’y a aucune coupure) on a enchaînée directement au non moins admirable et consanguin choeur “Parcourez la terre”. Qui a osé dire que Rameau était un tempérament froid? Si c’est vrai, il avait acquis à l’avance le secret de Berlioz: “il faut tâcher de faire froidement des choses brûlantes”!… »

Classica – juillet/août – 9 mai 2004

« Des Boréades signés à Lyon Pelly et Minkowski, on attendait plus, pour suivre en fait la voie tracée par un Platée au délire communicatif. Manque de temps, ou de sympathie pour le sujet, qui dans son tragique dessin, s’avère si loin des comédies qui font sa gloire, Laurent Pelly n’a offert du tout dernier Rameau qu’un spectacle neutre, sans unité, sans analyse presque, rendant plus précieuse encore la somme des partis affichés naguère par Carsen à Gamier. Le handicap ici d’un décor simple (de grands panneaux nus et cintrés pouvant accueillir n’importe quelle tragédie sans âme), puis chahuté par la tempête, enfin gênant par son trop de présence inutilisée (une turbine géante absurde) fait osciller l’action entre vide et trop plein, sans qu’une direction d’acteurs investie vienne peupler ces lieux. D’autant qu’à part Paul Agnew, décidément excellent Abaris, et Stéphane Degout jouant bien de son grave en Adamas, la distribution laisse sur sa faim, Mireille Delunsch ne rayonnant vraiment point en Alphise, dont l’esprit lui reste étranger. Et si Marc Minkowski sait animer la phrase et le drame avec l’acuité et la verve qu’on sait, c’est parfois au détriment d’un détail instrumental fragilisé (ces cuivres défaillants !). Le tout laissait donc l’impression d’un spectacle inabouti. »

Le Monde de la Musique – juillet/août 2004

« …pour Les Boréades, à Lyon, Marc Minkowski s’entoure de nouveaux venus. Stéphane Degout, hier Borilée chez Christie, incarne un hiératique Adamas et confirme son talent. Grande découverte, François Lis offre à Borée une envergure dramatique et une diction remarquables un chanteur à suivre. Le Calisis tendu mais insolent de Tom Allen et le Borilée hargneux de Marcel Bonne sont aussi des révélations. Quant à Paul Agnew, déjà Abaris dans la production de l’opéra de Paris, il confirme son intelligence du rôle et son élégance suprême dans le registre élégiaque. Les Boréades n’appellent pas le même déluge d’images que Les Paladins. C’est dans l’âme et le coeur des personnages que se joue le théâtre. Laurent Pelly, catalogué maître de l’inventivité, a choisi la sobriété. Le premier acte peine en effet à s’animer. Le cinquième acte se distingue en revanche par une belle idée aussi scénique que dramatique l’immense ventilateur qui accompagne l’inflexible Borée bascule pour se transformer en prison dans laquelle le dieu du vent septentrional retient la reine Alphise. Le metteur en scène nous gâte cependant moins qu’à l’accoutumée. La musique rachète-t-elle cette panne momentanée d’inspiration? Pas sûr. La chorégraphie banale de Lionel Hoche, la voix fatiguée et métallique de Mireille Delunsch, le manque de cohésion de l’orchestre signifient la redoutable difficulté de cette partition. Mais Paul Agnew confirme son intelligence du rôle et son élégance suprême dans le registre élégiaque, et Marc Minkowski n’a pas son pareil pour déchaîner les éléments. »

Diapason – juillet/août 2004 – La boîte de Pandore

« Rameau n’a jamais vu ses Boréades ? Nous non plus. Un an après le livre d’images relié par Robert Carsen, flatté en son hédonisme par le DVD, le brouillon lyonnais abandonné par Laurent Pelly à Marc Minkowski semble aussi peu sensible aux enjeux de l’oeuvre. Et se révèle, ce qui n’était assurément pas le cas à Garnier, maladroit dans la réalisation. Rien à voir avec l’effervescence millimétrée de la triomphale Platée ou, tout récemment, du doublé Gianni Schicchi -L’Heure espagnole. On mettra néanmoins au crédit de cette mise en scène le souci d’incarner (et non d’orner) le draine, de chercher dans le « spectacle des vents « , plus qu’un décor pittoresque, l’expression de pulsions essentielles ; Paul Agnew approfondit dès lors un Abaris beaucoup plus complexe qu’avec Christie, aussi tendre mais charismatique, porteur d’une émotion qui ne risque plus la mièvrerie (quitte à barytonner, dangereusement). Hélas !, le vocabulaire du drame échappe encore à Pelly, l’autorité de la posture, la concentration du geste, la force du tableau. Autour d’immenses parois courbes coulissantes qui modèlent l’espace sans parvenir à y imposer aucune ambiance (la faute aux lumières, peu flatteuses ?), les personnages s’agitent comme des feuilles sous la tempête, sortent de scène, rentrent, ressortent sans cesse… et la faiblesse du vocabulaire menace l’architecture. Il faut dire que celle des Boréades est singulière à l’alternance récit/divertissement, elle ajoute un grand geste (l’action se concentre au tout début, pour ne revenir qu’à l’acte IV, dans une accélération grisante). Pelly le néglige, traitant les divertissements avec la même épaisseur de trait que le récit, les embourbant l’un comme l’autre. Mais qu’aurait-il pu en faire avec des chorégraphies sourdes, des projections vidéo économes, des décors aussi peu suggestifs (et encore plus laids après la tempête en guise de « lieux désolés », on nous ressort l’effet décor détruit de Platée et d’Ariane à Naxos)? La progression de l’intrigue est également plombée par des caricatures. Ici Barbie-princesse-tête-à-claques-sous-sa-couronne-en-carton-argentée (Mireille Delunsch, uniformément véhémente, étrangère à la nature mélancolique d’Alphise). Là un Borilée patibulaire, tout droit sorti de Flash Gordon (Marcel Boone, insignifiant), et un Calisis-serpent (Tom Allen, qui a le mérite d’assumer jusqu’au bout cet emploi cruel) tous deux assènent dès leur entrée la perversité que l’on devrait seulement craindre. Cerise sur le gâteau la tunique et la barbe blanche de Merlin l’enchanteur pour Adamas (mais l’adéquation vocale de Stéphane Degout au rôle est un éblouissement). Second degré un peu lourd ? Ou gadget pour meubler et contourner l’obstacle, comme la gigantesque hélice du V, ustensile climatique du repaire de Borée (l’impressionnant François Lis)?
On ne se console pas tout à fait en fermant les yeux. Car si le mélange des Musiciens du Louvre et de ceux de l’Opéra de Lyon prend assez bien, on regrette que le souci des grandes directions s’exerce parfois au détriment du détail (notamment côté violons), au prix de couleurs un peu criantes et de nuances schématiques. Opposera-t-on alors, c’est presque un lieu commun, Christie le styliste et Minkowski le chef d’opéra? Ce serait un peu facile. Prenez les contrebasses. Celles de Minkowski simplifient la ligne afin de jouer à l’octave la plus grave possible, d’élargir au maximum le spectre. Un Furtwängler qui s’est trompé d’adresse ? Non, la stricte illustration de la méthode de contrebasse de Corrette (1773) ; l’acoustique de l’Opéra de Lyon est métamorphosée par cette impressionnante « caisse de résonance» (dont les dessus ne profitent pas, hélas !, pour aérer, varier le trait). Les contrebasses de Christie jouent Rameau… comme Mozart, Haendel toutes les notes, superbement articulées, échos des violoncelles et non soubassement de l’édifice. Alors, opposons plutôt l’aîné qui s’en tient à ce qu’il sait faire, et l’intrépide ouvrant une boite de Pandore qui parfois l’engloutit. »

Opéra International – juin 2004

« Pour avoir réussi une magnifique Platée, Laurent Pelly le sait : Rameau était un extraordinaire concepteur dont la pensée systématique précédait l’acte compositionnel. Aussi, toute production ramiste doit-elle être fondée sur une idée-force. Comme celle qui préside à Vertigo de Hitchcock (ce film repose sur une abstraite et vertigineuse cage d’escalier), l’idée-force élaborée par Laurent Pelly consiste en une giration elliptique, en écho à la circulation des nébulosités dans les cieux glaciaires hyper-boréaux. Après, il faut donner une vie scénique à ce présupposé. Le décor se compose de deux éléments : un sol qu’animent, çà et là, des tapis roulants, dont le spectateur ne peut prévoir la giration ; et des hauts murs incurvés en quart de cercle et dont la mobilité, quasi chorégraphique, est assurée par les dits tapis roulants ou par des chanteurs. Ouant à la danse, passionnante au cinquième acte, elle consiste en des variations autour du cercle, plus ou moins décentré. Profondément pensés, le système de Pelly et celui de Rameau peinent cependant à se rencontrer. L’appareil scénographique empêche l’oeuvre de se déployer : trop massif, il ne laisse aux acteurs qu’un espace de jeu rétréci et prévisible. Comme bon nombre d’oeuvres tardives (par exemple Parsifal), le droit fil dramatique des Boréades n’est pas unitaire : on y trouve une stratification et un entrelacs de composants hétérogènes ; et c’est cet agencement que Laurent Pelly, embarrassé par son propre édifice dramaturgique, ne laisse pas percevoir. De même, il a oublié que, chez Rameau, les personnages passent leur temps à transgresser, par l’expression de leur désir, le carcan systématique que le compositeur leur assigne ; dans Les Boréades, le solaire et le charnel italiens contestent la prison boréale où ils sont enclos. C’est tout ce qu’une direction d’acteurs trop distanciée et monolithique n’a pas su faire surgir (les personnages de Calisis, Borilée et Borée en sont même réduits à des façades uniformément noires et nullement pathétiques). Dans une partition, il est vrai, fort virtuose et miraculeusement colorée, l’orchestre, étonnamment hétérogène, a été souvent pris en défaut : à côté de l’excellence (notamment cors, bassons et clarinettes), on s’étonne d’entendre ici des flûtes traversières indignes, des cordes aiguës peu souvent justes et homogènes, et des basses d’archets trop uniformément ronflantes et non articulées. Meilleur élément de la soirée, PauI Agnew, qui cherche manifestement à élargir sa voix, est la charpente de la distribution vocale et continue à être un ample et généreux Abaris. En Adamas, Stéphane Degout se tire bien d’un rôle situé dans la partie grave de sa voix. Sans contester les talents dramatiques de Mireille Delunsch, nous persistons à croire qu’Alphise doit revenir à une nature vocale et scénique plus extravertie et plus sensuelle. Essentiellement attentif à l’arc dramatique de ouvrage, Marc Minkowski magnifie l’accompagnement des récits et l’écriture chorale : tissant des liens avec les motets que Rameau composa dans sa jeunesse, il donne au choeur une stature de véritable personnage. »

Sitartmag – L’opéra des vents

« La reine Alphise ne doit épouser qu’un descendant de Borée, dieu des vents du nord. Deux prétendants se disputent ses faveurs, alors qu’elle n’aime que l’étranger Abaris, pour qui elle serait prête à renoncer au trône. Mais ni son peuple, qui la supplie de rester, ni Borée, qui furieux, l’enlève, déchaîne ses vents et la menace d’un esclavage éternel, ne l’entendent ainsi. Tous ignorent qu’Abaris est le fils d’Apollon et d’une nymphe du même sang que Borée. Ce n’est que par son courage et son amour qu’il se montrera digne de sa naissance, et de la main d’Alphise.
On se réjouit que l’Opéra de Lyon invite Minkowski et les Musiciens du Louvre pour interpréter cette œuvre . L’orchestre est nerveux, frissonnant. Les vents et bois sont remarquables : précis, nuancés, expressifs. Le chef leur a donné là l’un des principaux rôles du spectacle. On pourrait presque dire que le beau plateau de chanteurs, rôdés au baroque, accompagne les instrumentistes, tant la présence et la qualité de l’orchestre sont affirmées. Mireille Delunsch (Alphise) a un timbre d’une grande beauté et une superbe technique, captivante quand elle est seule en scène ( «un horizon serein…tout à coup le vent gronde»). On retrouve Magali Léger, toujours charmante, en suivante de la reine. Abaris (Paul Agnew) est impeccable vocalement, avec un petit côté Stéphane Bern qui lui ôte du sérieux ; ce n’est pas à regretter, il aurait l’air trop sage sinon. Les deux prétendants seraient parfaits s’ils n’étaient desservis par une mise en scène hésitante, où ils n’apparaissent ni vraiment comiques, ni vraiment inquiétants.
Les Boréades, comme il se devait à l’époque de Rameau, comporte son lot d’invocations aux dieux, d’évocations des éléments, et d’intermèdes dansés. Donc, c’est un peu long, et une mise en scène peu inspirée n’essaie pas de nous le faire oublier. De beaux costumes, dans les tons vert d’eau, violine et bleu, sont affadis par un décor trop nu et uniforme – dallage gris blanc genre vieux hall de banque, grands panneaux gris bleu , qui noient les couleurs. Ajoutons un éclairage imprécis, délibérément bleuâtre ou blanchâtre, et l’on se croirait plutôt au royaume des Ondines. Dans l’antre de Borée, un ventilateur géant fait craindre que la malheureuse Alphise se disperse à tous les vents, mais ouf, elle en sort après une manœuvre laborieuse.
On a choisi d’éliminer la profusion du baroque, mais sans compensation. Ce n’est pas en rentabilisant le plateau tournant (bruyant, en plus) qu’on la remplace. Les ballets sont sans éclat, dans une chorégraphie brouillonne. Magali Léger, quand elle y prend part, a plus de grâce que les danseuses. II y a cependant des moments de rêve, comme cette pose au ralenti d’Abaris brandissant la flèche enchantée. Dommage que ces moments restent occasionnels, alors que les musiciens seraient mieux soutenus par une mise en scène plus dynamique. »

Res Musica – Vents, debout ! Vents, arrière ! – 17 mai 2004

« Lorsqu’en 1982, John Eliot Gardiner — loué soit-il — exhume la partition des Boréades (mémorable création au festival d’Aix), le public, stupéfait et ravi, découvre enfin à la scène l’un des chefs-d’œuvre (le dernier) de Jean-Philippe Rameau. Et rappelons, pour mémoire, que c’est l’Opéra de Lyon, déjà, en coproduction, qui présentait à son tour la pièce, l’année suivante, avec la même distribution qu’à Aix et les mêmes artisans-directeurs : Gardiner et J.L. Martinoty. Depuis, Les Boréades ont gagné, entre autres, Salzbourg (en 1999), avec Rattle et l’orchestre of the Age of Enligthtenment et — enfin — Paris-Garnier, l’an dernier (William Christie / Robert Carsen). Après les retentissants succès de Platée et de Dardanus, en particulier, on pensait bien que Marc Minkowski et ses Musiciens du Louvre-Grenoble allaient nous donner « leur » version des Boréades. Et ce n’est sans doute pas tout à fait un hasard si, pour ce faire, associés à l’orchestre et aux chœurs de l’Opéra de Lyon, ils ont choisi cette ville où ils se trouvent « en pays de connaissance » et où le retour à l’affiche de cette pièce prend, à quelques mois près, valeur de vingtième anniversaire.
Tablant sur le principe de l’équipe-qui-a-fait-ses-preuves, la production réunit donc les trois complices de Platée, Orphée aux Enfers, La Belle Hélène, Les Contes d’Hoffmann : Minkowski à la direction musicale, Laurent Pelly à la mise en scène, Chantal Thomas aux décors. Disons-le : à quelques détails près, il s’agit bien, une fois de plus, d’une équipe (brillamment) gagnante…
L’argument des Boréades, puisant dans un fond philosophico-mythologique est le suivant : Alphise, reine de Bactriane, doit pour continuer à régner, épouser l’un des princes boréades (fils de Borée) : Calisis ou Borilée. Or elle est éprise d’Abaris (et réciproquement), un « mortel » qui ignore le secret de sa naissance, fruit des amours d’Apollon et d’une nymphe boréade. Elevé par le Grand-Prêtre d’Apollon, Adamas, il est donc lui-même de haute lignée, descendant de Borée. Après bien des péripéties où Alphise se pose en héroïne quasi racinienne (elle choisit l’amour plutôt que le pouvoir), où intervient le merveilleux (toute puissance des dieux, maîtres des Eléments, pouvoir magique d’une flèche venue d’Eros…), et au cours desquelles les deux amants connaissent des retournements de situation qui les font passer tour à tour du plus profond désespoir aux plus folles espérances, nos héros, tels les Tamino et Pamina de La Flûte à l’issue de leur parcours initiatique, seront admis à épousailles au son d’une dernière et festive contredanse.
Qu’il s’agisse des princes boréades (scène 4 de l’acte III) : «Vents furieux, tyrans des airs / hâtez-vous, brisez vos chaînes ! » ou de Borée lui-même (impressionnant François Lis, composant une sorte d’Attila des nuées) faisant donner l’aquilonesque artillerie au début de l’acte V : « Volez, troublez les airs et ravagez la terre ! », ou encore d’Abaris, enfin renseigné sur ses origines et usant de ses nouveaux pouvoirs : « vents orageux, rentrez dans vos antres profonds !… », c’est en termes de navigation — le pluriel et la virgule en plus — que peut finalement se traduire la commande du ressort dramatique de l’action.
La mise en scène de Laurent Pelly — et les décors de Chantal Thomas — jouent beaucoup sur la mobilité. Indépendamment des divertissements dansés (sans réelle audace, mais de bon goût, parfaitement au point et jamais redondants par rapport à la musique), les personnages demeurent rarement immobiles. Un astucieux plateau tournant favorise certains changements d’orientation ou de position ; de même que les hauts panneaux verticaux, semi-circulaires, permettent, grâce à leur constante mobilité (parfaitement silencieuse), que s’organise un jeu labyrinthique où s’effectuent effacements et rencontres. Le ton dominant de ces décors fait songer à une pâleur d’aurore…boréale, traversée de nuages projetés par vidéo ; celui des costumes — pastel — (gris, vert, bleu) évite le manichéen noir/blanc si controversé de Robert Carsen. Mais on eût souhaité, pour le dénouement, un décor plus « souriant » et plus… fleuri ! : » Que l’amour embellit la vie…/…c’est un ruisseau dans la prairie qui serpente au milieu des fleurs. »
Au chapitre des trouvailles-clin d’œil, parmi les éléments de décor : le ventilateur géant qui « meuble » le repère de Borée et entre les pales duquel, Alphise est mise en pénitence, en attendant pire… Ce même « mégaventilo », une fois domptés les éléments déchaînés, tournera molto tranquillo, symbolisant le retour au calme : « volez, zéphyrs, par vos douces haleines… ».
Le plateau vocal ne mérite globalement que des éloges, à une légère réserve toutefois, concernant Mireille Delunsch ; car si dans sa composition d’Alphise, la beauté de la voix n’est pas en cause, de même que la parfaite tenue de ligne, la présence physique et le scrupuleux respect de l’inflexion baroque, la netteté d’articulation n’est pas toujours évidente et l’on se surprend parfois à s’aider du sur-titrage lumineux pour bien suivre son texte. Par ailleurs, l’Apollon de Thomas Dolié, dont le rôle est certes bien court, à la fin de la pièce, ne s’impose ni par la mise — trop « ordinaire » — (à son corps défendant), ni par la voix quelque peu en retrait. Au tableau d’honneur : le magnifique Abaris de Paul Agnew, décidément titulaire du rôle, dont l’articulation exemplaire, la richesse de timbre, la sidérante aisance de tessitures, les contrastes d’intonation ne peuvent que susciter l’admiration. Marcel Boone (Borilée) et Tom Allen (Calisis), tout particulièrement, composent des princes boréades inquiétants, tourmenteurs à souhait et vocalement très convaincants. Belle prestation de Stéphane Degout (ex Borilée chez W. Christie) dans le rôle du Grand-Prêtre Adamas, au timbre de voix séduisant, par l’ampleur et la plénitude. Les sopranos Magali Léger (Sémire) et Malia Bendi Merad (l’Amour) tiennent parfaitement leur partie ; Magali Leger manifestant même un « métier » des plus probants, tant par l’aisance vocale que la présence en scène.
Marc Minkowski conduit musiciens et chanteurs avec un engagement — communicatif — de tous les instants : airs, danses, fragments symphoniques se succèdent, gracieux, roboratifs ou dramatiques, pour le plus grand plaisir de l’auditeur-spectateur. Le symphonisme dramatique culminant, bien sûr, dans cet orage tempétueux et cataclysmique (renforcé par les effets vidéo de Charles Carcopino) déclenché par les Boréades éconduits et furieux. Ces musiciens-là, et dans cette interprétation, n’ont pas grand-chose à envier aux english baroque soloists de Gardiner (pour qui les aurait encore « dans l’oreille »), si ce n’est certains légers problèmes de justesse : ainsi ces clarinettes de l’ouverture qui, en dépit d’une position surélevée, sonnaient un peu bas…. Mais, globalement, tous sont à féliciter. De même que les chœurs (particulièrement : celui de l’Acte II, s.6 « Ecoutez l’amour qui vous presse » ainsi que ceux des s.1 des actes IV et V : « Nuit redoutable, jour affreux ! » et le chœur des vents souterrains) remarquablement enlevés et qui rendent pleine justice à la richesse harmonique de la partition. »

Libération – Rameau radieux – 11 mai 2004

« Cylindres. Commande de l’Opéra de Paris, ce chant du cygne de la tragédie lyrique, pétri d’inventions musicales annonçant Debussy et même Webern, fut répété dix-sept fois sous la houlette de Rameau, mais finalement jamais créé, suite au décès du compositeur en 1764. Il fallut attendre 1963 pour que l’ORTF en donne une exécution radiophonique, 1975 pour une deuxième exécution en concert, à Londres, et 1982 pour la première représentation scénique mondiale au Festival d’Aix-en-Provence, sous la baguette de John Eliot Gardiner. Editée en 1976 par Stil, la partition est désormais disponible en format de poche, consécration pour cette oeuvre la plus profonde et méconnue de Rameau.
Dans la fosse, le saupoudrage des différents pupitres des Musiciens du Louvre-Grenoble, avec des instrumentistes de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon jouant également sur instruments baroques, fonctionne à merveille. Pendant trois heures, Marc Minkowski insuffle de la tendresse aux plus sautillantes des danses et du drame dans les choeurs solaires, alterne traits vivaces pleins d’esprit et élans languides étirés à la limite de l’audible ­ sa spécialité ­, avant de déchaîner les éléments.
Evoluant dans une lumière à la Watteau et un aride dispositif de panneaux et cylindres coulissants, qui va progressivement se densifier de projections vidéo et laisser surgir la machinerie derrière le divertissement galant, le casting vocal est un motif de ravissement. On est saisi par le raffinement extrême de l’Alphise de Mireille Delunsch comme par l’Abaris fantastiquement articulé de Paul Agnew, par l’Adamas goûteux de Stéphane Degout comme par la Sémire charnue et fruitée de Magali Léger.
Subtilité. Pris un peu à rebours par l’épure scénique très picturale de Laurent Pelly, qui avait habitué jusque-là à un rythme cinématographique sur le plateau, il faut quelques heures pour mesurer l’impact de cette production déployant subtilement ses effets, mais touchant au coeur de Rameau plus sûrement que celles de Robert Carsen au Palais-Garnier et des époux Herrmann à Salzbourg. »

Forum Opéra – 9 mai 2004

« Il est du plus mauvais goût d’invoquer la « malédiction des Boréades », comme le font certains, tant le décès du père de Marc Minkowski, deux jours avant cette première, n’a de commune mesure avec le black out électrique de l’Opéra Garnier lors de la reprise de 2003 dirigée par Christie et même les tourments éditoriaux de la partition, restituée par Gardiner à Aix puis… à Lyon en 1983. Le chef prononce un émouvant hommage à son père avant la représentation, un père flûtiste et grand admirateur de Rameau, souvent aperçu dans le public de Platée.
Les Boréades, dernière oeuvre lyrique achevée par Rameau mais jamais représentée de son vivant, n’a pas toujours la force et l’efficacité dramaturgique de Platée, justement. Alphise, reine de Bactriane, ne peut épouser qu’un descendant de Borée. Deux prétendants lui font une cour assidue et mortellement ennuyeuse, deux Boréens, Borilée et Calisis. Mais elle aime Abaris… et tergiverse sans fin, ce qui donnera largement le temps à ses sujets d’entamer les danses les plus diverses. Rejetant sa couronne pour ne pas avoir à choisir, elle déclenchera les foudres de Borée, qui sera finalement vaincu par Apollon. Quant à Abaris, qui lui aussi aura hésité longtemps avant de se décider à endosser le costume de héros plutôt que celui de victime, il se révèlera fort opportunément descendant de… Borée, ce qui arrangera tout le monde à la fin. On ironise… mais force est de reconnaître qu’une fois écartés les codes de la métaphore baroque plus pertinents à l’époque de Rameau, le livret est aujourd’hui d’un kitsch absolu, que Cahusac en soit l’auteur ou non. Le contexte de la conception de l’ouvrage étant à mille lieues de celui d’un spectateur contemporain calé dans un fauteuil profond et une salle de jais, on pardonne quelques bâillements. Il s’agit bien là d’une féerie mythologique dont le message libertaire (« Le bien suprême, c’est la liberté ») ne prend véritablement quelque force qu’à partir de la fin de l’acte III, quand Borée déclenche ses foudres devant l’affront d’Alphise. Né alors que le modèle de la tragédie lyrique se meurt, cet opéra-ballet laisse une grande place aux intermèdes dansés qui, s’ils permettent à l’auditeur de se régaler de la science orchestrale d’un Rameau visionnaire (prélude de l’acte IV), rompent sans cesse un fil dramatique déjà fort ténu. La gageure en devient délicate pour le metteur en scène…
Or le dispositif scénique se révèle ici acoustiquement astucieux et théâtralement efficace : à l’image des tourments d’Alphise prise au piège de la loi ancestrale et sous l’effet des vents soulevés par Borée, des panneaux semi-circulaires tournoient dans l’espace sur un sol souligné de spirales elles-mêmes mobiles (et silencieuses, bravo les techniciens…). Par ce truchement, les personnages apparaissent et disparaissent comme par magie au gré de la distribution et certaines pages, comme le puits de lumière et l’escalier de l’Amour, ou l’habile enlèvement d’Alphise par Borée, dégagent une poésie quasi surnaturelle. Pour autant, le procédé tend à lasser, la scénographie ne changeant qu’après la tempête (bouleversement à vue magnifiquement orchestré), ne laissant plus voir que les carcasses éventrées des panneaux. Quant à l’antre de Borée, il est tout entier occupé par un immense ventilateur grillagé qui devient la prison d’Alphise, avant que de souffler les pétales de l’hymen final. La nature, cadre de l’ouvrage, semble bien absente de ce choix esthétique, contrairement à l’option choisie par Carsen à Garnier, si ce n’est quelques malheureux bouquets…. Laurent Pelly préfère opposer les grisailles du décor et les bleus-verts des costumes (très seyants) aux noirceurs du monde de Borée ; la seule évocation solaire, outre la clarté zénithale accompagnant l’Amour déjà cité, viendra à l’acte V d’un projecteur braqué sur le moyeu de l’hélice devenue soleil, et d’un Apollon s’éclairant lui-même de ses deux mains. On sent que Laurent Pelly a voulu éviter à tout prix la joliesse et la naïveté, ne laissant place aux éléments que dans leur aspect maléfique : orages, éclairs, mais de quelle façon ! Tout le plateau semble pris dans la bourrasque, reléguant les chanteurs à l’avant-scène.
Cette joliesse redoutée le rattrape pourtant parfois dans la trop fade chorégraphie de Lionel Hoche : si les mouvements d’enroulement des corps répondent à ceux du décor, l’ensemble ne correspond que trop rarement aux subtilités de l’écriture musicale et manque d’imagination. Quelques mouvements de bras ne compensent pas l’absence, en soi défendable, de références vraiment baroques, qui semble hélas aussi craindre l’audace contemporaine.
Le plateau vocal, comme lors des représentations parisiennes de l’an dernier, est totalement dominé par Paul Agnew, qui confirme son rapport fusionnel avec le rôle d’Abaris. L’ampleur de la tessiture mixte additionne celle d’un haute-contre aux aigus héroïques ou tendres et celle d’un vrai baryton, avec une qualité de passage de registres stupéfiante. Le timbre dense et charnu, l’intelligence stylistique, la clarté de sa diction lui permettent de dresser un portrait sensible d’Abaris auquel il sera difficile pour d’autres de se mesurer. Et même la relative timidité scénique de l’interprète est habilement transformée en atout (moins dans les scènes héroïques, reconnaissons-le) afin de peaufiner le chant subtil et divinement phrasé du héros malgré lui. La distribution masculine affiche également avec bonheur Stéphane Degout, enfant du sérail lyonnais, hier Borylée chez Christie, montant en grade pour camper un Adamas idéal dans la diction et la projection de la voix, solidement charpentée. Belles prestations aussi de François Lis (Borée) et Thomas Dolié (Apollon). Scéniquement efficaces, les deux Boréens, Tom Allen et Marcel Boone, sont plus inégaux vocalement.
Mais la grande déception de la soirée réside dans la prestation d’une Mireille Delunsch fatiguée, surtout au début de l’opéra. Une Alphise noble mais trop fragile vocalement, laissée à elle-même scéniquement pendant de trop longs instants (ceux des ballets) pour arriver à maintenir la cohérence de son incarnation, trop tendue pour être réellement émouvante, même si sa présence est plus palpable après l’entracte. La diction, pâteuse, justifie la présence un peu surprenante de sous-titres. On se demande pourquoi Abaris ne tombe pas plutôt sous le charme de Sémire, incarnée par la lumineuse Magali Léger. L’émotion tangible de Marc Minkowski et de ses musiciens explique une mise en place un peu difficile, une ouverture un rien brouillonne aux cors, timides, mais la reprise en main ne se fait pas trop attendre et l’on retrouve un Minkowski plus souverain, une direction jouissive et millimétrée dans des musiques de ballets d’une belle exactitude métrique et d’une grande cohérence globale. La fusion des Musiciens du Louvre-Grenoble et de l’orchestre de l’Opéra est rien moins qu’évidente dans une partition d’une réelle difficulté, mais le résultat est là, notamment dans les bourrasques orchestrales des deux derniers actes. Science coloriste de Rameau, palette de nuances et de dynamiques de Minkowski, astucieusement avantagée par une fosse hissée à la hauteur du parterre. »

Concert Classic – 21 mai 2004

« Et si la vraie raison de l’abandon des Boréades par ses contemporains résidait dans le fait que la partition dépassa leur entendement et que son exécution leur paru techniquement insurmontable ? Gardiner s’y frotta le premier en 1982 soit plus de deux siècles après la composition de l’œuvre. En vingt ans d’existence, trois productions notoires ne sont pas parvenues à rendre l’ouvrage lisible : Martinoty pour Gardiner noyait la partition dans un théâtre de costumes dont plus aucune image dramatique ne nous reste en mémoire (mais l’enregistrement, lui, a conservé toute sa puissance), les Herrmann pour Salzbourg y transcrivaient l’action façon cabaret berlinois, accumulant les contresens, enfin Carsen à Garnier fit un beau spectacle mais sans rapport réel avec l’importance de l’œuvre.
Car Les Boréades sont à la fois ce que Rameau aura osé de plus absolu – la musique semble sortie directement de son intellect pour se saisir de l’orchestre – alors même que son objet dramatique est évacué au bout d’un quart d’heure. Les Boréades ne sont plus dans leur dramaturgie, l’objet même de la Tragédie Lyrique les a désertées. Ce processus était déjà engagé depuis un certain temps. Dés 1760, Rameau avait mis le doigt dans l’engrenage avec Les Paladins en représentation tout ce mois au Châtelet. Pelly a choisi d’être simplement narratif. Peu aidé par de hauts demi cylindres qui encombrent la scène, tout le début du I sembla étriqué, mais une fois que le décor s’ouvrait et se recomposait, le metteur en scène su en jouer à loisir pour varier les entrées des danseurs et du chœur, refermant autour d’Alphise les pièges des prétendants, Calisis et Borillée.
Distribuer cet opéra n’est pas aisé, Mireille Delunsch l’a compris à ses dépends. Dans sa robe vénéneuse, avec sa couronne implacable, elle dessina un personnage farouche, dramatiquement somptueux, une amazone irréductible. Mais la voix souffrait durant tout le I, les vocalises à peine détaillées, la tessiture meurtrière mettant à mal la justesse. Il fallait que l’instrument s’assouplisse et dés le II, malgré la fatigue (nous étions à la dernière), elle reconquit progressivement tous ses pouvoirs vocaux. Mais il reste clair qu’Alphise lui échappe. Pour qui a dans l’oreille Jennifer Smith, le personnage même restera paré d’une plus grande complexité.
Si Marcel Boone fut anecdotique en Borilée (mais le rôle est peut-être le plus plat de l’ensemble), Tom Allen donna un relief dramatique comme vocal inédit à Calisis. Le grand ténor à la française, d’un caractère héroïque, éclatait les cadres de son personnage. L’aigu démesuré annonçait au moins une quinte d’espace en plus. Mais d’où vient-il, de Mars ? Non, de Chicago. Ces américains tout de même, ils exagèrent.
Point faible du spectacle, les chorégraphies, plus proche de la gymnastique au sol que du ballet. Voila bien le handicap majeur d’une production dont il faut encore raffiner les éclairages et peut-être varier les costumes Les Boréades sont-elles maçonniques ? La Flûte enchantée de Rameau, si vous voulez. Pelly semble répondre oui, copiant Adamas sur Zarastro. Degout impeccable et chez lui à Lyon y triompha, impérial et humain. Evidemment Abaris annonce Tamino, Agnew y fait ce qu’il peut, admirable à sa façon, mais parfois dépassé par le format héroïque du personnage (on y entendrait idéalement le ténor plus tranchant d’un Eric Tappy, O regrets !). Magali Léger campa joliment Sémire et l’enfantine Malia Bendi Merad alterna avec grâce l’Amour et Polymnie. Dans ces deux rôles, cette voix aura dit tout ce qu’elle peut. Yniold peut-être suivra, on craint que ce soit tout. Bel Apollon de Dolié, portant ses lumières dans les paumes, mais la révélation de la soirée fut Borée lui même. Campé devant son hélice au V, François Lis absorba le public dés son premier mot. Quoi, une basse française ? Depuis Pernet on avait oublié la réalité de ce registre. Et Borée n’est pas la partie la plus aisée de l’œuvre, son chant par monts et par vaux, ses sauts d’obstacles ne font pas de cadeaux. Lys mordait les mots et débordait la salle modeste de l’Opéra de Lyon : le tranchant et la plénitude réunie.
Sans jamais rien céder, Minkowski imposait l’orchestre fou de Rameau à nos oreilles ébahies. Cette musique est divine, monstrueuse, impossible, on la dirait à la fois composée demain et voici des siècles. Le temps historiques disparaît entre ses portées. Où voulait aller Rameau ? Il répond par un pied de nez en concluant non par la traditionnelle chaconne que la grande tragédie des Boréades appelait naturellement, mais par des contredanses qui sonnent avec un faux air de carmagnole. Des suites au disque ? Qui sait… »

Le Monde – 18 mai 2004 – Les vaines « Boréades » de Laurent Pelly

« La plupart des metteurs en scène ne savent pas trop quoi faire de ces objets décalés et décadrés que sont, pour le public d’aujourd’hui, les tragédies lyriques baroques. Les uns, comme Philippe Lenaël ou Eugène Green, ont choisi une voie « historiciste », consistant à restituer ces œuvres dans le contexte des pratiques de leur temps (déclamation, gestuelle, décors, danse) ; d’autres, comme les époux Hermann, ont traité avec ironie la tragédie lyrique baroque comme un corps étranger, éventuellement empoussiéré. Dans cette catégorie, on peut aussi compter Laurent Pelly, qui a réussi une Platée farceuse et drôle à l’Opéra de Paris en 2002. Entre ces deux extrêmes, Jean-Marie Villégier est l’exemple d’une voie médiane, entre une stylistique à conscience historique et un regard contemporain – la réussite parfaitement synthétique de son Atys, de Lully, et de sa Médée, de Charpentier.
Laurent Pelly s’attaque aux Boréades, le dernier opéra de Rameau, dans une nouvelle production pour les Opéras de Lyon et de Zurich. Le metteur en scène français, qui a surtout monté des ouvrages comiques, semble incapable de faire sien ce monde complexe et dramatique. Certes, Pelly a pour une fois « osé » l’austérité, mais son travail suinte le désarroi, le vide, que ne comblent pas d’astucieux autant qu’ennuyeux mouvements de parois courbes. Sur scène, l’Abaris de Paul Agnew dénote une voix qui a perdu de sa fraîcheur et qui risque de perdre davantage si elle s’obstine dans des rôles trop dramatiques pour sa nature essentiellement élégiaque. Mireille Delunsch est une Alphise sèche, à la voix souvent métallique et à l’intonation basse.
La chorégraphie de Lionel Hoche est laide et vide. Dans la fosse, Marc Minkowski fait du Minkowski, ce que le public semble adorer. Le chef français dirige à très gros traits une partition sublime qu’il rend presque vulgaire à force d’exagérations, d’effets téléphonés (decrescendos annonçant un forte subito, reprises « da capo » en lumière tamisée, son péché mignon) et dans laquelle il s’autorise des bouleversements, par exemple dans la scène 4 de l’acte IV. L’orchestre réuni (auquel ont été intégrés des musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon) sonne de manière débraillée (cordes hétérogènes, flûtes et clarinettes calamiteuses, basses d’archet du continuo jouant faux). »
Opéra Garnier – 28, 30 mars 2003, 1er, 3, 6, 8, 10, 13, 15, 17 avril 2003 – Théâtre de Caen – 26 et 28 avril 2003 – New York – Brooklyn Academy of Music – 9, 11, 13 et 15 juin 2003 – Londres – Barbican Centre – 19 juin 2003 (en version de concert) – Orchestre et Choeur des Arts Florissants – dir. William Christie – mise en scène Robert Carsen – décors et costumes Michael Levine – lumières Robert Carsen, Peter van Praet – chorégraphie Edouard Lock, assisté de Hua Fang Zhang – dramaturgie Ian Burton – assistants musicaux Béatrice Martin, Jérémie Rhorer – chef de choeurs François Bazola – nouvelle production – avec Barbara Bonney / Anna Maria Panzarella (Alphise), Anna Maria Panzarella / Jaël Azzaretti (Sémire), Paul Agnew (Abaris), Toby Spence (Calisis), Laurent Naouri (Borée), Stéphane Degout (Borilée), Nicolas Rivenq (Adamas, Apollon), Hanna Bayodi (une nymphe), Shadi Tordey (un ministre), Théo Joulia-Demory (l’Amour)


Operabase – 28 mars et 3 avril 2003

« Encore une production qui aura eu besoin de quelques représentations-répétitions supplémentaires après la première pour se roder ! Les chanteurs ont pris plus d’assurance, mais cela ne corrige cependant pas quelques erreurs de distribution et l’émission souvent forcée de voix manquant d’ampleur et refusant certaines accommodations vocales sans lesquelles il est difficile de convaincre (et de préserver son instrument vocal pour l’avenir), même dans une salle de taille raisonnable et de bonne acoustique comme le Palais Garnier. L’ouverture ne manque pas d’allant. Lors de la première, elle a hélas été massacrée par le cor, qui intervenait encore pour de courts mais pénibles motifs pendant le récitatif qui suit. On imagine mal que Rameau ait intégré ces motifs s’il n’avait disposé d’un corniste plus fiable, mais le problème était réglé le 3 avril. La première partie, regroupant les actes I et II, manque de cohésion et de conviction. À vrai dire, l’équipe entière ne semblait pas convaincue, lors de la première, de la pertinence des options musicales et scéniques choisies. Le spectateur, quant à lui, peut certes déjà deviner, en voyant tomber les feuilles mortes après qu’une prairie fleurie a été « fauchée », que la succession des saisons sera le fil conducteur de la mise en scène, mais cela ne donne guère plus de pertinence à ce fil conducteur. Il est bien sûr problématique de mettre en scène une oeuvre qui n’offre pas la force dramatique de Castor et Pollux, Hippolyte et Aricie ou Dardanus et qui est d’ailleurs plus un opéra-ballet qu’une tragédie en musique. À la fin du spectacle, le spectateur peut rétrospectivement jouir de la trame qui lui a été proposée et lui trouver un sens, mais sur le coup, toute la première partie apparaît comme une succession passablement gratuite de beaux tableaux. Si Robert Carsen et Michael Levine se sont entendus pour travailler dans le cadre temporel de la succession des saisons, Edouard Lock et Michael Levine sous sa casquette de costumier y ajoutent un combat entre costumes noirs et sous-vêtements blancs, dont ces derniers sortent vainqueurs ! Ces costumes sont portés tant par les choristes que par les danseurs, ces derniers étant reconnaissables à leur maigreur autant qu’à leur mutisme. Les noirs témoignent de leur rigidité productiviste par des mouvements frénétiques et désarticulés qui les font s’agiter sur place sans les mener nulle part, même pas à s’unir avec leurs alter ego féminins en bikini noir, tandis que les blancs, plus chanceux, miment en couples une sensualité mollassonne qui présente l’avantage annexe de pouvoir être également jouée par les choristes. L’accoutrement choisi, entre slip et caleçon long, permet à chacun de témoigner de son degré d’exhibitionnisme ou d’aisance physique tout en apportant à l’ensemble une note de liberté individuelle et de variété.
Après le premier entracte, allongé d’une heure le soir de la première non par un dîner de gala mais par une coupure d’électricité extérieure à la maison, l’ensemble paraît plus enlevé. La situation ayant maintenant été exposée, le peu d’action de l’opéra peut avancer. Surtout, même si la mise en scène ne s’accorde pas forcément davantage au texte, Robert Carsen trouve de beaux remplissages pour meubler certains passages orchestraux. Ainsi de la scène où Abaris réveille successivement la troupe des sous-vêtements blancs et la scène suivante où cette « troupe des Plaisirs » (synonyme plus élégant) balaie la neige de la table. (Dit comme ça, ça a l’air idiot, mais c’est très beau!). Le cinquième acte, après un second entracte, est aussi très réussi.
Le 3 avril, toute la scène « hivernale » acquiert une belle cohérence, comme ensuite celle des « parapluies ». Sans doute la scène de la « neige » est-elle d’autant plus forte qu’elle traduit bien la tempête musicale, morceau obligé dans tout opéra baroque ! Avant ces belles scènes, mise en scène et chorégraphie apparaissent d’autant plus faibles le 3 avril que l’orchestre est beaucoup plus à l’aise. On sent d’autant plus qu’elles ne sont pas portées par la musique et font mal passer le texte. Il est par exemple frappant que le librettiste ait pris la peine d’exposer la situation de départ très clairement au tout début de l’oeuvre, mais que la mise en scène et les costumes uniformément gris anthracite ne transmettent ce sens que confusément, même à la deuxième vision. Les gesticulations chorégraphiques des « costumes noirs » tombent toujours aussi à plat, et on finit par regarder ailleurs pour mieux goûter le rythme de la musique, que la danse contredit. Et pourquoi le strip-tease (partiel!) de Barbara Bonney pendant son air « Un horizon serein », qui pourrait être d’un effet superbe?
Vocalement, cette production est très inégale. Barbara Bonney n’a pas du tout l’ampleur de ligne vocale requise par son rôle. Si l’on tenait à une vedette étrangère, Renée Fleming aurait été plus adaptée. La voix est souvent tirée, l’aigu parfois presque crié. Le médium sonne creux, avec une impédance rendue très faible par l’ouverture excessive de la bouche et des voyelles. Bref, elle ouvre une large bouche mais il en sort d’autant moins de son que cette ouverture est trop large pour amplifier correctement la fourniture laryngée. Les aigus sortent, mais avec un timbre « tiré » dû à leur émission en pression, à laquelle les cordes vocales ont du mal à résister. De nombreuses finales sont écourtées et étranglées. Apparemment, la pression excessive est brusquement relâchée, ce qui produit presque une terminaison glottique, un « coup de glotte ». Le soir de la première seulement, Barbara Bonney fausse à plusieurs reprises et ses consonnes sont excessivement articulées et « postillonnées » même avant une liaison. Ses reprises de souffle fréquentes sont manifestement trop superficielles. Enfin, Barbara Bonney si admirable et crédible en adolescente l’an dernier au Châtelet dans Arabella est ici costumée et maquillée en rombière, avec le visage dur et anguleux d’une grande dame protestante peinte par Frans Hals, ce qui enlève beaucoup de vraisemblance à son amour pour Abaris… ou du moins à sa réciprocité !
Anna Maria Panzarella chante très honnêtement, avec une ligne vocale et une consistance de timbre, bref une émission bien structurée, même si elle est assez ouverte et non exempte de sons droits, clairs et un peu « tirés » dans l’aigu. Paul Agnew laisse perplexe. Grossissant souvent sa voix, il semble parfois vouloir imiter Nicolas Rivenq dans l’émission un peu caverneuse à laquelle ce dernier a en bonne partie renoncé ces dernières années. Pourquoi vouloir à tel point « barytonner » quand on prétend incarner des rôles de haute-contre, donc de ténor aigu? Pourquoi vouloir se faire aussi gros que le boeuf si on peut être une bonne grenouille? Paul Agnew élargit et durcit ainsi son résonateur bucco-pharyngé, ce qui le conduit à pousser sa voix pour « soutenir » cette résonance trop lourde. Le soir de la première, ce n’est qu’à la fin du cinquième acte qu’il a retrouvé une émission plus en tête, sans doute aussi confortable pour lui que pour les oreilles des auditeurs, cette émission qui en avait fait un admirable Hippolyte dans cette même salle. Le 3 avril, Paul Agnew sonnait un peu plus en « tête », mais avec toujours trop d’appuis laryngés, qui provoquent des débuts de son parfois rauques, parfois brièvement aphones. Comme Barbara Bonney, il n’est pas assez en « phonation de flux » qui se veut également fluide. Il y a trop de pression sous-glottique et de résistance des cordes vocales par rapport au flux d’air. Musculairement, Paul Agnew est hypertonique. Beaucoup de secousses de la tête et du corps rythment son chant et tentent peut-être d’en dénouer les tensions, mais en ajoutent hélas à chaque fois de nouvelles.
Stéphane Degout serait peut-être excellent s’il n’était distribué dans un rôle trop grave pour lui, qui le conduit à appuyer excessivement ses notes graves sur le larynx et à les faire résonner dans un pharynx distendu aux parois durcies. Toby Spence, plus à l’aise le 3 avril, grossit cependant aussi son médium et force. Émettre ensuite son aigu sans aucune accommodation, avec des voyelles à la fois ouvertes et serrées, lui vaudrait certainement de beaux succès en comédie musicale, où l’amplification lui permettrait de ne pas forcer sa voix, mais ne peut être une option valable (et encore moins une exigence) à l’opéra, surtout dans une salle où l’acoustique naturelle n’est pas encore amplifiée électroniquement. Actuellement, seules les oreilles de quelques professeurs de chant et amateurs grincent à ce type d’émission, qui risque cependant de réduire la longévité vocale de ce chanteur.
Au cours de la première partie, Nicolas Rivenq est le premier chanteur à avoir une émission agréable, sonore sans être forcée et faisant admirablement passer son texte comme son personnage. Il est toujours superbe le 3 avril. Le soir de la première, Laurent Naouri « aboie » plus que jamais mais réussit à « aboyer sur le souffle », crachant ses consonnes sans raideur et sans handicaper ses voyelles et préservant ainsi son instrument vocal. Le 3 avril, son émission est plus équilibrée tout en gardant autant d’impact. Il semble insuffler une énergie démoniaque à l’ensemble du plateau! Il serait dommage pour une voix qui n’a rien de « bouffe » de se priver du legato dont elle est capable, au risque de se laisser enfermer dans des rôles de méchants de tragédie lyrique ou d’opérette. Les représentations suivantes ont largement corrigé l’imprécision de l’orchestre et le fréquent « urlo francese » des voix de la première, mais cette production n’est cependant toujours pas entièrement convaincante. »

Opéra International – mai 2003

« Robert Carsen a totalement compris la fondation qu’en exact cartésien, Rameau donne à son Idée philosophique et à sa vision du monde : la Nature telle que l’artiste la façonne est plus belle et surtout plus vraie que la Nature naturelle. Il a conçu une nature fictionnelle, non pas baroque, mais contemporaine, avec son cortège de fleurs artificielles et d’éléments (feuilles mortes, neige) déchaînés par nos actuels désordres climatiques ; des éclairages alternant le sombre de la nuit éternelle et l’éclat éblouissant de la clarté zénithale ont accentué ce magnifique artifice riche en stupéfiantes beautés. Carsen a su rendre sensible sans redondance (à l’exception de quelques danses, au milieu d’une chorégraphie passionnante) l’alternance manichéenne de boréal et de solaire qui est au coeur de la pensée dramaturgique de cet opéra. Une intelligente direction d’acteurs et des costumes imaginatifs ont contribué à cette réussite scénique.
La joie auditive ne fut pas totale. Est-ce la panne électrique ou une légère impréparation ? l’autorité sereine n’était pas dans la fosse, tant l’orchestre fut inhabituellement peu sonnant et presque passif. Toujours aussi à son aise lorsqu’il s’agit d’accompagner les grands récits, William Christie a offert de moindres cohérences orchestrales et exactitudes métriques dans les danses. En tous ces domaines, les représentations suivantes estomperont ces étonnants désagréments. Le résultat vocal fut inégal. Les deux « héros » de la soirée auront été Nicolas Rivenq (oeuvrant ici dans le coeur de sa tessiture, il donne à son rôle toute la sérénité méditative apollinienne qui sied) et Paul Agnew. Grâce à un timbre qui s’est densifié, il maîtrise maintenant toute la tessiture d’une haute-contre des aigus tantôt lumineux, tantôt héroïques aux graves quasi barytonaux ; son expressivité sans faille et son universelle compréhension stylistique et linguistique font de lui le titulaire idéal de ces rôles difficiles entre tous.
Corrects furent Toby Spence (il maîtrise bien une tessiture tendue dans l’aigu) et Stéphane Degout (son aplomb vocal et scénique dissimule assez bien une émission bien grossie pour un si jeune chanteur). Décevante fut Barbara Bonney (Alphise) à la peine dans son grand récit « Un horizon serein » à la fin de l’acte I (aigus criés, médium creux et graves inexistants), elle parvint ultérieurement, grâce à son art, à rendre crédible un emploi qui aurait mieux convenu à un soprano plus dramatique. Sans doute malmené par une attente trop longue, Laurent Naouri (Borée) n’entra pas dans son bref rôle, tant vocalement que dramatiquement. »

Chanteur.net – 28 mars et 3 avril 2003

« Encore une production qui aura eu besoin de quelques représentations-répétitions supplémentaires après la première pour se roder! Les chanteurs ont pris plus d’assurance, mais cela ne corrige cependant pas quelques erreurs de distribution et l’émission souvent forcée de voix manquant d’ampleur et refusant certaines accommodations vocales sans lesquelles il est difficile de convaincre (et de préserver son instrument vocal pour l’avenir), même dans une salle de taille raisonnable et de bonne acoustique comme le Palais Garnier. L’ouverture ne manque pas d’allant. Lors de la première, elle a hélas été massacrée par le cor, qui intervenait encore pour de courts mais pénibles motifs pendant le récitatif qui suit. On imagine mal que Rameau ait intégré ces motifs s’il n’avait disposé d’un corniste plus fiable, mais le problème était réglé le 3 avril. La première partie, regroupant les actes I et II, manque de cohésion et de conviction. À vrai dire, l’équipe entière ne semblait pas convaincue, lors de la première, de la pertinence des options musicales et scéniques choisies. Le spectateur, quant à lui, peut certes déjà deviner, en voyant tomber les feuilles mortes après qu’une prairie fleurie a été « fauchée », que la succession des saisons sera le fil conducteur de la mise en scène, mais cela ne donne guère plus de pertinence à ce fil conducteur.
Il est bien sûr problématique de mettre en scène une oeuvre qui n’offre pas la force dramatique de Castor et Pollux, Hippolyte et Aricie ou Dardanus et qui est d’ailleurs plus un opéra-ballet qu’une tragédie en musique. À la fin du spectacle, le spectateur peut rétrospectivement jouir de la trame qui lui a été proposée et lui trouver un sens, mais sur le coup, toute la première partie apparaît comme une succession passablement gratuite de beaux tableaux. Si Robert Carsen et Michael Levine se sont entendus pour travailler dans le cadre temporel de la succession des saisons, Edouard Lock et Michael Levine sous sa casquette de costumier y ajoutent un combat entre costumes noirs et sous-vêtements blancs, dont ces derniers sortent vainqueurs! Ces costumes sont portés tant par les choristes que par les danseurs, ces derniers étant reconnaissables à leur maigreur autant qu’à leur mutisme. Les noirs témoignent de leur rigidité productiviste par des mouvements frénétiques et désarticulés qui les font s’agiter sur place sans les mener nulle part, même pas à s’unir avec leurs alter ego féminins en bikini noir, tandis que les blancs, plus chanceux, miment en couples une sensualité mollassonne qui présente l’avantage annexe de pouvoir être également jouée par les choristes. L’accoutrement choisi, entre slip et caleçon long, permet à chacun de témoigner de son degré d’exhibitionnisme ou d’aisance physique tout en apportant à l’ensemble une note de liberté individuelle et de variété.
Après le premier entracte, allongé d’une heure le soir de la première non par un dîner de gala mais par une coupure d’électricité extérieure à la maison, l’ensemble paraît plus enlevé. La situation ayant maintenant été exposée, le peu d’action de l’opéra peut avancer. Surtout, même si la mise en scène ne s’accorde pas forcément davantage au texte, Robert Carsen trouve de beaux remplissages pour meubler certains passages orchestraux. Ainsi de la scène où Abaris réveille successivement la troupe des sous-vêtements blancs et la scène suivante où cette « troupe des Plaisirs » (synonyme plus élégant) balaie la neige de la table. (Dit comme ça, ça a l’air idiot, mais c’est très beau!). Le cinquième acte, après un second entracte, est aussi très réussi.
Le 3 avril, toute la scène « hivernale » acquiert une belle cohérence, comme ensuite celle des « parapluies ». Sans doute la scène de la « neige » est-elle d’autant plus forte qu’elle traduit bien la tempête musicale, morceau obligé dans tout opéra baroque ! Avant ces belles scènes, mise en scène et chorégraphie apparaissent d’autant plus faibles le 3 avril que l’orchestre est beaucoup plus à l’aise. On sent d’autant plus qu’elles ne sont pas portées par la musique et font mal passer le texte. Il est par exemple frappant que le librettiste ait pris la peine d’exposer la situation de départ très clairement au tout début de l’oeuvre, mais que la mise en scène et les costumes uniformément gris anthracite ne transmettent ce sens que confusément, même à la deuxième vision. Les gesticulations chorégraphiques des « costumes noirs » tombent toujours aussi à plat, et on finit par regarder ailleurs pour mieux goûter le rythme de la musique, que la danse contredit. Et pourquoi le strip-tease (partiel!) de Barbara Bonney pendant son air « Un horizon serein », qui pourrait être d’un effet superbe?
Vocalement, cette production est très inégale. Barbara Bonney n’a pas du tout l’ampleur de ligne vocale requise par son rôle. Si l’on tenait à une vedette étrangère, Renée Fleming aurait été plus adaptée. La voix est souvent tirée, l’aigu parfois presque crié. Le médium sonne creux, avec une impédance rendue très faible par l’ouverture excessive de la bouche et des voyelles. Bref, elle ouvre une large bouche mais il en sort d’autant moins de son que cette ouverture est trop large pour amplifier correctement la fourniture laryngée. Les aigus sortent, mais avec un timbre « tiré » dû à leur émission en pression, à laquelle les cordes vocales ont du mal à résister. De nombreuses finales sont écourtées et étranglées. Apparemment, la pression excessive est brusquement relâchée, ce qui produit presque une terminaison glottique, un « coup de glotte ». Le soir de la première seulement, Barbara Bonney fausse à plusieurs reprises et ses consonnes sont excessivement articulées et « postillonnées » même avant une liaison. Ses reprises de souffle fréquentes sont manifestement trop superficielles. Enfin, Barbara Bonney si admirable et crédible en adolescente l’an dernier au Châtelet dans Arabella est ici costumée et maquillée en rombière, avec le visage dur et anguleux d’une grande dame protestante peinte par Frans Hals, ce qui enlève beaucoup de vraisemblance à son amour pour Abaris… ou du moins à sa réciprocité! Anna-Maria Panzarella chante très honnêtement, avec une ligne vocale et une consistance de timbre, bref une émission bien structurée, même si elle est assez ouverte et non exempte de sons droits, clairs et un peu « tirés » dans l’aigu. Paul Agnew laisse perplexe. Grossissant souvent sa voix, il semble parfois vouloir imiter Nicolas Rivenq dans l’émission un peu caverneuse à laquelle ce dernier a en bonne partie renoncé ces dernières années. Pourquoi vouloir à tel point « barytonner » quand on prétend incarner des rôles de haute-contre, donc de ténor aigu? Pourquoi vouloir se faire aussi gros que le boeuf si on peut être une bonne grenouille? Paul Agnew élargit et durcit ainsi son résonateur bucco-pharyngé, ce qui le conduit à pousser sa voix pour « soutenir » cette résonance trop lourde. Le soir de la première, ce n’est qu’à la fin du cinquième acte qu’il a retrouvé une émission plus en tête, sans doute aussi confortable pour lui que pour les oreilles des auditeurs, cette émission qui en avait fait un admirable Hippolyte dans cette même salle. Le 3 avril, Paul Agnew sonnait un peu plus en « tête », mais avec toujours trop d’appuis laryngés, qui provoquent des débuts de son parfois rauques, parfois brièvement aphones. Comme Barbara Bonney, il n’est pas assez en « flow phonation », « phonation de flux » qui se veut également fluide. Il y a trop de pression sous-glottique et de résistance des cordes vocales par rapport au flux d’air. Musculairement, Paul Agnew est hypertonique. Beaucoup de secousses de la tête et du corps rythment son chant et tentent peut-être d’en dénouer les tensions, mais en ajoutent hélas à chaque fois de nouvelles. Stéphane Degout serait peut-être excellent s’il n’était distribué dans un rôle trop grave pour lui, qui le conduit à appuyer excessivement ses notes graves sur le larynx et à les faire résonner dans un pharynx distendu aux parois durcies. Toby Spence, plus à l’aise le 3 avril, grossit cependant aussi son médium et force. Émettre ensuite son aigu sans aucune accommodation, avec des voyelles à la fois ouvertes et serrées, lui vaudrait certainement de beaux succès en comédie musicale, où l’amplification lui permettrait de ne pas forcer sa voix, mais ne peut être une option valable (et encore moins une exigence) à l’opéra, surtout dans une salle où l’acoustique naturelle n’est pas encore amplifiée électroniquement. Actuellement, seules les oreilles de quelques professeurs de chant et amateurs grincent à ce type d’émission, qui risque cependant de réduire la longévité vocale de ce chanteur. Au cours de la première partie, Nicolas Rivenq est le premier chanteur à avoir une émission agréable, sonore sans être forcée et faisant admirablement passer son texte comme son personnage. Il est toujours superbe le 3 avril. Le soir de la première, Laurent Naouri « aboie » plus que jamais mais réussit à « aboyer sur le souffle », crachant ses consonnes sans raideur et sans handicaper ses voyelles et préservant ainsi son instrument vocal. Le 3 avril, son émission est plus équilibrée tout en gardant autant d’impact. Il semble insuffler une énergie démoniaque à l’ensemble du plateau! Il serait dommage pour une voix qui n’a rien de « bouffe » de se priver du legato dont elle est capable, au risque de se laisser enfermer dans des rôles de méchants de tragédie lyrique ou d’opérette. Les représentations suivantes ont largement corrigé l’imprécision de l’orchestre et le fréquent « urlo francese » des voix de la première, mais cette production n’est cependant toujours pas entièrement convaincante. »

Diapason – mai 2003 – Les Boréades de Rameau ont enfin été créés à l’Opéra de Paris. Grâce à William Christie, malgré Robert Carsen.

« Au début du troisième acte, la mariée était en noir, voilette rabattue. Non que Barbara Bonney fasse le deuil d’un français auquel elle semble avoir renoncé de bonne grâce – personne n’ose croire qu’elle a refusé de travailler avec son répétiteur pensant se faire comprendre dans notre langue. Non qu’elle pleure un rôle trop large elle le défend avec métier, par des efforts sensibles, qui nous empêchent seulement de trouver son Alphise ou tragique ou touchante. Non, la mariée était en noir au cas où nous serions demeurés. C’est un risque. Robert Carsen prend les devants et fabrique une image avec le « songe affreux » qu’évoque Alphise, celui des noces auxquelles elle est contrainte. Noces noires, forcément Alphise appartient, par sa naissance mais contre ses sentiments, au peuple des méchants. Méchants corsetés de noir, menés par un Borée en imperméable de cuir (Laurent Naouri, impeccable), luttant contre des gentils vêtus de sous-vêtements blancs, qui, eux, aiment la nature. Du coup, pendant les ballets, les méchants doivent… balayer les fleurs puis les feuilles d’automne déposées par ces gentils qui se font plein de bisous. Et même entre garçons la chorégraphie d’Edward Lock a la délicatesse de nous faire comprendre au V que l’athlète torse nu en caleçon long filera le parfait amour avec son ami en slip et marcel…Christie, plus motivé que jamais, ne se contente pas d’une élégance de convention il tient ses Boréades jusqu’au bout et porte fièrement la progression des troisième et quatrième actes – c’est à des détails comme cette bourrasque filée piano, froide et piquante, que l’on mesure son savoir-faire. Les cors klaxonnent dans l’Ouverture, le chef se noie dans l’Introduction, géniale et monstrueuse, du V…Le Choeur des Arts Florissants est dans ses très bons jours, l’orchestre sonne avec autant de couleurs que de souplesse, et la distribution est habilement équilibrée – Calisis cruel et insolent (son aigu, son français !) de Toby Spence, Borilée impressionnant de Stéphane Degout, Apollon de Nicolas Rivenq, frère en tendresse de son protégé Abaris. »

Théâtre de Caen – présentation

« Très rarement portée à la scène, l’ultime tragédie lyrique de Jean-Philippe Rameau est une merveille d’invention musicale et d’intelligence dramatique. William Christie et Robert Carsen unissent ici leurs talents pour nous en révéler toutes les subtilités. Rameau a 80 ans lorsqu’il entreprend la composition d’une nouvelle tragédie lyrique Abaris ou les Boréades sur un livret de Cahusac. Nous sommes alors en 1764 et, depuis plusieurs années déjà, la querelle des Bouffons a relégué Rameau auprès de Lully, parmi les gloires du passé… Or, à aucun moment la musique ne montre de signes d’épuisement, bien au contraire ! Sur le thème des amours contrariées d’une reine promise à un descendant de Borée, dieu du vent du Nord, mais amoureuse d’un charmant aventurier qui s’avèrera être fils d’Apollon, Rameau écrit une musique étincelante d’une incroyable richesse d’inspiration démontrant que la veine n’est en rien tarie. Comme dans ses tragédies antérieures, la musique traduit avec infiniment de justesse toute la gamme des passions humaines, de la tendresse d’Alphise aux fureurs jalouses de Borée et de sa suite. Et comme toujours chez Rameau, symphonies et danses émaillent la tragédie de leurs feux, avec parfois ces “contours étranges” dont parle fort justement Girdlestone, certaines audaces harmoniques qui témoignent de l’aspiration du compositeur vers un ailleurs… Lorsque Rameau s’éteint le 12 septembre 1764, son chant du cygne est achevé, mais il faudra attendre longtemps, très longtemps, avant d’en découvrir les splendeurs. »

AltamusicaLes Boréades dans le noir

« Faut-il mettre sur le compte d’une soirée passablement perturbée, les imprécisions de l’Orchestre des Arts Florissants et les quelques difficultés à réaliser une véritable fusion entre la fosse et le plateau ? Peu importe. William Christie restitue toute la splendeur et les raffinements de la musique de Rameau, en engageant musiciens et chanteurs dans un même élan de jeunesse, toujours habité par la rigueur d’un style dans lequel ils excellent. La distribution est dominée par Paul Agnew, magnifique Abaris, et les trois barytons français Laurent Naouri, Stéphane Degout et Nicolas Rivenq, indiscutablement parmi les meilleurs de leur génération. Malgré de beaux accents, une réelle présence scénique et une science du chant qui n’est pas en cause, Barbara Bonney, Alphise, se heurte aux lois de la déclamation baroque, ou pire, semble les ignorer. Quant à la chorégraphie d’Edouard Lock, entre gymnastique rythmique (mais sur pointes) et corps déchaînés d’une jeunesse affolée, elle donne le sentiment de raconter une histoire étrangère à celle qui nous est donnée à entendre par Rameau. Pour célébrer cet hymne à la liberté et à la fraternité, Robert Carsen imagine un champ de fleurs au premier acte, et un tapis de feuilles d’automne au second, s’envolant d’immenses parapluies retournés. Atmosphère Peace and Love, prestement réprimée par des hommes en noir, armés de râteaux balayeurs, déterminés à rétablir l’ordre dans le royaume. On était loin du merveilleux baroque et de ses enchantements, mais on savait déjà qu’Alphise, la reine insoumise, refusait de prendre pour époux un des princes boréades désignés par les dieux, et qu’elle aimait Abaris, un jeune homme sans naissance. On se doutait qu’elle ne céderait pas. Les images en noir et blanc, belles mais glacées, allaient alors servir de cadre à la fête tragique : révolte de la reine, colère des dieux, ouragan sur la cité dévastée, enlèvement de la rebelle et descente aux enfers. Mais soudain le décor d’épure et la poésie retrouve en partie ses droits dans la scène des épreuves dont Abaris sortira vainqueur, par la grâce d’une épée enchantée, don de la reine Alphise, qui elle-même la tenait du dieu Amour. L’apparition d’Apollon, deus ex machina, suspendu dans les airs est le seul clin d’œil à la magie baroque, singulièrement absente du projet scénique. Heureusement, c’est Rameau qui a le dernier mot. En s’accordant une ultime contredanse, le divertissement contre les larmes, il fait savoir qu’il entend faire exactement ce qu’il lui plait, et rejoint le cri de la nymphe : Le bien suprême, c’est la liberté. »

Concertclassic – Lettre du 6 avril 2003

« La mise en scène de Robert Carsen privilégie à cet autre élément substantiel de « la tragédie lyrique Française » : la danse. Les ballets créent autant de récréations « visuelles » où la tension des récitatifs et des airs s’estompent. Les danseurs de la compagnie invitée « La la la Human steps » dessinent par le geste des mains et des corps une gesticulation parfois répétitive (réglée par Edouard Lock) qui rivalise souvent avec l’éloquence foisonnante des instruments. Sur la scène, Barbara Bonney (Alphise) et Paul Agnew (Abaris) soumettent leur implication vocale aux exigences de la déclamation. La première souffre dans une langue qui la contraint mais la musicalité du timbre est impériale ; le second qui fut une « Platée » d’anthologie, articule (tessiture plus large mais aigus intacts), les défis du livret signé Cahusac. La tendresse héroïque de la voix acentue les mots particulièrement mezza voce aux actes IV et V. « Seconds rôles », parfaits de conviction et d’articulation, le « Borée » de Laurent Naouri et le prince Boréade, « Calisis », de Toby Spencer dont l’éclat cristallin des voyelles nous avait déjà saisi dans l’actuel « Guillaume Tell » à Bastille où il joue le pêcheur. Enfin, articulation exemplaire, timbre racé et fruité, le baryton Nicolas Rivenq incarnait avec humanité le Grand Prêtre, mentor d’Abaris, avant de paraître à l’acte final, suspendu dans les airs, en Apollon. Il donne au rôle sa noblesse et sa grandeur. Il est cet arbitre du destin, juge des contrastes, entre la nuit tragique d’une humanité à qui le bonheur est refusé et la lumière resplendissante d’une Arcadie libre, retrouvée. Cette « création » tant espérée à l’Opéra de Paris est une réussite. L’inventivité de la partition, sa démesure inédite et visionnaire, son ironie et sa souveraine musicalité, nous sont enfin révélées. »

Le Monde – 31 mars 2003 – La malédiction des « Boréades » à Garnier L’œuvre de Rameau desservie par une direction décousue et une modernité désuète

« Interrompues en pleines répétitions de la création, notamment parce que la partition de Jean-Philippe Rameau était d’une redoutable difficulté, ces Boréades n’avaient jamais été données sur la scène de l’Opéra de Paris. Voici qu’elles menacent d’être une fois encore ajournées : William Christie attaque l’acte III ; quelques minutes plus tard, la tension électrique décroît, suivie par un total black out. Le spectacle reprend, sans encombre. Etant donné les circonstances, on émettra avec prudence les fortes réserves que suscite cette première parisienne. Avant et après la panne, l’orchestre et les chœurs des Arts florissants témoignent d’un inquiétant manque d’ensemble (cors perdus, bois peu justes, cordes acides et parfois à la déroute, comme dans l’air « L’amour embellit la vie », acte V). Les départs des chœurs sont flottants et brouillons, les danses sont instables de tempo. Et, dans le seul morceau de l’œuvre où tout doit être vraiment d’une mise en place millimétrée (le génial et préwebernien prélude de l’acte V), Christie n’est pas clair.
Le chef franco-américain ne parvient à faire des Boréades qu’une suite de moments, sans logique entre les tempos (même entre deux pièces aussi organiquement liées que la sublime allemande avec bassons en taille de l’acte IV et le chœur « Parcourez le monde ») et ce n’est pas la pâle Barbara Bonney (Alphise), chantant en espéranto baroqueux, ou Paul Agnew, chaleureux et musicien, mais peu à l’aise ce soir dans cette tessiture escarpée, qui rattrapent la faillite musicale de cette première. Excellentes interventions, en revanche, de Stéphane Degout (projection, diction, mise en place) dans le rôle de Borilée.
Robert Carsen signe une mise en scène chic et toc de plus. Une idée force, une seule : les forces du plaisir et de la coercition s’opposent (les uns habillés en Men in Black, les autres en sous-vêtements blancs) au cours des quatre saisons. Le tout dans une ambiance glauque, éclairée de biais, avec ce type de décor minimaliste international qui conviendrait parfaitement pour la décoration d’une boutique du styliste Calvin Klein.
On a cru régler l’épineux problème des danses (géniale musique) qui parsèment la partition en en confiant la chorégraphie à Edward Lock (compagnie La La La Human Steps). Mouvements épileptiques et amphétaminés, « décalés », « critiques ». Osons le dire : à côté de la plaque dans leur modernité désuète. Le public de la première a copieusement hué la chorégraphie et la mise en scène de ce spectacle. »

Forum Opéra – 3 avril 2003

« On croyait tout connaître de Robert Carsen. On murmurait que ses mises en scène se répétaient, on se disait blasé… et voici qu’il crée la surprise avec une production d’une totale originalité et d’une grande intelligence ! Pour ces Boréades, il a imaginé un monde dans lequel les fils de Borée, princes sadiques et pervers, ainsi que leurs partisans, sont des êtres au physique interchangeable, tout de noir vêtus. Ces individus arrachent les fleurs et sont armés de parapluie, qui servent aussi bien à déclencher la tempête qu’à faire tomber les feuilles mortes ou se protéger des éléments. Les sujets d’Abaris sont habillés tout en blanc, font l’amour dans les feuilles mortes et réparent les dégâts causés par la tempête avec des balais. Robert Carsen fait de leur souverain, interprété par Paul Agnew, un anti-héros craquant, conscient de ses faiblesses et habité par le doute, auquel seul l’amour d’Alphise donnera la force et le courage de s’opposer aux oppresseurs. Ces oppositions noir/blanc, brutalité/doutes, cupidité/amour, aridité/fleurs, donnent lieu à des images d’une grande beauté, amplifiées par une direction d’acteurs toute en subtilité. Et la scène finale, dans laquelle le cruel Borée, converti au bien et équipé de blanc, protège de son parapluie le couple de héros s’embrassant parmi les fleurs sous une ondée bienfaisante, est particulièrement rafraîchissante. Le seul reproche qu’on puisse adresser à cette mise en scène, c’est de compliquer l’histoire, de la rendre moins compréhensible à un public qui ne connaît pas forcément l’oeuvre. De plus, les options de Robert Carsen deviennent surtout lisibles à partir de la deuxième partie, c’est-à-dire l’acte III.
C’est un peu la même chose avec la chorégraphie. Pendant toute la première partie, on voit des danseuses musclées, cheveux serrés en chignons austères, vêtues de maillots de bain noir, qui font fortement penser à un groupe de nageuses est-allemandes occupées par une séance de body building sur un rythme différent de celui de la musique, et subitement, après l’entracte, tout se met en place, la chorégraphie (contemporaine, est-il besoin de le préciser) acquiert miraculeusement sens et harmonie.
La distribution vocale est presque à la hauteur de cette belle mise en scène. Presque, car on se demande vraiment ce que Barbara Bonney vient faire en Alphise. Elle-même a l’air de se le demander, d’ailleurs. Les vocalises sont savonnées, les aigus tirés, le timbre bizarrement étouffé. C’est une autre paire de manches avec la distribution masculine, carrément enthousiasmante. Les fils de Borée, prétentieux autant que vicieux, sont interprétés par Stéphane Degout et Toby Spence, l’un comme l’autre dotés d’un beau timbre, d’une technique en béton et d’une diction parfaite. La vocalise de Toby Spence sur le mot « jouissons » alors qu’il effectue un strip-tease est un des moments de pur plaisir de la soirée. Leur cruel père n’a rien à leur envier, si ce n’est que dans les rôles de méchant, Laurent Naouri a tendance à perdre de vue le legato, quoi qu’il en soit, c’est du gaspillage de ne pouvoir faire appel à lui que dans le dernier acte. Gardons le meilleur pour la fin avec un Paul Agnew en état de grâce, à qui Abaris convient spécialement bien. Le rôle est écrasant car il quitte peu la scène, il est ainsi l’unique soliste de tout l’acte IV et il fait merveille, tout particulièrement grâce à une science confondante de la voix mixte.
Au final, une excellente soirée, même si on a pu noter quelques couacs de la part des cors, et un léger manque d’allant de l’orchestre des Arts Florissants dans les danses rapides. »

ConcertoNet – 28 mars 2003

« La malédiction se poursuit, mais laquelle ? Celle frappant les productions baroques de la maison, après le sabotage dont fut victime Jules César (René Jacobs est décidemment le suspect numéro un, puisqu’il jouait avant-hier soir à Paris !) ? Ou celle poursuivant l’ultime enfant de Rameau, salué pour sa réception, deux cent trente neuf ans après sa commande, par deux pannes générales d’électricité touchant l’ensemble du quartier, phénomène pour le moins inhabituel ? « Ne quittez pas vos places, j’espère que nous parviendrons finalement à créer Les Boréades. En attendant, je vous laisse le loisir d’admirer ce merveilleux plafond pour lequel tout le monde connaît mon affection », est venu dire au public un Hugues Gall en apparence décontracté et pince-sans-rire.
L’occasion était d’autant plus forte que ce chef d’œuvre absolu est, chacun le sait, écarté des scènes par le hold-up d’un éditeur se comportant à son égard avec le même amour que le rentier boursicoteur qui trouverait un Watteau dans son grenier – huit pour cent de la recette lui est reversé chaque soir ! Ceux qui n’étaient ni à Aix deux décennies plus tôt, ni à Salzbourg il y a quatre ans entendaient donc pour la première fois à la scène cette féérie fantasque, sensuelle et sauvage, ennoblie du plus éloquent message libertaire des Lumières. Cette définition sommaire laisse bien percevoir que le Rameau cher à notre cœur est plutôt celui de Gardiner, dont on prie tous les soirs pour l’improbable retour, moins celui du tandem éprouvé Christie – Carsen. S’il a peu de rivaux sérieux quant à la connaissance du sujet, le premier séduit surtout ce soir par un engagement dont il n’a pas toujours fait preuve ces dernières années (Le Retour d’Ulysse et Les Fêtes d’Hébé mis à part), une structuration ferme et convaincue de l’ouvrage. Les phrasés toujours un peu sautillants, le tempo retenu, la matière souvent clairette d’un orchestre qui n’est pas, lui, dans un soir de gloire (mais le choeur est magnifique), s’apprécieront en fonction de ce que chacun attend de l’ouvrage. Peu d’excuses en revanche pour Robert Carsen, sinon la timidité face à un baroque français qui lui est beaucoup moins familier. Dispositif scénique acoustiquement désastreux et théâtralement sans intérêt, manichéisme primaire qui fusille le sujet, resucée indigeste des spectacles précédents. On n’a certes rien contre les très jolis garçons qui peuplent complaisamment le plateau, mais l’hétérophobie manifeste, le refus de tout érotisme (les femmes sont soit des duègnes espagnoles, soit des nageuses est-allemandes, et les partouzes tristes tournent vite à la sieste des familles) paraît pour le moins décalé. Le bourgeois globalisé occidental semble toujours le seul genre de personnage qui intéresse Carsen, le bon dieu lui offrant à choisir entre le Mal (en noir) et le Bien (en blanc) : avec des idées pareilles, pas étonnant que l’Irak croule sous les bombes américaines. Mais consolez-vous mes frères, tout le monde deviendra gentil à la fin : dans la formidable Flûte d’Aix, les contradictions du livret se voyaient astucieusement résolues. Ici, elles sombrent dans la mièvrerie. Etrangement, c’est à Atys que le metteur en scène avait d’abord rendu hommage, avec une nouvelle variation sur la contrainte des corps écrasés par l’étiquette (le costume), et dont seule la fêlure de la danse exprime l’aspiration à la liberté ; mais la chorégraphie nous entraîne moins vers la névrose que vers le grotesque. Restent évidemment une série d’images merveilleuses, réalisées avec une confondante maîtrise (quoique ces sempiternelles séances de balayage soient bien bruyantes). Mais pour en faire quoi ?
Christie défendant l’essentiel, le handicap du spectacle pouvait être surmonté par la distribution. C’est en partie le cas, à une très grave exception près. L’Alphise de Barbara Bonney (qui donc a eu une idée pareille ?), d’un bout à l’autre absurde. Avec son timbre caressant et clair qui scintille dans le haut médium, sa subtile musicalité de récitaliste, elle n’a aucune des qualités du rôle : le tranchant, la tenue de souffle permettant la puissance déclamatoire ou les envolées virtuoses (d’autant qu’elle assume seule l’air du premier acte, et s’y effondre), le médium plein et mordant, les mots ciselés et portés par la ligne musicale – son français demeure à l’état de Chamallow incompréhensible, l’ornementation malaisée. Le metteur en scène a-t-il encore suivi un parti-pris misogyne en la transformant ainsi en nunuche boudinée, ou est-elle seule responsable ? Dès qu’elle quitte la scène, le plateau masculin respire. Et là, que de bonheurs ! Paul Agnew, toujours un peu fragile et mis à mal par la longueur de l’œuvre, toujours avare aussi d’accents héroïques dans un rôle qui demande plus que le moelleux perpétuel, mais phrasant avec un art infini, en un français idéalement sensible et intelligent, dans ce registre mixte d’une rare délicatesse. Frères boréades scéniquement parfaits et transcendant vocalement les ensembles de Spence et Degout, le premier stupéfiant clairon dans l’aigu qui doit simplement veiller aux écarts de justesse, le second d’une densité, d’une probité remarquables, dont l’articulation peut encore gagner un tout petit peu en liberté. Nicolas Rivenq doit comme souvent franchir l’obstacle d’attaques forcées et rigides, mais préserve la dignité de ses caractères dans la pire adversité (pauvre Apollon, transformé en Jésus Christ de show télévangélique dans ce qu’on espère être du second degré, mais qui tombe à plat), Naouri est simplement génial en Borée, rappelant dans la gloire sonore du médium, le délié de chaque mot, la puissance de la caractérisation, quel chemin il a parcouru ces cinq dernières années, et combien sa place est aujourd’hui unique dans le chant français.
Inutile de détailler plus avant : gardez les hommes et trouvez une Alphise, conservez le chef ou invitez le à alterner avec le ramélien perdu, brûlez tous les décors et appelez un metteur en scène intéressé par la question. Certes, ça va encore coûter des millions, mais l’une des plus belles musiques de l’histoire vaut bien un petit coup de balai en plus. »
Londres – BBC Henry Wood Proms – 19 juillet 1999 – Salzbourg – Salzburger Festspiele – Kleinesfestspielhaus – 21, 23 mai, 26, 30 juillet, 1, 5, 7 août 1999 – Orchestra and Chorus of the Age of Enlightenment – dir. Simon Rattle – mise en scène Ursel Herrmann, Karl-Ernst Herrmann – décors, costumes Karl-Ernst Herrmann – chorégraphie Vivien Newport – avec Barbara Bonney (Alphise), Heidi Grant Murphy ( Sémire/Nymphe), Matthias Klink (Phanuel), Charles Workman (Abaris), Jeffrey Francis (Calisis), Russell Braun ( Borilée), David Wilson-Johnson (Borée), Lorenzo Regazzo / Lutz Förster (Adamas/Apollon)


« Avec cette nouvelle production des Herrmann, l’attente était grande, et elle n’a pas été déçue, pour ce qui est peut-être l’apogée d’un travail créatif hors du commun qu’on suit maintenant, à l’opéra, depuis près d’une vingtaine d’années. Un unique décor architecturé, avec un salon ovale à la grande manière viennoise, couronné d’une galerie à oculi ; derrière ses larges portes-fenêtres, un arrière-plan de frondaisons peintes sur le grand cyclorama mobile, faisant passer de l’été à l’hiver, et au sol un plateau mobile, qui entrera en convulsion dans la tourmente du troisième acte, au milieu des feuilles soulevées par le vent, mais qui peut aussi accueillir le dé-roulement spiralé d’un labyrinthe de verdure, dans une époustouflante transformation à vue au deuxième acte : voilà le cadre pertinent et raffiné, d’une constante et admirable beauté plastique, où trois heures durant se déroule une action complexe, dont il est impossible de saisir à première vision les imbrications multiples. Avec cet outil sophistiqué, la production réussit l’exploit de retrouver l’essence de la tragédie lyrique. L’invention d’un meneur de jeu, danseur et mime d’exception (admirable Lütz Förster) fait partie des trouvailles magistrales de la dramaturgie, qui ouvre et ferme le spectacle, et qu’on verra même apparaître en irrésistible diable, comme encore, à côté des excellents ballets de Vivienne Newport, cette troupe d’acrobates virtuoses, au service de Borée, qui saute au trampoline à l’arrière-plan, joue les funambules, et finira par développer un incroyable numéro de trapèze volant pour accompagner l’orage soulevé par le dieu des vents…
Cet extraordinaire travail a été servi au mieux par une équipe musicale homogène et ardemment engagée dans la production. Pour le plateau, on y distinguera pourtant les deux protagonistes, avec une Barbara Bonney sans doute peu compréhensible, mais d’une ligne irréprochable, et d’une expressivité intense qu’on n’attendait pas à ce point, et surtout la révélation de l’Abaris de Charles Workman, d’une admirable clarté de diction, d’une virtuosité sans faille, et d’une étonnante présence scénique. Avec un relief un peu moins éblouissant, les deux fils du dieu des vents alliaient pourtant panache vocal et brillant du jeu d’acteurs, comme encore le bel Amour de Heidi Grant Murphy et le solide Borée de David Wilson-Johnson. Seul bémol pour l’Apollon engorgé et assez mal chan-tant (ou en méforme) de Roberto Scaltriti. Là où on ne l’attendait peut-être pas non plus à ce niveau de qualité, Simon Rattle a donné une lecture d’une richesse de nuances souvent émouvante, pour un baroque possible, très différent de celui, constamment bondissant, de Marc Minkowski, ou, dans un autre concert, de Giovanni Antonini, mais tout aussi convaincant, avec un Orchestre de l’Age des Lumières pleinement satisfaisant, et le bel ensemble, tout nouvellement fondé, des European Voices.
Accueil triomphal à la première et standing ovation à la seconde, pour cette production hors norme qu’il faudra revoir cet été et qui mérite maintenant la plus large diffusion (seul le Liceo de Barcelone est pour l’instant prévu). Rameau couronné à Salzbourg : qui aurait pu seulement l’imaginer il y a une vingtaine d’années. » (Opéra International – juillet/août 1999)
Stuttgart – 1996

 

Birmingham – Touring Opera – 1993 – dir. Simon Rattle – mise en scène Graham Vick

 

Londres – Royal Academy of Music – 1986 – version scénique – dir. Roger Norrington

 

Londres – 1985 – dir. John Eliot Gardiner

 

Opéra de Lyon – 2, 3, 5, 6, 8 février 1983 – dir. John Eliot Gardiner – mise en scène Jean-Louis Martinoty – décors Ogier – chorégraphie Catherine Turocy – avec Philip Langridge (Abaris), Gilles Cachemaille (Borilée), François Le Roux (Adamas), Jean-Philippe Lafont (Borée), John Aler (Calisis), Jennifer Smith (Alphise), Anne-Marie Rodde (Sémire)

« Ce spectacle co-produit avec le Festival d’Aix…a rencontré un succès tout aussi chaleureux qu’à Aix. Le mérite en revient d’abord au travail scénographique de Jean-Louis Martinoty et de Daniel Ogier, travail adroit, cohérent »… »Un tel travail possède le mérite d’intéresser le mélomane du XXe sièclke aux pompes et aux oeuvres de l’opéra-ballet versaillais avec son incroyable action, ses récitatifs et ses interminables ballets allégoriques »… »On remarqua les qualités vocales…surtout de John Aler, remarquable ténor à la voix d’une souplesse infinie »… »Reste aussi la direction impeccable, car à la fois subtile, précise et contrastée, bref habitée par la grâce, que développa John Eliot Gardiner, à qui l’on doit la découverte de cette partition ». (Opéra International – mars 1983)
Grand Prix de la Critique dramatique et musicale 1983 – catégorie Triomphe du théâtre lyrique : Les Boréades au Festival d’Aix en Provence.

 

Festival d’Aix en Provence – Théâtre de l’Archevêché – 21, 24, 28, 30 juillet, 2 août 1982 – English Baroque Soloists – New York Dance Company – dir. John Eliot Gardiner – mise en scène Jean-Louis Martinoty – chorégraphie Catherine Turocy – décors et costumes Daniel Ogier- avec Jennifer Smith (Alphise), Anne-Marie Rodde (Sémire), Sophie Boulin (Polymnie), Martine March (une Nymphe), Philip Langridge (Abaris), John Aler (Calisis), Jean-Philippe Lafont (Borée), Gilles Cachemaille (Borilée), François Le Roux (Adamas), Stephen Varcoe (Apollon) – coproduction avec l’Opéra de Lyon




Théâtre des Champs Elysées – 24 janvier 1981 – version de concert – dir. John Eliot Gardiner

 

Londres – Queen Elizabeth Hall – avril 1975 – version de concert – dir. John Eliot Gardiner.

 

Radio France – 16 septembre 1964 – première exécution dans une révision de Marc Vaubourgouin – Lyrique et le choeur de l’O.R.T.F. – dir. Pierre-Michel Le Conte – avec Christiane Eda-Pierre, Nadine Sautereau, Bianco, Mallabrera, Sage, Calès, Michèle Claverie

 

Salle Gaveau – 2 décembre 1933 – lors d’un concert des Fêtes du Peuple, Colette Schultz joua au clavecin la Gavotte pour les Heures et les Zéphyrs