COMPOSITEUR | Pierre GUÉDRON et autres |
LIBRETTISTE | René Bordier, Étienne Durand, Pierre Guédron |
Ballet dansé par Sa Majesté en la Grand’ Salle du Louvre le dimanche 29 janvier 1617.
L’argument, choisi par Louis XIII lui-même, est tiré de la Jérusalem Délivrée du Tasse, dont l’action se déroule dans un Moyen Âge mythologique. Le preux chevalier Renaud de Montauban (rôle tenu par le duc de Luynes, favori de Louis XIII) est séduit par les enchantements de la magicienne Armide qui le conduit dans ses jardins enchantés et l’ensorcelle. Ce sont ses compagnons, dont Godefroy de Bouillon (Louis XIII) qui viendront le délivrer et rompre les enchantements d’Armide.
Le vrai sujet est la glorification de la personne royale. Louis XIII avait alors quinze ans et demi, et allait bientôt s’affirmer en faisant assassiner Concini (*), et en chassant sa mère Marie de Médicis, ancienne régente, de la Cour. Le jeune roi timide dansait le premier ballet royal du règne, et affirmait ainsi au monde son autorité.
(*) le 24 avril 1617
L’allégorie du sujet était en effet transparente pour les contemporains : Renaud se libère de la tyrannie d’Armide, comme le roi de celle de la reine-mère, Marie de Médicis, et de ses conseillers. La scène finale représente le roi exerçant son pouvoir dans un royaume soumis à sa loi (Godefroy et ses chevaliers).
Le roi avait apporté le plus grand soin à la préparation du ballet, son médecin Héroard notant :
Le 4 (janvier) : Il va chez la Reine, y recorde son ballet.
Le 19 (janvier) : Il recorde son ballet deux fois dans la journée.
La foule était telle, dans la salle du Louvre, que la représentation fut retardée, et que le roi lui-même, qui était aller souper chez le duc de Luynes, eut beaucoup de peine à se frayer un passage. La représentation commença à deux heures et demi et se termina à cinq heures, ainsi que le décrit Héroard : Il va souper en la chambre de M. de Luynes, aux Tuileries, qui boit à sa santé. Le soir, il donne son ballet, qui ne commence, par suite de difficultés, qu’à deux heures et demie, et entre dans la salle de bal avec beaucoup de peine, à cause de la foule du monde, où il se trouve une demoiselle qui se pend à ses chausses, disant : « Si vous entrez, j’entrerai ». Il entre, et danse le ballet dont le sujet était les Amours d’Armide et de Renaud ; cela dure jusqu’à cinq heures.
Les airs sont de Pierre Guédron, surintendant de la musique d’Henri IV et de Louis XIII, un des inventeurs selon Henry Prunières, de la vocalité à la française, pour lors très inspiré par le style vocal italien (parsaggiato), à la mode depuis la visite en 1605 de Giulio Caccini à la cour de France. Les autres pièces sont d’Antoine Boësset (1), son gendre, de Gabriel Bataille (2), et peut-être de Jacques Mauduit (3).
(1) Antoine Boesset
(2) Gabriel Bataille (1574-1630), fut maître de musique de la reine-mère en 1617, puis des deux reines, Marie de Médicis et Anne d’Autriche, vers 1624. Il collabora à la musique vocale de nombreux ballets de cour sous Louis XIII. Compositeur, luthiste et chanteur très inspiré par l’italianisme, il publia avec succès les premiers livres d’Airs de différents autheurs mis en tablature de luth (1608-1615). On connaît de lui une cinquantaine d’airs. Son fils Gabriel, né vers 1615, lui succéda comme maître de musique de la reine et quitta la cour à la mort d’Anne d’Autriche.
(3) Jacques Mauduit (1557 – 1627), compositeur et luthiste. Ami de Ronsard, il fut un des pères du chant mesuré à l’antique à la fin du XVIe siècle, au sein de la seconde académie de Baïf. OUtre des hymnes, motets, fantaisies instrumentales et chansons, il participa aux ballets de cour du règne de Henri IV et Louis XIII.
Les vers sont des poètes René Bordier (1), Etienne Durand (2), qui signa la dédicace au Roi, et de Guédron lui-même.
(1) René Bordier écrivit le livret de dix-sept ballets entre 1615 et 1635, dont le Ballet de monsieur le Prince (1620, Ballet du roy sur le sujet des Bacchanales (1623), Grand Bal de la douairière de Billebahaut (1626), Le Sérieux et le Grotesque (1627), Le Ballet des triomphes (1635). Il se flattait d’être en charge de la poésie auprès de Sa Majesté. Pourtant, poète méprisé de ses confrères et ignoré du public, il mourut dans la misère après 1648.
(2) Étienne Durand (1585-1618) occupa la charge de contrôleur ordinaire des guerres, et s’adonna très tôt à l’écriture. Ses Méditations, publiées en 1611 forment la majeure partie de son œuvre. Attaché à la maison de Marie de Médicis, il resta fidèle à celle-ci après le meurtre de Concini et fut accusé de comploter contre Luynes, le favori du roi. Il fut condamné pour cela à être roué vif en place de Grève, le 19 juillet 1618.
Les « machines » furent construites par Thomas Francine (*), maître fontainier du roi.
(*) Tomaso Francini (1571 – 1651), naturalisé en 1600 sous le nom de Thomas Francine, était venu de Toscane où il était au service de Ferdinand de Médicis, à la demande d’Henri IV. Il devint Intendant Général des Eaux et Fontaines en 1623.
La musique instrumentale comprenait d’une part vingt-huit violes et quatorze luths, pour l’accompagnement des airs et des récits, d’autre part les vingt-quatre violons, pour les danses. Il semble que la disposition orchestrale ait été double, avec deux chœurs avec instruments, disposés de part et d’autre de la scène, l’un conduit par Mauduit, l’autre par Guédron.
La musique vocale regroupait soixante-quatre voix, et chacun avoua que l’Europe n’avait jamais rien ouy de si ravissant. Lors de la dernière entrée qui saluait la délivrance de Renaud, les choeurs et les instruments se réunirent sous la direction de Guédron qui conduisit un ensemble de quatre-vingt-douze voix et de plus de quarante-cinq instruments, estant joincts ensemble, qui faisoit un si doux bruit qu’il ne sembloit point revenir au quart de ce dont il étoit composé.
Enfin, les entrées de ballet sont l’œuvre de Jacques de Belleville, roi des instrumentistes de France (*), peut-être aidé par François Richomme, « roi des violons » de 1614 à 1624.
(*) Jacques de Montmorency de Belleville, instrumentiste, compositeur et maître de danse (vers 1580 – 1640). Il participa à un grand nombre de ballets de cour entre 1615 et 1640.
Le chanteur haute-contre Marais (*) tenait le rôle d’Armide (il était aussi danseur), et le surintendant de la musique Henri de Bailly (mort en 1637) jouait le rôle du Vieillard.
(*) on sait peu de choses de l' »incomparable Marais ». Mime remarquable, chanteur et musicien, il participa à de nombreux ballets, le dernier étant le ballet de la Félicité en 1639. Malherbe, dans une lettre de février 1613, raconte à propos d’un ballet : tout ce qui m’en plut fut un nommé Maret, habillé en berger, qui menoit un homme habillé en chien, et le fit danser avec des bouffonneries si agréables que je crois que jamais je ne vis rire personne comme je vis rire la reine.
Le rôle de Renaud était tenu par Charles de Luynes (*), favori de Louis XIII. Le roi paraissait dans son propre rôle, puis dans celui de Godefroy de Bouillon, et enfin dans le costume du Soleil. Belleville et les vingt-quatre violons du Roi montèrent sur scène, puisque le musicien conduit le ballet des monstres (6e entrée).
(*) Charles, marquis d’Albert, duc de Luynes (1578-1621), favori de Louis XIII, duc et pair de France, grand fauconnier de France, maréchal de France.
Le Ballet de la Délivrance de Renaud est un des mieux conservés du règne de Louis XIII : grâce à l’édition de Pierre Ballard, intitulée Discours au vray du ballet dansé par le roi le dimanche 29e jour de janvier 1617. Avec les dessins tant des machines et apparences différentes que de tous les habits des masques, on possède le texte des airs à voix seule avec l’accompagnement en tablature de luth et celui des choeurs en parties séparées, la musique instrumentale, reprise par l’atelier Philidor, et les dessins des décors et des costumes.
On conserve les airs suivants :
- Allez courez cherchez de toutes parts, texte et musique de Pierre Guédron, inclus dans le recueil d’Airs de différents auteurs mis en tablature de luth par eux-mêmes (Ballard – 1617), le recueil d’Airs de cour et de différents auteurs (Ballard – 1617), le recueil d’ Airs de cour à 4 & 5 parties de Guédron (Ballard – 1618), le recueil d’Airs de différents auteurs mis en tablature de luth par eux-mêmes (Ballard – 1622) ;
- Puisque les ans n’ont qu’un printemps, texte et musique de Pierre Guédron, inclus dans le recueil d’Airs de différents auteurs mis en tablature de luth par eux-mêmes (Ballard, 1617), le recueil d’Airs de cour et de différents auteurs (Ballard, 1617), le recueil d’Airs de cour à 4 & 5 parties de Pierre Guédron (Ballard, 1618), et le recueil d’Airs de différents auteurs mis en tablature de luth par eux-mêmes (Ballard, 1622) ;
- Ô Dieux quel est le sort dont je suis poursuivie, de Pierre Guédron, texte de René Bordier, inclus dans le recueil d’Airs de différents auteurs mis en tablature de luth par eux-mêmes (Ballard, 1617), le recueil d’Airs de cour et de différents auteurs (Ballard, 1617), et le recueil d’Airs de différents auteurs mis en tablature de luth par eux-mêmes (Ballard, 1622) ;
- Enfin le ciel a retiré de Renault qu’Amour avait attiré, texte et musique de Pierre Guédron, inclus dans le recueil d’Airs de différents auteurs mis en tablature de luth par eux-mêmes (Ballard, 1617), le recueil d’Airs de cour et de différents auteurs (Ballard, 1617), le recueil d’Airs de cour à 4 & 5 parties de Guédron (Ballard, 1618), et le recueil d’Airs de différents auteurs mis en tablature de luth par eux-mêmes (Ballard, 1622) ;
- Quel subit changement ! quelles dures nouvelles ! de Pierre Guédron, texte de René Bordier, inclus dans le recueil d’Airs de différents auteurs mis en tablature de luth par eux-mêmes (Ballard, 1617), le recueil d’Airs de cour et de différents auteurs (Ballard, 1617), et le recueil d’Airs de différents auteurs mis en tablature de luth par eux-mêmes (Ballard, 1622) ;
- Votre héros n’est plus en servage, texte et musique de Pierre Guédron, inclus dans le recueil d’Airs de différents auteurs mis en tablature de luth par eux-mêmes (Ballard, 1617), le recueil d’Airs de cour et différents auteurs (Ballard, 1617), et le recueil d’Airs de cour à 4 & 5 parties de Guédron (Ballard, 1618) ;
- Quelle pointe de jalousie Vous a mis en la fantasie, d’Antoine Boësset, sur un texte de René Bordier, inclus dans les recueils d’Airs de différents auteurs mis en tablature de luth par eux-mêmes (Ballard, 1617), d’Airs de cour et de différents auteurs (Ballard, 1617), d’Airs de différents auteurs mis en tablature de luth par eux-mêmes (Ballard, 1622) ;
En 1618, parut le IVe Livre d’airs de Guédron, comprenant onze pièces, dont sept airs de ballet, dont les airs du Ballet de la Délivrance de Renaud.
Synopsis détaillé
(édition Ballard de 1617)
Rien n’estoit encore paru qu’une si grande perspective de palais et paysage recullé, qui cachoit le jardin d’Armide à tous les spectateurs, quand on entendit un grand concert de musique, dont les concertans estoyent cachez, et pouvoyent neanmoins voir toute l’assemblée au travers des fueillages qui les couvroyent.
Ceste musique, composée de soixante et quatre voix, vinct-huict violes et quatorze luths, estoit conduite par le sieur Mauduit, et tellement concertée, qu’il sembloit que tout ensemble ne fust qu’une voix, ou plustost que ce fussent ces oiseaux qu’Armide laissoit à l’entour de Renault pour l’entretenir en son absence, ayant pouvoir de contrefaire les voix humaines, et de chanter les plaisirs de l’amour, avec les persuasions contenues en ces vers (faits et mis en musique par le sieur Guedron, intendant de la musique de sa Majesté)
Air : Puisque les ans n’ont qu’un printemps, de Pierre Guédron (vers et musique). Trois parties de voix, une partie pour violes et une pour luth.
Première entrée
Ceste musique cessant au signal que le Roy luy fit donner, se perdit la perspective première qui la cachoit, et parut la montaigue pourtraicte en la premiere planche qui se verra ey après. Renault (représenté par Monsieur de Luynes, premier Gentilhomme de la chambre de sa Majesté, et son Lieutenant general au Gouvernement de Normandie) estoit couché sur l’herbe et sur les fleurs, au dedans d’une grotte enfoncée dans le milieu de ceste montaigne. Au-dessus et à l’entour de ceste grotte estoit Sa Majesté, accompagnée de douze Seigneurs, representant autantde Demons laissez par Armide à la garde de son bien aymé, avec charge de lui faire passer le temps en tous les delices imaginables. A chacun des costez de ceste montaigne estoit une roche se perdant dans les nues, qui sembloient routier au-dessus. Et tout ensemble avec les bocages des costez (ou se cachoit le corps de la musique precedente) occupoit la largeur de la grande salle du Louvre, où fut faitte ceste action.
Pas un ne vit ceste montaigne ornée d’une si bizarre beauté, remplie de personnes si inventivement masquées et vestues, et si claire par les brillans et broderies rejaillissantes contre les flambeaux opposez, qui ne creust estre en quelque agréable songe, ou qui ne prist pour Demons veritables ceux qui les representoyent seulement.
Ce ne fut pas sans choix ny raison que le Roy voulut représenter icy le Demon du feu et se couvrir comme il est pourtraict en la seconde planche, car outre que sa Majesté voulut faire voir à la Royne sa femme, quelque représentation des feux qu’il sentoit pour elle, il se vestit encores de la sorte à desseing de tesmoigner sa bonté à ses sujets, sa puissance à ses ennemis, et sa Majesté aux estrangers ; il sçavoit bien que c’est le propre du feu d’épurer les corps impurs et de reunir les choses homogênées et semblables, séparant l’or et l’argent de toute autre matière moins noble et moins riche, comme c’est le principal desir de sa Majesté, de rappeler tous ses sujets à leur devoir et les purger de tous pretextes de desobeissance. Il sçavoit bien, dis-je, que le feu court après la matiere combustible et ne consume rien en son lieu naturel ; ainsi sert à l’entretien des creatures inférieures et donne contentement a ceux qui le voyent d’une distance proportionnée de mesme que sa Majesté destruict facilement ceux qui l’outragent, et n’employe son authorité qu’à la conservation de ses peuples, ou l’agrandissement de ceux qui l’approchent avec le respect qui luy est deu. Bref, il cognoissoit que le feu est le plus eslevé de tous les elemens, comme luy le plus grand de tous les hommes; que le feu ne peut estre enfermé, ny borné, que de ses bornes naturelles, comme luy ne peut estre limité que par la puissance divine et sa propre volonté; et que les Esprits qui sont les plus proches de Dieu entre les hiérarchies célestes, estant appelez Séraphins, qui signifie feu eschauffant, il doit aussi affecter une qualité si agréable à Dieu mesme, comme estant le plus proche et le plus aymé de luy parmy les hommes.
C’est pour toutes ces raisons qu’il se voulut couvrir de flammes, et ses flammes estoyent esmaillées et faites avec un tel artifice, que le feu mesme se rendoit plus esclatant par elles, lorsque les rayons des flambeaux innombrables de la salle estoyent adressez dessus, et que ceux qui les regardoient en recevoyent la reflexion. Son masque et sa coiffure estoyent de mesme composition que son habit, et n’eust esté la douceur extresme de ses actions on eust creu que dès lors sa Majesté s’estoit couverte de feu pour consumer ses ennemis.
Ainsi vestuë et couverte de flammes, elle descendit les degrez d’un petit théâtre eslevé de trois pieds seulement, au son de vingt-quatre violons representant autant d’Esprits, logez en une niche separée pour servir aux differens actes du Ballet, et comme si sa Majesté eust repris Renault d’estre sorty sans son congé (parce que déja il s’estoit avancé dans la salle), elle le ramena jusques au milieu, et dansa avec luy jusqu’à ce que Monsieur le chevalier de Vendosme(1) (representant le Demon des eaux) et Monsieur de Mompoullan(2) (un Esprit de l’air) descendirent de la montaigne pour les venir joindre. Tous quatre sont signalez par differens nombres en la seconde planche, sa Majesté par l’unité. Monsieur de Luynes par 2, Monsieur le chevalier par 3, Monsieur de Monpoullan par 4. Et chacun des pourtraicts exprime si naïvement leurs habits, que la description en restant inutile, c’est assez de dire que leur entrée fut ornée de si belles dances, si diverses égares, et si follastres actions, qu’ils laissèrent à ceux qui les veirent une créance de ne pouvoir rien voir de mieux, et aux autres masques une aprehension de n’avoir plus de quoy se pouvoir faire regarder.
(1) Alexandre de Vendôme (1598-1629), dit le Chevalier de Vendôme, Grand prieur de France, deuxième fils légitimé d’Henri IV de France et de Gabrielle d’Estrées. Il avait été envoyé à Rome, en 1615, en ambassade auprès du pape Paul V.
(2) Monsieur de Mompoullan : Jean de Caumont, marquis de Montpouillan, sixième fils de Jacques de Nompar de Caumont, premier duc de La Force, pair et maréchal de France. Favori de Louis XIII, le Vénitien Contarini disait de lui : « Après de Luynes, il a la première place dans l’amour du roi ». Il fut nommé premier gentilhomme de la Chambre, mais, en butte à la jalousie de Luynes, il dut se retirer de la Cour en 1618, ce qui provoqua les larmes de Louis XIII. Il mourut en 1621 en défendant Tonneins, ville huguenote, contre l’armée royale, et fut décapité en effigie par arrêt du Parlement de Bordeaux.
Deuxième entrée
Tandis qu’ils achevoyent leur Ballet, et que deja Renault, se voulant reposer, s’acheminoit vers sa grotte, Monsieur le comte de la Roche-Guyon(1) (pour le Demon de la chasse, marqué 5 en la planche suivante) et Monsieur le general des Galleres(2) (tenant lieu du Demon des foux, marque 6) descendirent de la mesme montaigne, dont estoit sortie sa Majesté et sa suitte mais si l’invention de leurs habits fut extravagante et gentille, la justesse de leur dance, et !e rapport de leurs gestes fut autant inimitable, que les premiers s’estoyent creus sans comparaison on douta longtemps s’ils n’avoyent point appris quelque chose des Demons mesmes, et si les hommes pouvoyent avoir autant de promtitude et de conduitte tout ensemble.
(1) François de Silly, grand louvetier de France, comte puis duc (en 1621) de La Roche-Guyon. Il mourut en 1628 au siège de La Rochelle.
(2) Philippe-Emmanuel de Gondi de Retz, comte de Joigny, marquis de Belle-Isle (1581-1662), succéda en 1598 à son frère Albert de Gondi, duc de Retz comme Général des galères.
Troisième entrée
Mais quand ces seconds cesserent de dancer, et que Monsieur de Liancourt(1) (representant un Esprit follet signallé en la planche suyvante par 7), Monsieur de Blinville(2) (le Demon du jeu, par 8), Monsieur de Challais(3) (celuy des avaricieux, par 9) et Monsieur de Humieres(4) (celuy des villageoises, aussi remarqué par 10) quand, dis-je, ces quatre nouveaux Demons descendirent de leur montagne, pour venir chercher Renault qu’ils ne voyoient plus, les regardans estonnez de ce qu’ils avoient veu revinrent à eux par l’estonnement de ce qu’ils voyoient, et l’extraordinaire disposition des personnes, joincte à la bizarre rencontre des habits, avec la difficulté des pas si facillement surmontee, firent avouer à tous que la merveille surpassoit de bien loing la creance qu’ils avoyent euë de leur perfection.
(1) Roger du Plessis de Liancourt (1598-1674), bientôt Premier Gentilhomme de la Chambre, très grand danseur de ballets, et accessoirement cousin de Richelieu (qui n’était alors encore qu’un simple secrétaire d’Etat et pas encore cardinal).
(2) le marquis de Blainville, premier gentilhomme de la chambre du roi
(3) Henri de Talleyrand-Périgord, comte de Chalais, exécuté en 1626 pour avoir participé à la « conspiration de Chalais », qui visait à assassiner Richelieu et destituer Louis XIII au profit de son frère Gaston d’Orléans.
(4) le chevalier d’Humières, issu d’une vieille famille du Rouergue
Encores la bonne fortune de rassemblée ne s’arresta-t-elle pas au plaisir que leur donna ceste troisiesme entrée ; une quatriesme (representée en la cinquiesme planche) la suyvit et luy fit dire que les admirations eatoyeut vaines, ou les miracles se suyvoient. Monsieur le marquis de Courtanvaut(2) (au lieu d’un Esprit aerien, marqué 11), Monsieur le comte de la Roche-foucaut(2) (comme le Demon de la vanité, marqué 12), Monsieur de Brantes(3) (pour le Demon des Mores, marqué 13), et Monsieur le baron de Palluau(4) (representant le Demon de la guerre, marqué 14) furent les quatres qui sortirent les derniers de la montaigne; mais ils ne furent pas les derniers en l’estime que l’on fit des personnes et des actions l’ordre gardé dans leurs dances, la majesté de leurs habits, et la beauté de leurs figures, fit quasi oublier ce qu’auparavant on avoit admiré, et chascun ne sçavoit à quoy se plaire pour avoir trop de plaisir.
(1) Jean de Souvray, marquis de Courtenvault, Premier Gentilhomme de la Chambre
(2) François V de La Rochefoucauld (1588-1650), issu d’une des plus vieilles familles de la noblesse de France, catholique et ami de Louis XIII, lequel érigera son comté en duché-pairie en 1622
(3) Gentilhomme provençal originaire d’Avignon
(4) Seigneur vendéen
Quatrième entrée
Un nouvel ayse fit bientost perdre ce doute; car Renault ressortit de sa grotte avec tous les Demons qui l’avoyent cherché ou suivy, et se joignans tous avec les quatre restans, dançerent un Ballet de quatorze, si différent des premiers en nombre et en béante, qu’il eut tout sent les applaudissements qu’avoyent eus tous les antres, et qu’on unissant on se plaignit qu’il avoit trop peu duré. Tous les Demons s’évanouirent, et lors se commença la delivrance de Renault, car deux cavalliers (armez & l’antique, et marquez en la planche suyvante par 15 et l6, l’un portant une baguette et l’autre une carte avec un escu argenté et luysant comme un miroir) entrèrent par dedans une feuillée eslevée a costé de ceste montaigne, et dançerent quelque temps sous un air de trempette, si artificieux et si beau, qu’on eust souhaité ne l’entendre jamais finir. Ces chevalliers (n’ayant autre but que la delivrance de Renault) n’eurent pas longtemps paru dans la salle, qu’ils se retournerent vers la grotte premiere ou ce heros avoit paru.
Armide, qui n’en estoit sortie qu’après avoir disposé ses Demons à sa garde, leur fit voir à l’abbort le premier effect de ses charmes : car ceste montaigne se tourna d’elle-mesme, les rochers des costez secouërent leurs testes qui sembloyent immobiles ; tout changea d’un instant, et en leur place parut ce qui est representé en la sixiesme planche sçavoir de beaux jardinages occupans la largeur de la salle, et dans ces jardins trois grandes fonteynes rustiques. Celle du milieu jettoit son eau d’une trompe en niche, eslevée au-dessus d’un bassin dont les gargouilles jaillissoyent contre la trompe comme si elles eussent esté faschées qu’elle leur derobast la veüe du ciel qu’elle leur cachoit. Les deux fonteynes des costez pissoyent à travers le stucq incrusté sur le pendant d’une roche, qui sembloit preste à tomber sur les bassins entoures de petits arbrisseaux, et d’un nombre infini de fleurs.
La nouveauté de cet aspec arresta quelque temps les cavaliers mais se ressouvenant des advis qu’on leur avoit donner ils se servirent de leur haguettte pour destruire ces magiques puissances d’Armide. Au premier coup que ces trois fonteyncs en reçeurent, toutes trois se fixerent, l’eau cessa mesme de couller, et l’or esclatant dont elles estoyent enrichies, perdit le p!lus beau de son lustre. Un nouveau charme encore leur donna nouvel estonnement, car une Nymphe echevelée et tonte nuë sortit du bassin de la fontayne du milieu, et tandis que les cavalliers cherchoient passage pour entrer dans le jardin, elle chanta ces vers faits par Bordier, recitez par uu des pages de la musique du Roy.
Air de Boesset (une voix de haute-contre, viole, luth) : Quelle pointe de jalousie vous a mis en la fantasie
D’autres que ces cavaliers eussent este arrestez par la douceur de la voix ou beauté de la Nymphe mais leurs oreilles et les vuës estoyent bouchées, et leurs baguettes suppleant à leur courage (qui leur deffendoit d’employer des armes sur une femme belle et nue comme estoit celle-là), ils la forcerent de se replonger en l’eau dont elle estoit sortie pour les arrester.
Cinquième entrée
Aussitost parurent six differents Monstres pourtraicts en la septiesme planche, deux desquels avoyent la teste, les aysles et les pieds de hiboux, avec le reste du corps couvert d’un habit de jurisconsulte, sçavoir d’un bonnet quarré, d’une soutanne et d’une robbe noire; deux autres avoyent la teste, les bras et les jambes de chien, le reste du corps rapportant à un païsan et les deux derniers ayant teste, bras et jambes de singe, representoyent une fille de chambre, jeune et parée selon l’usage présent. Ces Monstres plaisans et difformes tout ensemble, attaquerent les deux cavalliers, comme ils entroient desjà dans le jardin, et eux leur restant par les armes, et par la puissance de la baguette, leur contraste donna lieu à un Ballet de bouffonneris et de gravité entremêlée, qui n’eust pas la derniere place en la louange de ceux qui les regardèrent.
Enfin, il s’acheva comme ïcs précédents, et s’achevant les Monstres s’enfuyrent, tandis que Renault, transporte d’ayse, en la possession de son Armide, estoit couché sur les fleurs qne l’eau de ses fonteynes arrousoit en tombant, et chantoit ces vers faits par Durand.
Air de Gabriel Bataille (pour une voix de basse-taille, viole et luth) : Déités qui, libres d’ennuis
Les hautbois jouent la 5è entrée, sur un mode à la fois martial (percussions très présentes) et goguenard.
Les Cavalliers, plains d’ayse ef d’ardeur en la rencontre de ce qu’ils cherchoyent, s’arresterent tout court à l’entrée de ce jardin, et faisant voir Renault a luy-mesme dans l’escu de cristal qu’ils avoyent apporté, l’emmenèrent hors de ce lieu enchanté jusques au milieu de la salle, où ce guerrier eut telle honte de sa jeunesse ainsi passée, que ses carquans luy furent des meurtres reprochables, ses dorures des taches infâmes, et sa demeure voluptueuse une funeste prison, dont à l’heure mesme il desira de sortir. Aussi, la huitiesme planche le represente tel, tout honteux et furieux tout ensemble, brisant ses chesnes en passant auprès de ce jardin, qui paravant luy sembloit entouré de precipices, et fuit aussi soudainement la presence d’Armide qu’ardamment il en avoit souhaité la veuë.
Armide accoure esplorée sur les lieux que Renault a laissez elle voit ses fontaynes taries, ses Nymphes muettes, ses Monstres chassez, et bref, tout son jardin changé de ce qu’il estoit auparavant. Alors ceste maison choisie par elle pour ses delices, est le lieu de son desespoir alors elle esprouve que l’Amour ne s’attache point par d’autres charmes que par les siens ; alors, dis-je, elle apprend que les plaisirs du vice aboutissent à la douleur, et qu’il faut tost ou tard que l’Amour face une action d’un Dieu qui porte des aysles. Le depit prend la place de sa bonne volonté, et luy fait appeler ses Demons par des conjurations toutes nouvelles ; mais il semble que ces malicieux ministres apprehendassent de l’approcher, ou que selon la nature de l’affliction qui appelle les risées de tout le monde, ils prissent plaisir à se mocquer de son inquietude. Tous ces Demons sont pourtraicts en la neufviesme planche sçavoir, trois en forme d’escrevisse, deux en tortues, et deux en limassons, et tous sortirent de dessous des antres obscurs, à mesure qu’Armide (qui est pourtraicte au milieu d’eux) redoubla ses conjurations.
L’enchanteresse, depitée de voir ses Démons sous ces formes moqueuses, fit de nouveaux caracteres, prononça de nouveaux mots, et chanta ces vers faits par Bordier.
Air de Pierre Guédron (voix de haute-contre, le chanteur et danseur Marais, luth et viole) : Quel subit changement !
Sixième entrée
A la fin de ces vers, les Demons sortirent de leurs coques, et parurent de nouveau comme ils sont pourtraicts en la dixiesme planche, sçavoir en formes de vieilles depuis le nombril en haut, avec grands chapperons à l’antique, ayant la queuë détroussée, un corcet de satin noir, chamarré d’argent ; et du nombril en bas, elles avoyent des culottes à l’antique, du satin incarnad brodé d’or, dont les canons descendoyent jusques au bas des genous. Ces vieilles estoyent bottées et esporonnées, et se peut dire que (jusques icy) rien ne s’est veü de si bizarre et si plaisant que ce Ballet. Marais estoit celuy qui representoit Armide en ses furies et ses chants, et Belleville (qui generalement avoit fait tous les airs et toutes les dances du Ballet) estoit encores le particulier conducteur de tous les Demons invoquez. Tous les deux estans assez cognus n’eut besoing que d’estre nommez pour avoir des louanges; aussi retouné-je à dire qu’Armide se fit emporter par ses Demons ; que son jardin qui, paravant estoit si beau, ne devint plus qu’une caverne déserte et affreuse aux yeux de ceux qui la virent ; que tout trembla et changea tout ensemble, au transport de ceste sorciere, et que tous les Ballets d’entrée finirent en ce changement.
Après un moment de relasche (pour donner loysir aux esprits de se porter à nouveaux objects), entra dans la salle un petit bois, cy après pourtraict, dans lequel chantoyent seize personnes vestuës en cavalliers antiques, avec sallades en testes, et grandes plumes pendantes en arriere, qui remplissoient ce petit bois d’une diversité tres-agreable.
Ces cavalliers faisoyent un concert de musique conduit par le sieur Guedron veritablement inimitable en ses sciences, mais particulierement admiré par l’invention de ses beaux airs. Le bois et les hommes sembloyent estre esmeus par la puissance d’un hermite représenté par le Bailly qui se peut glorifier d’avoir et d’avoir eu la plus belle et plus charmeuse voix de son temps, et cet hermite tenait la place du vieil Pierre, par la science duquel Renault fut delivré de sa prison. Les autres cavalliers representoient les soldats de l’armée de Godefroy, qui impatiens de l’eslongnement de Renault, le cherchoyent en chantant ces vers faits par Guedron :
Air de Guédron, vers et musique (trois parties de voix, violes et luths) : Allez, courez, cherchez de toutes parts.
Après ces vers, l’hermite commençoit ce dialogue, en les advertissant du retour de Renault.
Dialogue de Guédron, vers et musique (voix de basse et choeur des Soldats) : Vostre héros n’est plus en servage, Renault est enfin de retour.
Et ce dialogue fini se faisoit une grande Musique du concert du sieur Guedron, et de l’autre qui premièrement s’estoit fait admirer sous la conduitte du sieur Mauduit. Chacun avoua que l’Europe n’a jamais rien ouy de si ravissant et le nombre de quatre vingt douze voix et de plus de quarente cinq instrumens estant joincts ensemble, faisoit un si doux bruict qu’il ne semblait pas revenir au quart de ce dont il estoit composé. Les vers qui suyvent, faits et mis en air par Guedron furent ceux qu’ils chantèrent ensemble.
Choeur de Guédron, vers et musique (trois parties de voix, avec accompagnement ad libitum des instruments en tutti : Enfin, le Ciel a retiré ce Renault qu’Amour avait attiré.
Tout se changea de soy-mesme à mesure que ce petit bois se retira. Aux deux costez du théâtre s’esleverent deux grands palmiers, portant chacun des trophées qui montroyent avoir esté conquis sur les ennemis du nom chrestien ; mais pas un ne les considéra, car la face du milieu ou Godefroy et les chefs de son armée estoyent assemblez pour se resjouïr de l’heureux retour de Renault, attira tant d’yeux à soy, qu’il n’en resta plus pour les trophées. La planche suivante montre bien quelque chose de sa beauté, mais elle en est pourtant autant esloignée que la pensée des plaisirs est différente de leur realité. Le Roy, comme un autre Godefroy, estoit sur un trosne dans ce pavillon de toille d’or, regardant au-dessous de luy les mesmes seigneurs de sa Cour qui l’avoyent accompagné en sa représentation des Demons, et qui, par cette feinte, tesmoignoyeut la veritable envie qu’ils avoyent de le suivre en la mesme action qu’ils representoyent. Tous ensemble parurent à mesure que ce grand pavillon se tourna, et comme on a quelquefois entendu les peuples devotieusement assemblez, s’escrier ucanimement en l’apparition de quelque miracle, on ouyt toute l’assemblée donner des applaudissemens à la veuë de ce pavillon enrichy de si rares personnes. L’esclat des pierreries cacha pour un temps la majesté des visages, et soudain après, les visages se faisant connoistre, firent negliger les enrichissements des habits. Il fut douteux encores si les masques paroissoyent immobiles pour l’estonnement de voir tant de beautez, ou si les beautez mesmes ne se mouvoyent point de peur do se divertir tant soit peu de l’agréable veü des masques. Mais enfin, le Roy donna le signai, et chascun descendit pour luy faire place, et tandis qu’il s’avança sur le devant du theâtre, les violons jouèrent le grand Ballet.
Ce grand Ballet fut dancé avec tant d’ordre et de disposition, qu’aucun autre devant luy ne se peut vanter de la mesme beauté. Un seul des François ne se peut tenir de benir le Ciel en la gentillesse de son Roy ; la Majesté, qui semble contraire à telles actions, estoit tousjours au devant de ses pas, et la grâce n’eust esté que pour luy seul, si ceux qui l’accompagnoyent ne l’eussent par fois dérobée pour faire admirer ce qu’ils faisoyent en l’imitant ; mais tous ensemble se sentirent de la puissance que sa Majesté eust alors sur les esprits car ceux qui n’avoyent point de bonne fortune, en acquirent, et ceux qui en avoyent les mirent en point de ne pouvoir estre perduës. Ainsi le Ballet se nnit et fit passer une nuit plus delicieuse que la plus belle journée du printemps. Tandis que le grand Bal se dança, et que chacun s’amusa à lire les vers particuliers que le Roy et les seigneurs de sa suitte donnerent aux Dames, sur le personnage que chacun d’eux avoit representé aux entrées.
Synopsis