Artaserse de Leonardo VINCI

COMPOSITEUR Leonardo VINCI
LIBRETTISTE Pietro Mestastasio
ENREGISTREMENT ÉDITION DIRECTION ÉDITEUR NOMBRE LANGUE FICHE DÉTAILLÉE
2011 2012 Diego Fasolis Virgin Classics 3 italien

DVD

ENREGISTREMENT ÉDITION DIRECTION ÉDITEUR FICHE DÉTAILLÉE
2011 2014 Diego Fasolis Erato

 

Drama per musica sur un livret de Pietro Metastasio, représenté au Teatro Alibert, à Rome, le 4 février 1730.
La distribution réunissait : le castrat contralto florentin Raffaele Signorini (Artaserse), Giacinto Fontana (1692 – 1739) dit Farfallino (Mandane), le napolitain Francisco Tolve (Artabano), Giovanni Carestini (1700 – 1760), dit Cusanino, virtuoso del serenissimo di Parma (Arbace), le castrat contralto milanais Giuseppe Appiani, dit Appianino (Semira), Giovanni Ossi, virtuoso dell’eccellentissima signora principessa Borghese vedova (Megabise).
Les décors étaient signés de Giovanni Battista Oliverio et Pietro Orte, les ballets de Pietro Gugliantini, virtuoso della serenissima gran principessa di Toscana.
Le castrat Gioacchino Conti, dit Il Giziello, alors âgé de seize ans, y connut le succès.
Il Giziello
Ange Goudar (*) raconte qu’il fit pleurer tout Rome par ce seul accent « E pur, son innocente ».
(*) Pierre Ange Goudar (1720 – 1791), journaliste, aventurier, escroc, grand voyageur en Europe

Le livret, dédicacé à Clementine Sobieska, épouse de Jacques III Stuart, prétendant au trône d’Angleterre, fut imprimé par Zempel e de Mey, à Rome. La même année, il fut imprimé à Venise, par Carlo Buonarigo.
Reprise en 1730 à Milan, pour le mariage du marquis Guido Bentivoglio, puis en octobre 1731, au Teatro Bonacossi de Ferrare, les deux fois avec Carlo Broschi, dit Farinelli, dans le rôle d’Arbace. A Ferrare, Farinelli n’accepta de remplacer le castrat Castori qu’à condition qu’on engage également Vittoria Tesi et que les récitatifs de Vinci soient remplacés par ceux de J. A. Hasse.
Reprise au teatro San Carlo de Naples, le 4 novembre 1743, avec Astrua, Camati, Franchi, Caffarelli, Gherardi, Albuzio

Personnages : Artaserse, prince, puis roi de Perse, ami d’Arbace et amant de Semira (soprano) ; Mandane, soeur d’Artaserse, amante d’Arbace (soprano) ; Artabano, préfet de la garde royale, père d’Arbace et de Semira (ténor), Arbace, ami d’Artaserse, amant de Mandane (soprano) ; Semira, soeur d’Arbace, amante d’Artaserse (soprano), Megabise, général de l’armée, confident d’Artabano (soprano)
L’action se déroule à Suse, capitale de la monarchie perse.

Livret en français disponible sur livretsbaroques.fr
Livret (en italien)


Représentations :


Opéra de Nancy – 2, 4, 6, 8, 10 novembre 2012 – Vienne – Theater an der Wien – 20 novembre 2012 – en version de concert – Opéra de Lausanne – 23, 25 novembre 2012 – en version de concert – Paris – Théâtre des Champs Élysées – 11, 13 décembre 2012 – en version de concert – Cologne, Opernhaus – 19, 27 décembre 2012 – Concerto Köln – dir. Diego Fasolis – mise en scène Silviu Purcarete – décors, costumes Helmut Stürmer – lumières Thomas Skelton- avec Philippe Jaroussky (Artaserse), Max Emanuel Cencic (Mandane), Juan Sancho (versions scéniques) / Daniel Behle (versions de concert) (Artabano), Franco Fagioli (Arsace), Valer Barna-Sabadus (Semira), Yuriy Mynenko (Megabise) – nouvelle production




La Croix

« En 1730, lorsque Artaserse , ultime opéra de Leonardo Vinci (1690-1730, rien à voir avec le peintre), sur un livret de Métastase, fut créé à Rome, les femmes étaient interdites de scène… en vertu d’une ordonnance papale qui n’allait être démentie qu’en 1798. Tous les rôles étaient ainsi dévolus à des chanteurs hommes, notamment ces fameux castrats qui se partageaient les personnages masculins de premier plan… et les figures féminines.
« J’avais envie de recréer un de ces opéras romains “100 % messieurs”, explique Max Emanuel Cencic, instigateur du projet. C’est possible aujourd’hui, grâce aux excellents contre-ténors qui peuvent assumer la virtuosité requise par cette redoutable partition. En outre, l’intrigue politique et sentimentale très efficace d’Artaserse, avec ses complots, ses trahisons, mais aussi son aspiration à la vertu et au pardon, passe très bien à notre époque. Entre la Perse antique et notre XXIe siècle, les similitudes sont nombreuses… »
Max Emanuel Cencic s’est lui-même offert le rôle de Mandane, sœur d’Artaserse et amante de son meilleur ennemi, Arbace. « C’est très amusant de se mettre dans la peau d’une femme, d’autant que Mandane est une âme passionnée et versatile. Je cherche à l’interpréter comme une petite Callas baroque ! », sourit le chanteur. Il y parvient avec légèreté et fantaisie, vêtu de robes excentriques noyées sous les plumes !
Hommage soit d’ailleurs rendu à Helmut Stürmer, dont les costumes extravagants, entre Ziegfeld Follies et orientalisme déjanté, pimentent une mise en scène beaucoup moins inspirée. On ne comprend guère où veut en venir Silviu Purcarete.
Un zeste de théâtre dans le théâtre, idée éculée et trop timidement exploitée ; beaucoup d’agitation avec plateau tournant et force glissements de toiles peintes escamotant les personnages ; un jeu d’acteur plutôt raide et extérieur…
Heureusement, la musique fait tout oublier ! Plus « bluffante » qu’émouvante, sinon au troisième acte, l’écriture de Vinci multiplie les airs de bravoure débordant de vocalises superlatives.
Le rôle d’Arbace, notamment, collectionne les acrobaties dont se joue le contre-ténor Franco Fagioli avec beaucoup de musicalité et un aplomb stupéfiant. Sa voix au vibrato serré fuse et s’alanguit, grimpe et s’abîme, comme si tout cela n’était que jeu d’enfants. À ses côtés, les quatre autres contre-ténors – un seul rôle dévolu à un ténor, Juan Sancho ho, d’ailleurs moins fascinant que ses collègues avec ses aigus un tantinet coincés – illustrent quelle diversité de couleurs cette voix peut revêtir.
Voici Philippe Jaroussky au phrasé fluide et élégiaque ; Max Emanuel Cencic, timbre électrique et palette expressive infinie ; Yuriy Mynenko, chant héroïque et percutant ; et Valer Barna Sabadus, que l’on prendrait aisément pour une femme – en fermant les yeux –, enjôlé par le charme de sa « pâte » vocale veloutée.
Cette fière équipe d’individualités musicales très attachantes est portée par la direction sensationnelle de Diego Fasolis. Panache, vivacité, souplesse, tendresse se relaient sous sa battue ample et énergique.
Elle est digne des instrumentistes du Concerto Köln, qui font vibrer, palpiter, pétarader et, bien sûr, chanter cette musique séduisante, souvent inspirée. Les sonorités sylvestres ou martiales fusent à l’envi dans la fosse, les articulations sont incroyablement dynamiques, le legato ailé.
Chapeau bas à l’Opéra national de Lorraine pour cette production musicalement enthousiasmante, acclamée par un public conquis. »

Concertclassic

« Dans la foulée de leur enregistrement discographique, Diego Fasolis et son aéropage de contre-ténors emmènent en tournée l’Artaserse de Vinci. Seul l’Opéra de Lorraine a cependant maintenu la présentation en version scénique. Injustement oublié, l’ouvrage est le chef-d’œuvre de son auteur mort prématurément, et un archétype du style napolitain qui fait la part belle aux pyrotechnies vocales, redoutables pour les chanteurs autant que les metteurs en scène. Car ces airs relèvent davantage du portait d’affects que d’une dramaturgie crédible.
On peut certes discuter les choix esthétiques de la scénographie – un plateau tournant criblé comme une cible, des panneaux mobiles reproduisant une perspective de colonnes et un tableau caravagesque – selon que l’on considère éculée cette mise en abyme du théâtre se payant d’homonymie avec l’homme de Vitruve en toile de fond, ou qu’on lui reproche ses excès visuels. Mais la clarification réussie par Silviu Purcarete force un minimum de respect, d’autant qu’il parvient à animer les tunnels de récitatifs, rendant justice à un premier acte riche en rebondissements. Sans compter les désopilantes robes et plumes en forme de cygne dont sont affublées Mandane et Semira.
Suivant les prescriptions en vigueur à l’époque au Saint-Siège, la distribution est ainsi exclusivement masculine, et fait entendre une diversité de contre-ténors qui a peu d’égal. Dans le rôle-titre, Philippe Jaroussky démontre une fois de plus sa grande musicalité auréolée d’éther, soulignant l’instabilité du personnage – sorte de Titus un rien hystérique. S’il a laissé la première place à son collègue français, Max-Emanuel Cencic ne se trouve nullement relégué dans l’ombre et évolue avec une aise déconcertante dans la tessiture de Mandane, au point que la voix en oublie les stridences décelées par le passé. Avec son timbre artificiel qui lui donne des allures de contralto – on songe parfois à la grande Nathalie Stutzmann – Franco Fagioli (Arbace), affiche un héroïsme aussi étourdissant qu’intelligent. Découvertes éblouissantes avec la Semira diaphane de Valer Barna Sabadus et suavité pleine de naturel de Yuriy Mynenko (Megabise). Seul l’Artabano de Juan Sancho divise quelque peu avec ses aigus virtuoses mais ingrats – mais la laideur n’est-elle pas le tribut des méchants ? Tout en félinité, Diego Fasolis insuffle au Concerto Köln un dynamisme souple et jamais caricatural. « 

ResMusica

« Avec quelle impatience on l’attendait, cette recréation scénique de l’Artaserse du calabrais Leonardo Vinci ! Il faut dire que le projet, que nous avait annoncé Max Emanuel Cencic il y a deux ans déjà, avait tout pour aiguiser l’appétit : un compositeur aujourd’hui oublié mais qui fut le chef de file de l’école napolitaine d’opera seria qui allait dominer le goût de toute la péninsule italienne, concurrençant Vivaldi même sur ses terres vénitiennes, un livret original du renommé Pietro Metastasio que lui-même considérait comme « le plus illustre de ses enfants » et dont le succès fut tel qu’il fit ensuite l’objet de plus de cent mises en musique, une œuvre dont le retentissement fut considérable ainsi qu’en témoigne Charles de Brosses en écrivant dix ans après la création « Vinci est le Lully de l’Italie. Artaserse est réputé pour être son plus bel ouvrage, et l’un des plus beaux aussi de Métastase. C’est le plus célèbre des opéras italiens ». Le choix d’une distribution entièrement masculine, conforme aux canons de l’époque de la création en 1730 à Rome où le Vatican interdisait aux femmes de se produire sur scène, la nouvelle rencontre sur un plateau de Philippe Jaroussky et Max Emanuel Cencic après un Sant’Alessio encore dans toutes les mémoires, la parution toute récente du Compact Disc chez Virgin Classics qui confirmait les exceptionnelles potentialités de l’ouvrage avaient encore fait monter d’un cran l’excitation autour de ce spectacle.
La mise en scène de Silviu Purcãrete insiste sur l’artifice théâtral, montre les coulisses, les chanteurs se préparant face à leurs miroirs de loge, l’armée d’habilleuses, maquilleuses ou machinistes qui les suit. L’action principale se joue au centre sur un plateau tournant (un peu bruyant) ou à l’avant-scène sur quelques marches mais ne sort pas clarifiée par l’abondance des actions parallèles. La scénographie dans les tons dominants de noir et blanc est fort simplement enrichie de miroirs mobiles, d’un lustre volumineux ou de grands panneaux coulissants reproduisant des peintures baroques et qui s’avèrent très pratiques pour l’escamotage des chanteurs et des changements de scène rapides. Le clin d’œil, l’intention parodique sont omniprésents : l’Homme de Vitruve du presque homonyme Leonardo « DA » Vinci domine tout le premier acte, les attitudes scéniques sont volontiers outrées, les perruques et les costumes délirants offrent une débauche de plumes, aigrettes, strass et dorures, or qui finit par tomber en pluie à l’ultime scène. Cet excès et cette autodérision sont probablement conformes à l’idée que nous nous faisons de l’époque baroque, pour qui tout était théâtralisation et donc mise en scène, mais peut s’avérer gênant quand il parasite l’émotion, comme c’est le cas dans le sublime air « Vo solcando un mar crudel » qui clôt le premier acte et où Arbace semble vouloir en finir et fuir cet air interminable mais est constamment reconduit sur scène par les machinistes.
Musicalement en revanche, la soirée tient toutes ses promesse et se situe constamment sur les plus hauts sommets. En premier lieu, grâce à la direction superlative de Diego Fasolis, d’une liberté et d’une théâtralité toujours renouvelées, jouant impeccablement des contrastes, assurant une vivacité rythmique volontiers dansante, exaltant l’orchestration plutôt cuivrée (cors et trombones) de Leonardo Vinci. Grâce à lui, le long (plus de trois heures) spectacle avance sans que l’ennui guette ou que la tension retombe. Sous sa direction, l’orchestre du Concerto Köln chatoie de toutes ses couleurs instrumentales et, bénéficiant de la surélévation de la fosse et de l’acoustique propice de l’Opéra de Nancy, fait montre de toutes ses qualités de solistes et d’ensemble. Les longs récitatifs, auxquels participe au clavecin Diego Fasolis, sont aussi particulièrement soignés et d’un rare dramatisme.
Bien que rôle-titre de l’ouvrage, Artaserse n’est cependant pas le personnage le plus marquant de l’intrigue. Le prince et futur roi de Perse y est en effet dépeint d’un caractère indécis et influençable et bénéficie d’airs en demi-teinte de caractère plutôt contemplatif. Le rôle convient parfaitement à la vocalité éthérée mais parfois monochrome de Philippe Jaroussky qui se montre à son avantage dans les longues plaintes et les débats cornéliens du monarque. Dans le rôle travesti et nettement plus étoffé de sa sœur Mandane, Max Emanuel Cencic fait valoir toutes ses immenses qualités tant par la variété et la tendresse des colorations dans les airs introspectifs (« Se d’un amor tiranno » au second acte) que par l’autorité de la vocalise dans les airs de fureur (« Va tra le selve ircane » toujours à l’acte II). Mais le véritable héros de la soirée est l’inouï Arbace de Franco Fagioli, ami d’Artaserse et amant de sa sœur Mandane, faussement accusé du crime de Xerxès, le père d’Artaserse. Comme au disque, le contre-ténor d’origine argentine ose tout, réussit tout et fait montre à tout juste trente et un ans d’une technique étourdissante : vélocité sidérante de la vocalise, longueur inextinguible du souffle, ambitus hallucinant du grave de poitrine à l’extrême aigu pourtant timbré, usage des sauts marqués de registre à des fins dramatiques. Tout au plus peut-on lui reprocher une prononciation un peu pâteuse, en rapport avec sa technique d’émission vocale, mais en l’entendant on approche probablement de très près la vocalité des castrats et l’on comprend bien ce qui en faisait la rareté et conduisait à l’extase et au délire le public du XVIIIème siècle. Le créateur du rôle d’Arbace fut d’ailleurs l’illustre Giovanni Carestini. Incontestablement, son air déjà cité de la fin du premier acte ou ses entrelacs avec la voix de Max Emanuel Cencic dans leur duo du troisième acte constituent les deux sommets du spectacle.
Seul ténor parmi cinq contre-ténors et seul changement dans la distribution du disque, l’Artabano de Juan Sancho tient son rang de méchant – c’est lui, le père d’Arbace, le véritable auteur de l’assassinat de Xerxès – avec intensité et engagement, d’une voix impeccablement homogène et agile mais à l’aigu un peu claironnant et pas toujours en place. Un peu moins marquant dans l’inventivité et la variété – mais au milieu d’une telle distribution ce n’est vraiment pas un reproche – Valer Barna Sabadus campe une très séduisante Semira, sœur d’Arbace et, selon un construction habilement croisée, amante d’Artaserse, à la voix charnue et à l’émission égale et constante. Enfin, dans le rôle du général Megabise, Yuriy Mynenko est un parfait militaire, plein d’autorité dans la vocalise et de tranchant dans l’accent. »

Forum Opéra

« « Où sont les femmes ? » ne manquerait pas de s’écrier Patrick Juvet en découvrant l’affiche de l’Artaserse de Vinci monté à l’Opéra National de Lorraine jusqu’au 10 novembre. C’est en jouant l’épouse de Philippe Jaroussky dans Il San’t Alessio (2007) de Landi que Max Emanuel Cencic, initiateur de cette résurrection, eut l’idée d’un casting exclusivement masculin au sein duquel il incarne aujourd’hui la sœur de son ami et collègue. Si un tel choix s’impose pour des raisons historiques, il reste exceptionnel et revêt quelque chose d’extravagant, sinon de provocateur qui constitue sans nul doute un des attraits majeurs de cette production comme d’ailleurs de l’enregistrement paru chez Virgin. Personne ne songe à s’offusquer lorsque les rôles créés par des castrats sont confiés à des femmes, ce qui nous aurait valu, en l’occurrence, trois cantatrices en cuirasses en lieu et place de deux chanteurs en robes à paniers.
Or, Max Emanuel Cencic et Valer Barna-Sabadus apparaissent tout aussi convaincants en travestis que Marilyn Horne ou Joyce DiDonato. Encore faut-il que le ramage se rapporte au plumage – et dieu sait si les plumes abondent dans cette production ! A cet égard, les cinq contre-ténors réunis sur la scène de l’Opéra de Lorraine relèvent le défi avec plus de panache que la seule voix « naturelle » requise pour le fourbe Artabano, cornu comme Belzébuth et antihéros taillé sur mesure pour l’un des plus grands ténors de l’époque (Francesco Tolve).
Est-ce pour rassurer certains spectateurs et dissiper leur malaise ? Les figurants sont en réalité des figurantes, mais elles portent toutes un complet veston et pour la plupart le cheveu court… Mais finissons-en avec ces questions de genre (quoique) pour saluer la proposition, brillante et féconde, de Silviu Purcarete. Là où d’autres auraient probablement tenté de moderniser l’intrigue afin de mieux impliquer l’auditoire, le metteur en scène d’origine roumaine, pourtant familier des scènes allemandes, renoue avec les fastes baroques tout en dénonçant la facticité d’un univers dont le castrat demeure bien sûr la figure centrale et emblématique. Coulisses et scène se confondent en un même espace escamotable à l’envi qui, des loges où les artistes sont maquillés, nous propulse au milieu d’un palais au gré des glissements de panneaux peints (reproduisant notamment la fantastique « Explosion dans la cathédrale » de Monsu Desiderio), grâce auxquels les protagonistes disparaissent ou surgissent à vue. Au centre de cette mise en abyme, les chanteurs exécutent parfois leurs roulades sur un dispositif en rotation, catwalk ou plutôt socle d’une boîte à musique géante – les bien nommés musici, niés dans leur humanité et réifiés, s’apparentent en quelque sorte à des automates. Purcarete a parfaitement compris ce qui se joue dans l’opéra napolitain conçu pour la seule gloire de ces prodigieux gosiers: « La narration compte moins que la mise en évidence permanente d’une compétition, d’une joute exprimée à travers la musique, la vocalité du chanteur » écrit-il. Inspirés du ténébrisme et du caravagisme, les éclairages virtuoses de Jerry Skelton contribuent au renouvellement incessant de la perspective et des climats en exaltant l’invention profuse d’atours (Helmut Stürmer et Cécile Kretschmar) épousant « la logique des paons, des oiseaux-lyres qui se disputent la suprématie de la beauté ». L’outrance vestimentaire de certains castrats alimentait les pamphlets et les caricatures, tout comme leurs caprices ou leurs frasques d’alcôves. Quelques touches spirituelles ou franchement cocasses (« l’Homme de Vitruve », de l’autre Vinci, en fond de scène ou l’évanouissement de Cencic alias Mandane) émaillent un spectacle vif et joliment rythmé que relèvent encore quelques effets spéciaux empruntés à la machinerie baroque.
Le finale du premier acte réussit peut-être mieux que tout autre tableau ce que Gérard Corbiau a tenté avec Farinelli, mais cette fois sans tricherie: évoquer le véritable show offert par ces virtuoses et laisser entrevoir l’ivresse d’un public avide de performances. Dès les premières secondes, nos sens sont en alerte: le port de tête, l’assurance que dégage le chanteur et qui contraste avec l’agitation de ses suivants, les cordes ondoyantes du Concerto Köln, ce je ne sais quoi d’impalpable dans l’atmosphère, tout annonce le morceau de bravoure (« Vo solcando un mar crudele », un des airs les plus populaires du XVIIIe) et de fait, la démonstration s’avère époustouflante. Son émission très appuyée et son métal singulier ne feront pas l’unanimité, d’autant que de certains mezzos belcantistes Franco Fagioli ne partage pas seulement les couleurs, l’agilité musclée et le trille généreux, mais également cette tendance à multiplier les décrochages spectaculaires vers des graves trop charnus pour ne pas trahir sa virilité et qui en même temps ménagent de formidables clairs-obscurs. L’Argentin n’est pas le premier falsettiste doté d’un organe aussi troublant, mais il affiche, outre une endurance hors du commun, une apparente facilité et une puissance dans l’aigu et le suraigu que nous n’avions encore jamais entendues chez l’un de ses semblables et dont, en fait, nous ne soupçonnions même pas l’existence. « One God, one Farinelli ! » clamait une admiratrice anglaise, trois siècles plus tard, c’est Fagioli qu’elle pourrait acclamer ainsi. Commentant sa participation au récital que Cecilia Bartoli donnait en 2010 au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, nous soulignions combien il est difficile d’exister face à la diva romaine. Cette fois, le constat trouve à s’appliquer au phénoménal Arbace campé par Franco Fagioli qui hérite, il est vrai, d’un rôle fabuleux et à la hauteur, surnaturelle, de son créateur, Giovanni Carestini, futur rival de Farinelli à Londres.
Max-Emanuel Cencic ne manque évidemment pas de ressources et sa vélocité dans la vocalisation surclasse celle de ses partenaires. Toutefois, bon prince, il se contente du rôle secondaire de Mandane, moins gratifiant et destiné à un sopraniste (Giacinto Fontana) sans doute meilleur comédien qu’acrobate comme le donne à penser son surnom, « Il Farfallino » (le petit Papillon), qui fut longtemps spécialisé dans les rôles féminins. Nous devons pourtant au Croate un des seuls havres de cantabile au milieu de ce flamboiement perpétuel où il déploie un art consommé de la gradation et de la demi-teinte (« Se d’un amor tiranno »). Cadet de la distribution, Valer Barna-Sabadus (Semira) devait être l’autre sensation d’un plateau qui sait exploiter l’étonnante diversité des voix de contre-ténors. Homogène et magnifiquement projeté, son soprano se révèle aussi séduisant qu’au disque ; mais prudent, sinon hésitant au début, le jeune Roumain prend peu de risques et ne nous donne guère l’occasion de goûter ces aigus filés et voluptueux où il se mirait volontiers chez Hasse et Pergolesi. Le falsetto de Yuryi Minenko (Megabise) a peut-être moins de personnalité et de souplesse, mais sa plénitude nous comble d’autant plus que l’artiste assume sa partie avec une ardeur réjouissante. De la vaillance, de la témérité même, Juan Sancho (Artabano) en a à revendre ; toutefois, elles ne l’aident pas à venir à bout d’une écriture périlleuse qui, plus d’une fois, excède ses beaux moyens et frise le contre-emploi.
A l’applaudimètre, Philippe Jaroussky (Artaserse) passerait presque pour le héros du jour. Cependant, le rôle-titre s’éclipse, comme les autres, devant celui d’Arbace, du moins sur le plan musical, car l’acteur en traduit les failles et l’ambiguïté avec toute la finesse qu’on lui connaît. Toujours aussi clair, l’instrument a par contre perdu de son velours, mais Jaroussky le conduit avec une intelligence remarquable et si nous l’avons connu plus hardi, il retrouve, au gré de l’ornementation, ces piani caressants et cette morbidezza qui nous ravissaient déjà il y a dix ans. A la tête du Concerto Köln, Diego Fasolis ne se contente pas d’offrir un soutien sans faille aux solistes (hormis quelques accrocs chez les cuivres), y compris dans les nombreux récitatifs, avec la précision rythmique et le sens des couleurs que nous lui connaissions chez Händel : il relance le discours et lui insuffle cet élan indispensable pour maintenir l’intérêt des auditeurs que trois heures de voltige pourraient émousser. L’un ou l’autre semble malgré tout s’être assoupi, le chef y fera allusion après le second entracte, reconnaissant que les après-midi sont peu propices à l’opéra avant d’exhorter le public à soutenir les artistes qui en ont bien besoin. « Nous sommes là ! » lui lance un spectateur sans doute surpris d’apprendre que d’autres ronflaient quand il manifestait son enthousiasme, les applaudissements et les bravos ayant jalonné une représentation couronnée par un triomphe. Pari fou, pari gagné : la fortune sourit aux audacieux ! »

Muse baroque

« Rassembler sur un même plateau cinq contre-ténors (sur six rôles au total dans l’opéra de Vinci) semblait relever au mieux de la gageure, au pire du pari insensé.de quelque baroqueux en quête de ressusciter un opéra presqu’exclusivement confié à des castrats. A l’examen, il s’agissait simplement de redonner vie à la distribution originale de l’opéra de Vinci, créé à Rome, et soumis rigoureusement à l’ordonnance pontificale qui interdisait aux femmes de se produire sur scène. En conséquence, les rôles féminins étaient également assurés par des hommes, ce qui dans le principe n’est guère plus choquant que de confier des rôles masculins à des altos féminins, pratique courante dans les opéras baroques à l’époque de leur création comme dans les productions contemporaines…
La principale difficulté consistait plutôt à réunir une distribution qui soit à la hauteur de l’œuvre d’un maître de l’école napolitaine, réputée pour son goût immodéré des airs virtuoses. Fort heureusement le renouveau du répertoire baroque depuis maintenant plusieurs décennies a suscité les vocations de contre-ténors de talent. Et disons-le d’emblée, c’est un plateau de rêve, une vraie « dream team » que nous a offert cet après-midi là l’opéra de Nancy, à l’ombre bienveillante de la statue du roi Stanislas qui ressuyait péniblement du déluge de la veille. Outre Philippe Jaroussky et Max-Emanuel Cencic, tous deux à la réputation bien établie, la distribution réunissait également trois autres contre-ténors moins familiers des scènes lyriques françaises : l’Argentin Franco Fagioli, le Roumain Valer Barna Sabadus, et l’Ukrainien Yuriy Mynenko.
Rappelons en quelques lignes l’argument. Le Préfet Artaban vient d’assassiner le roi de Perse Xerxès Ier ; il projette de tuer également son fils et successeur Artaserse, afin d’installer sur le trône son propre fils, Arbace. Celui-ci avait été banni par Xerxès à cause de son amour pour Mandane, sœur d’Artaserse. Mais Arbace, ami d’enfance d’Artaserse, refuse de se joindre au complot. Artaban persuade Artaserse d’ordonner la mort de son frère Darius, au motif qu’il serait coupable de la mort de leur père. Mais l’erreur est bientôt révélée, et Arbace est accusé d’être l’assassin. Ne pouvant se défendre sans dénoncer son père, il se tait et est condamné à mort.
Au second acte, le chef de la garde royale Mégabise pousse Artaban à aller au bout de la conjuration, en lui promettant son appui. En récompense, Artaban lui promet la main de sa fille Sémira, qui aime secrètement Artaserse. Elle se soumet cependant aux ordres de son père. Face à Mandane, elle proclame qu’elle veut sauver son frère Arbace, tandis que Mandane, bien qu’elle aime toujours Arbace, réclame sa tête pour venger la mort de son père. Habilement, Artaserse remet alors le sort d’Arbace au jugement de son père, qui décide de le condamner à mort.
Au troisième acte, Artaserse, qui n’est pas convaincu de la culpabilité d’Arbace, l’aide à s’évader. Artabain, venu le libérer à la tête de ses partisans, trouve le cachot vide. Mégabise lui rappelle qu’il doit se débarrasser d’Artaserse. Avant de quitter le pays, Arbace vient revoir Mandane. De son côté Artaserse prépare son sacre, au cours duquel il doit boire une coupe sacrée dans laquelle Artaban a versé un poison. Il est interrompu par l’arrivée de Sémira, qui annonce que la palais est encerclé par des rebelles. Mais Arbace a réussi à les apaiser, il a tué Mégabise, instigateur de la rébellion. Lorsque le roi lui demande de s’expliquer, Arbace propose de boire la coupe sacrée pour prouver son innocence. Artaban intervient alors pour l’en empêcher, et il révèle son double forfait. Artaserse le condamne à mort, mais Arbace demande sa grâce : Artaban sera banni. Arbace va pouvoir épouser Mandane, et Artaserse Sémira : happy end final !
Sous la baguette du maestro Fasolis, le Concerto Köln aborde l’ouverture avec brio. Après un premier mouvement aérien, où les cordes ouatées contrastent avec des percussions bien rythmées et des cuivres sonnants, les cordes s’étirent avec volupté dans le mouvement lent, ponctuées d’un théorbe bien présent, avant que n’éclate le troisième mouvement, triomphal. La veine aérienne et inspirée de l’orchestre ne se démentira pas tout au long de la représentation, tissant un canevas bien rythmé sur lequel s’enchaînent avec bonheur airs et récitatifs, en complicité totale avec les chanteurs.
Philippe Jaroussky campe avec finesse et expressivité le personnage d’Artaserse, quelque peu empêtré dans ses fidélités aux différents protagonistes, mais finalement suffisamment clairvoyant et ferme pour reconnaître ses vrais amis et châtier les traîtres. Au plan vocal le contre-ténor n’a rien perdu de son onctueuse fluidité dans les aigus : avec des ornements soignés, son premier air (la supplique « Per pietà, bell’idol mio ») est un moment de grâce suspendue, et le long arioso agité (« Morì Semira ») met en valeur son talent dramatique autant que son aisance vocale, récompensés par de solides applaudissements. Bouleversé par le soupçon d’une amitié de jeunesse trahie auquel il n’ose croire, il se fait impérieux au début du second acte (« Rendimi il moi caro amico »), imposant sans peine sa projection au milieu d’un orchestre dense de ses trompettes et de ses percussions. Relevons encore sa prestation dans le bel air du troisième acte « Le nuage qui passe devant le soleil », fort justement applaudie.
Franco Fagioli se taille pour sa part un beau succès dans le rôle d’Arbace. Sa voix est mise à l’épreuve dès le départ avec le redoutable air de fureur « Fra cento affanni », dont il dévale les ornements avec aisance, au prix parfois d’un manque de stabilité. Surtout il triomphe avec l’héroïque air final du premier acte « Vo solcando un mar crudele », dans lequel ses amples déplacements n’entament pas un phrasé irréprochable. Si les passages les plus difficiles occasionnent quelques sauts de registre tout à fait intempestifs, ils sont vite gommés dans ce numéro d’artiste complet qui laisse le spectateur sans voix, puis le pousse à applaudir à tout rompre ! On retrouvera ce même phrasé fluide et charmeur, cette ingénuité un peu outrée mais tellement savoureuse du jeu d’acteur (et aussi hélas les mêmes variations inopportunes du timbre…) dans l’air du second acte « Mi scacci sdegnato ». Les airs lents réconcilient pleinement le jeu d’acteur et la qualité du timbre (« Per quel paterno amplesso » au second acte, « Perché tard…la morte » au troisième, bien relayé par les accents dramatiques des cordes), mettant en valeur une diction irréprochable. Signalons encore le magnifique duo avec Cencic (« Tu vuoi ch’io viva o cara »), moment de parfaite complicité entre les deux contre-ténors.
Dans le rôle d’Artaban, Juan Sancho nous a un peu déçus. Certes la voix a une belle épaisseur et sait imposer sa projection face à l’orchestre, mais le timbre affiche dans les passages les plus difficiles un vibrato très gênant. Ce défaut est particulièrement évident au final du morceau de bravoure « Non ti son padre », pourtant bien servi par les imprécations des cordes, ainsi que dans l’air du second acte « Amalo a se », face à un orchestre rutilant de tous ses cuivres. Et c’est bien à la peine qu’il conclu le second acte, parmi les éclairs et le roulement du tonnerre (« Così stupisce e cade »).
Mégabise, personnage secondaire de l’action, est peu présent dans la partition, mais la difficulté vocale du rôle est bien réelle. Doté d’une belle épaisseur qui en accentue l’expressivité, appuyée sur un timbre bien stable, la voix de Yuriy Mynenko parvient à s’imposer avec conviction face à un orchestre foisonnant dans la parabole guerrière (« Sogna il guerrier »), même si on eût aimé une projection plus affirmée pour cette première apparition. Le timbre se fait plus ensuite plus impérieux pour délivrer l’exhortation du second acte (« Non temer ch’io mai ti dica »), tandis la projection se hausse enfin au dernier air (« Ardito ti renda ») mettant brillamment en valeur les ornements pyrotechniques.
Du côté des rôles féminins, tant Max-Emanuel Cencic (Mandane) que Valer Barna Sabadus (Semira) donnent habilement le change au plan physique, presque méconnaissables avec leur visage copieusement blanchi sous une épaisse couche de poudre, se mouvant avec grâce dans des robes à décolletés, et rehaussés d’invraisemblables coiffes à plumes … Les spectateurs nancéens avaient certes pu apprécier il y a quelques mois sur cette même scène l’ingénuité mise par Max-Emanuel Cencic à incarner un rôle féminin (en l’occurrence, celui du Prince Orlofsky dans la Chauve-Souris de Johann Strauss), mais le résultat est ici particulièrement confondant ! Le « Conservati fedele » déborde d’une grâce enjouée, dont les mélismes s’enchaînent avec bonheur. Les moments forts de la prestation du contre-ténor, tous deux longuement et fort justement applaudis, demeurent toutefois les ornements filés, touchants de délicatesse, du « Se d’un amor tiranno », et dans un tout autre registre les imprécations de fureur du « Va’ tra le selve ircane » qui témoignent d’un bel abattage. Ajoutons aussi que Max-Emanuel Cencic, dont on connaît le penchant notoire à chanter aux côtés d’autres contre-ténors (voir encore son récent enregistrement des Duetti avec Philippe Jaroussky), semble largement à l’origine du projet de cette distribution ambitieuse, dont il nous avait d’ailleurs fait part dans l’entretien qu’il avait accordé à la Muse Baroque en juin 2011 ; qu’il soit ici loué pour cette heureuse initiative.
Dans le rôle de Semira, Valer Barna Sabadus fait une entrée remarquée sur la scène lyrique française. Il surmonte sans peine son travestissement, et son jeu d’acteur est tout à fait convaincant. S’il conserve un timbre nettement plus cuivré que Cencic, qui nuit un peu à sa crédibilité vocale, il joue avec bonheur d’un phrasé enjôleur (en particulier dans l’air « Torna innocente e poi », au premier acte, sur un bel accompagnement de guitare), et sa projection s’impose sans peine face à l’orchestre. Les deux airs du second acte ravissent les spectateurs, avec les attaques incisives du « Se del fiume altera l’onda » qui suivent un récitatif très soigné, et l’exquis désespoir du « Per quell’affetto », qui déclencheront de justes applaudissements.
Ajoutons que la mise en scène de Silviu Purcärete offre un écrin sombre et dépouillé aux costumes fastueux d’Helmut Stürmer, renouvelés à presque chaque apparition des chanteurs : sol et murs noirs, avec un plateau tournant au centre de la scène qui anime astucieusement les chorégraphies, et des loges de maquillage sur les côtés, clin d’œil au spectacle qui nous est offert. Autre allusion facétieuse, la reproduction du dessin de l’Homme par Vinci (l’autre Léonard) orne le fond de la scène. Les lumières discrètes jouent sur les clairs-obscurs, dans un souci légitime de restitution de l’atmosphère d’une représentation de l’époque. Saluons aussi les coiffes somptueuses de Cécile Kretschmar, qui puisent tour à tour leur inspiration entre une antiquité perse revisitée et des perruques du plus pur baroque.
Malheureusement les représentations prévues en tournée à Vienne, Lausanne, Paris (théâtre des Champs-Elysées) et Cologne au cours des prochains mois seront privées de ce délicat decorum, car elles sont programmées en version de concert. Enfin, pour ceux qui n’auront pu assister à cette production mémorable, un enregistrement avec la même distribution (sauf le rôle de Mégabise, confié à Daniel Behle) vient de paraître chez Virgin Classics. »

Forum Opéra – 11 décembre 2012 – La confusion des sexes

« De cet Artaserse, exhumé par Max Emanuel Cencic, il a déjà été largement question ces derniers mois. Le caractère exclusivement masculin de la distribution, justifié par l’interdiction faite aux femmes de monter sur scène à Rome à l’époque de la création de l’ouvrage, n’est pas étranger à la rumeur qui a entouré la reviviscence du chef d’œuvre de Vinci : un ténor et cinq contre-ténors, tous plus valeureux les uns que les autres afin de suppléer l’absence de castrats. « Pari fou, pari gagné » s’enthousiasmait ici-même Bernard Schreuders à la sortie des représentations nancéennes. « Flamboyante résurrection » titrait également dans nos colonnes Fabrice Malkani à propos de l‘enregistrement paru chez Virgin. Tous les deux, et le reste de la critique, unanimement conquis par l’œuvre – la conjonction entre la partition de Vinci et le livret de Métastase (qui a inspiré près d’une centaine d’autres opéras) – ainsi que par la manière dont Diego Fasolis, à la tête du Concerto Köln, a su exalter l’efficacité théâtrale et l’inventivité de ce dramma per musica injustement tombé dans l’oubli après avoir connu un succès prodigieux au XVIIIe siècle.
Tous se sont accordés donc pour vanter la direction d’orchestre : sa fraîcheur, sa fougue, sa précision, son sens des contrastes, la vie qui embrase chacun des numéros et qui donne son sens au terme « résurrection » employé à propos de cet Artaserse.
Tous ont salué la performance des chanteurs confrontés à une écriture impitoyable, reconnaissant que chacun des cinq contre-ténors possédait une voix suffisamment caractérisée pour être distinguable. Faut-il revenir sur les lauriers tressés à la gloire de Franco Fagioli (Arbace) ? L’étendue, la puissance, la couleur, l’agilité sont autant d’arguments en la faveur d’un chant qualifié de spectaculaire et désormais (re)connu. Tous ont rappelé aussi l’intelligence musicale et la sensibilité de Philippe Jaroussky (Artaserse), égal à lui-même malgré l’inévitable altération du velours. La technique de Max Emanuel Cencic (Mandane) a une fois encore fait sensation et Valer Barna-Sabadus (Semira) a été présenté comme l’autre révélation de l’entreprise. Bien que moins abondamment mentionné, Yuriy Mynenko (Megabise) a eu aussi droit à sa ration d’éloges. Au disque, Daniel Behle s’est vu félicité pour l’intelligence de sa virtuosité, qui confère au personnage d’Artabano une véritable dimension dramatique (le rôle à Nancy était interprété par Juan Sancho).
Ces impressions, la version de concert proposée par le Théâtre des Champs-Elysées, les confirme et les ajuste à la fois, tant il est vrai que la caractéristique majeure du spectacle vivant est de se renouveler en permanence. Aucun nouvel adjectif à ajouter pour qualifier la direction de Diego Fasolis à laquelle on doit de traverser sans ennui la succession ininterrompue de récitatifs et d’airs (seuls un duo et le chœur final, bissé après les saluts, viennent déroger à la règle). Encore imprégnés de leur expérience nancéenne, les chanteurs se projettent naturellement dans leur rôle, exception faite – et pour cause – de Daniel Behle, cramponné à sa partition. Le ténor compense son déficit de théâtre en prenant des risques, sans parvenir à reproduire l’exploit du disque : la voix paraît mat et Artaban, moins fier que ne le veut l’expression, dérape parfois.
En l’absence de mise en scène, il est troublant de voir Max Emanuel Cencic et Valer Barna-Sabadus, habillés – plus ou moins – en hommes, devenir femmes afin de satisfaire aux besoins du livret. Bien qu’annoncé souffrant, le premier est celui des cinq qui offre le chant le plus naturel, un paradoxe dans sa tessiture et un bonheur pour l’auditeur. Le deuxième possède une douceur et une hauteur dans l’aigu qui rachètent une moindre puissance.
L’ambiguïté est moins présente chez leurs trois partenaires, confirmés dans leur virilité par le personnage qu’ils interprètent, mais le trouble demeure. Ne serait-ce que parce que Philippe Jaroussky en Artaserse est un roi trop sensible qui a dans la voix plus de poésie que de vaillance. Ou parce que le chant de Franco Fagioli, aussi sensationnel – et applaudi – soit-il, peut susciter un certain malaise. L’aigu dans sa sonorité n’est pas si éloignée de la scie musicale et l’expression du visage parait comme déformée par l’effort fourni pour satisfaire à la virtuosité de la partition. Parce qu’enfin, inévitablement, la confusion des sentiments propre à l’opéra seria devient ici celle des sexes avec le risque de dérapage que cela comporte. Peut-on dès lors en vouloir au public d’éclater de rire lorsque la scène pourtant tragique de la coupe empoisonnée rejoint – involontairement ? – celle de la biscotte dans La Cage aux folles ? »

Classica – décembre 2012 – Haute couture vocaleCinq contre-ténors ébouriffants

« Pas de rideau. Les maquillages et les costumes sont à vue. Un zeste de décor palladien avec au sol un labyrinthe médiéval. Les costumes, d’abord un défilé d’heroic fantasy revisité par Dior époque John Galliano, s’assagissent vite en XVIIIe siècle blanc et emperruqué. Cette production, érudite mais point trop, de l’Artaserse de Leonardo Vinci (1730) est signée Silviu Purcarete. Elle laisssera leur place aux excès musicaux de Vinci, meilleure façon de rendre digeste l’imbroglio suranné de l’intrigue.
Mais c’est aussi pour la distribution que l’on piaffe sur les pavés de la place Stanislas. Excepté le décevant ténor Juan Sancho en Artabano, elle est identique à celle du disque, et encore plus éblouissante en « live». On peut donc monter un opéra seria avec cinq contre-ténors sans avoir à tendre l’oreille! Jaroussky et Cencic imposent leur savoir- faire. Valer Barna Sabavus et Uyriy Mynenko jouent à plein l’androgynie vocale. Dans la fosse, Dieego Fasolis et le Concerto Köln révèlent les subtilités de l’écriture napolitaine. La grande surrprise est cependant Franco Fagioli. Pourvu d’un nombre inhumain d’arias en Arbace, le chanteur argentin s’y révèle époustouflant. Clin d’ œil à ce rôle où brillèrent Carestini et Farinelli, Purcarete lui tresse un festival de gags pyrotechniques pour « Vo solcando un mar crudel», à la fin de l’acte I, le sommet de la partition. Duurant ces dix minutes ébouriffantes, l’opéra seria redevient ce mélange de sport vocal et de sensualité trouble destiné à la seule jouissance de la salle. Mission accomplie, à en juger par la ferveur émerveillée du public nancéen. »

Diapason – décembre 2012 – Vertiges baroques

« Produire à la scène l’Artaserse mythique de Vinci, aligner une distribution de cinq contre-ténors de haute voltige (et un excellent ténor, Juan Sancho, remplaçant le titulaire au disque Daniel Behle dans le rôle pivot du traître Artabano) ; rendre acceptable le cortège des conventions à commencer par les travestis féminins (admirablement assumés par Messieurs Max Emanuel Cencic et Valer Barna-Sabadus) ; ce défi aura exigé trois ans de travail. Qu’allait faire le metteur en scène Silvio Purcarete de cet opera seria au livret certes bien construit par Métastase, mais au schéma musical (récit, aria da capo, sortie) propre à désespérer un bataillon de scénographes ? Loges et maquillages à vue, figurants techniques, on craint un instant un énième théâtre dans le théâtre. Pourtant, entre splendeur architecturale à jardin et cataclysme à cour (reprenant le tableau Explosion dans la cathédrale de Monsu Desiderio), entre harnachements « persans » façon Mad Max et parures emplumées de castrats, le plateau investit un « catwalk » cenntral, labyrinthe tournant au rythme des affects. Vision contemporaine, subtilement amoureuse et fidèle, décor infiniment baroque qui en multipliant les possibilités de perception rend lisibles les chemins du labyrinthe et comble les sens.
Purcarete prend le spectateur dans ses filets jusqu’à lui révéler qu’il est aussi un élément de sa mise en scène ; un homme du XXIe siècle regardant des chanteurs jouant le rôle de castrats… jouant eux-mêmes les rôles d’Artaserse. Compréhension intime d’un genre; l’accumulation de conventions n’est plus un frein, elle est le socle du bel canto qui rend proches et transfigure les personnages.
Philippe Jaroussky (Artaserse) et Franco Fagioli (Arbace), dans le même costume immaculé et précieux, quittent leurs défroques d’amis pour endosser le port souveerain de vedettes rivalisant de virtuosité. Une direction d’acteurs magistrale sublime les prises de risques, entre sauts de registres, trilles et messa di voce liquéfiants; le public enivré fait un triomphe mérité au plateau.
Pour le coordonner, le chef Diego Fasolis danse, sculpte masses et phrasés, dans une jubilation partagée par un Concerto Köln survolté. La captation par Mezzo permet de rêver à un DVD déjà indispensable, car l’Opéra de Nancy assume seul hélas la version scénique de cet Artaserse repris en tournée de concert (Vienne, Lausanne, Paris, Cologne). »

Vienne – Musikwerkstatt Wien – 14, 16, 18, 21, 26 février 2007- Musica Poetica – dir. Huw Rhys James – mise en scène Nicola Raab – décors Reinhard Taurer – costumes Linda Redlin – lumières Stefan Pfeistlinger – avec Andrew Watts (Artaserse), Romeo Cornelius (Arbace), Roman Sadnik (Artabano), Elena Copons (Semira), Marianne Gesswagner (Mandane)