Ballet des Aventures de Tancrède en la Forêt enchantée

COMPOSITEUR Pierre GUÉDRON et autres
LIBRETTISTE René Bordier

 

Ce ballet de cour s’inscrit dans le cadre des festivités du mariage de Christine de France, fille d’Henri IV (*) avec Victor-Amédée de Savoie (**), le 22 février 1619. (*) Chrestienne de France, née en 1606 à Paris, morte en 1663 à Turin. Quatrième enfant de Henri IV et Marie de Médicis, elle épousa Victor-Amédée Ier le 10 février 1619

(**) Victor-Amédée Ier de Savoie, né à Turin en 1587, mort en 1637. Il ne devint duc de Savoie et prince de Piémont qu’à la mort de son père Charles-Emmanuel Ier, en 1630

Christine de FranceVictor-Amédée de Savoie

 

Un seul air a été clairement identifié, Toy de qui la rigueur m’a fait cesser de vivre (sans doute le récit de Clorinde à Tancrède) et il semble qu’il soit l’unique à nous être parvenu. Attribué à Pierre Guédron (vers 1565-1620), surintendant de la Musique (bien qu’ayant vendu la moitié de sa charge à son collègue Fabry), il a été publié par Ballard en 1620. Le roi Louis XIII avait chargé Laugier de Porchères, qui se disait l’intendant des plaisirs nocturnes, d’en conduire l’ordre et l’exécution. Il est possible que d’autres compositeurs du temps aient participé au ballet : Antoine Boësset (1587-1643), Jean Boyer (1600-1648), violiste et compositeur du duc de Nemours (prince de la maison de Savoie, donc parent du marié en l’occurrence), Gabriel Bataille (1574-1630) ou encore Henri de Bailly (mort en 1636).  Concernant les entrées de danses, six d’entre elles seulement sont conservées dans le manuscrit Philidor, sous le titre Ballet du Roy dansé l’an 1619. On y trouve parmi les premières indications liées à l’orchestration en France : un air « pour les flustes » (entrée des satyres et des dryades) et un autre « pour les hautbois » (entrée des satyres et des silènes). La première entrée annonce, par son style, l’ouverture à la française. On peut logiquement attribuer l’essentiel de ces pièces à Jacques de Montmorency de Belleville (vers 1580-1640), grand-maître des instrumentistes de France et maître à danser de la cour. Ceci dit, les contributions éventuelles de François Richomme, ou Jacques Cordier dit Bocan (vers 1580-1653), danseur de renommée internationale, quoique bossu, Michel Henry dit le Jeune (vers 1553-1635) ou encore les violonistes Dugap et Nau sont possibles. Le Ballet des Aventures de Tancrède rassemblait cent trente-sept danseurs et musiciens, montrait des troupes de satyres (quatorze), d’anges musiciens (vingt) et de conquérants de la Palestine (seize), mais également des petits groupes de trois (furies, juges, Parques), de quatre (bûcherons, sylvains, dryades) ou de huit danseurs (monstres armés, anges balladins). Louis XIII dansa dans le rôle de Godefroy de Bouillon, personnage dans lequel il aimait s’incarner (il tenait déjà ce rôle dans le Ballet de la Délivrance de Renaud deux ans plus tôt). Le roi semble avoir préparé son rôle avec soin, si l’on en croit les annotations de son fidèle médecin Héroard : 12 février : Il va chez la Reine, chez M. de Luynes, y recorde son ballet.

15 février : Il va chez la Reine et chez M. de Luynes qui soupait, y recorde son ballet, et revient à minuit.

20 février : Il va chez la Reine et chez M. de Luynes où il recorde son ballet à neuf heures trois-quarts ; il revient en la salle, où il voit danser un ballet fait par M. de Nemours ; revient à une heure et demie.

22 février : Soupé chez M. de Luynes, et dansé son ballet.

Charles d’Albert de Luynes (1578-1621), favori du roi, duc et pair de France, premier gentilhomme de la Chambre, grand fauconnier de France, maréchal de France, représente le chevalier chrétien Tancrède. Ce ballet, qu’il passe pour avoir commandé, lui donne le rôle le plus central, au détriment même du roi. Un moyen pour le favori – considéré par beaucoup comme un parvenu, et dont les relations réelles avec Louis XIII faisaient jaser – de montrer sa puissance et l’appui de son roi.  Le duc de Luynes

La dédicace de De Gramont comporte des allusions claires à son rôle – aujourd’hui contesté – dans l’assassinat du maréchal d’Ancre, deux ans auparavant : À Monseigneur de Luynes : … Car vous êtes le Tancrède des François, qui avez rendu de tout temps de si bons et agréables services à notre Godefroy, en la glorieuse conqueste des coeurs les plus recherchés. C’est vous, Monseigneur, qui, par vostre valeur, avez courageusement debellé les monstres des guerres et seditions que la discorde civile avoit faict venir de l’enfer pour empescher les justes desseins de Louys le Juste. C’est vous, enfin, Monseigneur, qui, par vostre prudence et bonheur, avez deffaict les charmes, non d’une forest enchantée, mais de tout un Royaume, charmé de son propre malheur.  Henri de Talleyrand-Périgord, comte de Chalais (1598-1626), ici orthographié Chalez, représente un bûcheron. Gentilhomme aimé de Louis XIII, il se laissa entraîner à la suite de sa maîtresse, la romanesque duchesse de Chevreuse, ainsi que du frère du roi Gaston d’Orléans, dans une conspiration contre Richelieu. Découvert, Chalais fût abandonné de tous, condamné à mort et décapité dans des conditions atroces le 19 août 1626 à Nantes.  L'exécution du comte de Chalais Les autres sont Roger du Plessis de Liancourt, bientôt Premier Gentilhomme de la Chambre, très grand danseur de ballets, le chevalier d’Humières, issu d’une vieille famille du Rouergue, et M. de Blainville, seigneur normand. Le maréchal François de Bassompierre (1579-1646), gentilhomme d’origine allemande, protestant, ancien compagnon d’armes et ami intime d’Henri IV, représente un Sagittaire. Il est alors colonel-général des Suisses, et obtiendra en 1622 son bâton de maréchal. Ayant épousé en secret la fille du duc de Guise, il connaîtra plus tard la disgrâce, et sera enfermé à la Bastille – sans raisons véritables – entre 1631 et 1643, mort de Louis XIII. Diplomate, plusieurs fois ambassadeur, c’était aussi un homme d’esprit, très curieux de tout, profondément lettré, et excellent danseur (*). Passionné de ballets, il en rata fort peu.  François de Bassompierre (*) encore que Tallemant des Réaux dise de lui qu’« il n’a jamais bien dansé ».

Les autres Sagittaires sont François V de La Rochefoucauld (1588-1650), issu d’une des plus vieilles familles de la noblesse de France, catholique et ami de Louis XIII, lequel érigera son comté en duché-pairie en 1622, Jean de Souvray, marquis de Courtenvault, Premier Gentilhomme de la Chambre, et monsieur de Brantes, gentilhomme provençal originaire d’Avignon. Alexandre de Vendôme (1598-1629), Grand Prieur de France, fils d’Henri IV et donc demi-frère de Louis XIII, danse aux côtés du roi, en chevalier, ce qui peut sembler étrange, au vu de sa charge et de son état, mais en dit long sur la cour de Louis XIII, pas autant « cernée » par le parti dévôt des Marillac qu’on ne l’a prétendu. Un grand prieur de France peut y paraître, costumé, sur la scène d’un théâtre. Le dernier chevalier (après le Roi, le Grand Prieur et Luynes) est représenté par Louis de Bourbon, comte de Soissons (1604-1641), cousin de Louis XIII et gouverneur du Dauphiné. Charles II de Lorraine, duc d’Elbeuf, pair de France (1596-1657), et Henri II de Rohan (1578-1638), seigneur protestant alors en guerre contre Louis XIII, représentent deux « scieurs », avec François de Silly, comte de La Rocheguyon, et Philippe-Emmanuel de Gondi de Retz, Général des Galères (1581-1662). C’est probablement le grand chanteur et danseur Marais – celui qui jouait Armide dans la Délivrance de Renaud en 1617 qui tenait le rôle difficile d’Ismen. Les vers sont du poète de cour René Bordier (vers 1580 ? – ap. 1648), peut-être aidé par le poète Honorat Laugier de Porchères (1572 –1653). L’argument du ballet a été composé par Scipion de Gramont, sieur de Saint-Germain (après 1570 – 1638), secrétaire de cabinet de Louis XIII et homme de confiance de Richelieu, né en Provence, décédé à Venise selon la tradition. Le rédacteur du Mercure s’inspire vraisemblablement de sa rédaction. La mise en scène est due à l’ingénieur italien Francini, intendant des Eaux et Forêts. L’histoire est librement inspirée du chant XII de la Jérusalem délivrée de Torquato Tasso (1575). Ce ballet, d’après le Mercure, a été estimé le plus beau que l’on ait point encore veü. Le luxe et la magnificence des costumes et des décors décrits ici laissent rêveur… Louis XIII, alors en guerre ouverte contre sa mère Marie de Médicis et ses partisans, laisse transparaître maintes allusions à ce conflit politique dans le ballet, notamment le dernier récit des Anges. L’air de Clorinde : Toy de qui la rigueur m’a fait cesser de vivre a été conservé dans le recueil d’Airs de cour mis en tablature de luth par Antoine Boesset (Ballard, 1620), et le recueil d’Airs de cour & de différents auteurs (Ballard, 1620/1621) Les Vers pour le ballet du Roy représentant les Advantures de Tancrède en la forest enchantée (par R. Bordier) furent édités en 1619 chez Jean Sara. Dans sa Bibliothèque dramatique (1844), Martineau de Soleinne commente ainsi : La relation est de M. de Gramont, le dessin du ballet de Porchères et les vers de Bordier. Les vers sont pris textuellement parmi ceux du ballet du Hasard.

Chez le même éditeur, et la même année, parut également une Relation du Grand Ballet dansé en la Salle du Louvre le 12 février 1619 sur l’Adventure de Tancrede en la Forest enchantée, Faict par le commandement exprez de Sa Majesté, Avec figure, par Scipion de Gramont (*). (*) Scipion de Gramont, sieur de Saint-Germain, né en Provence, fut secrétaire du cabinet de Louis XIII, auteur d’ouvrages tels que le Denier royal. Il mourut en 1638, en Italie.

Relation

La salle estoit toute eschaffaudée à degrez rampans qui prenoient depuis le bas jusques au haut du plancher (du plafond), avec deux galleries des deux costez. A l’un des bouts estoit dressé un eschaffaut en Amphitheatre pour la Royne (Anne d’Autriche, âgée de dix-huit ans), Monsieur, frère du Roy (Gaston d’Orléans, âgé de dix ans et demi), & Mesdames ses sœurs (Christine-Marie de France, la mariée, âgée de douze ans et demi, et Henriette de France, neuf ans et demi), Monsieur le Prince de Piedmont (le marié, âgé de trente-et-un ans), & Monsieur le Prince Thomas (Thomas de Savoie, futur prince de Savoie-Carignan, vingt-trois ans, frère cadet du marié) & autres Princes & Princesses, Seigneurs & Dames. A l’autre bout estoit aussi dressé un theatre qui avoit six toises de largeur (un peu plus de onze mètres), & autant en longueur. La hauteur estoit de cinq pieds & demy sur le devant (un mètre soixante-dix environ), mais au fond de huict pieds (environ deux mètres soixante), car il alloit en penchant. On y montoit avec deux doubles degrez rampans en glacis, l’une à droicte & l’autre à gauche. Il avoit trois portes, une à chasque costé, & la plus grande au milieu. Les frises & bordures estoient escaillées en rocher d’or, parsemé de mousse verte. Il estoit couvert d’un ciel turquin (turquoise), semé de quelques nuages, par le hault duquel regnoit tout au long un feston large de trois pieds & demy (environ un mètre quinze), où les cornes d’abondance versoient mille sortes de fleurs & de fruicts. Une grande toile s’estendoit eu devant, qui prenoit depuis le plancher jusques à terre de la longueur de cinq toises (environ neuf mètres soixante-dix), en laquelle estoit peinte Hierusalem assiegée & une forest à costé.

Premier épisode : la forêt enchantée Comme la toile vint à s’abattre, parut au fons & aux costez du theatre une grande & espaisse forest en plate peinture dont le feuillage estoit relevé d’or, au milieu quantité d’arbres en relief lesquels on croyoit d’abord estre naturels. Et n’estoit qu’on les vit chargez de chastaignes & glands d’or, on n’eut point songé pour tout à l’artifice. Voilà ce qui estoit du Theatre. Quant au sujet du Ballet, il estoit pris sur la fable de la Forest enchantée tirée du Tasse (chant XII de la Jérusalem Délivrée, 1581). Aladin (en réalité Saladin) Roy de Hierusalem, assiegé dans sa ville par Godefroy de Boüillon, afin de l’empescher de se prévaloir de la forest qui en estoit proche, envoya Ismen grand Magicien qui enchanta la forest, & par ses conjurations la peupla de monstres armez & d’esprits infernaux, en commettant un à la garde de chascun des arbres. Ces Demons remplirent la forest de fantosmes, de flammes & de bruicts espouvantables. De sorte que Godefroy pour avoir du bois pour l’usage de son camp, y envoya des Bucherons, 2- des scieurs, & 3- des Sagittaires : qui revindrent [sic] tous sans rien faire. Ce que voyant Godefroy & trois de ses Cavaliers, ils entreprirent l’adventure de ceste forest, & de combattre ces Démons, ce qu’ils executèrent l’espée à la main, sans crainte des apparitions de flammes & de feux. Le succès de leur entreprise se verra cy après en recitant ce qui se passa en ce ballet. Premierement donc sur le devant de la forest se vit Ismen grand Magicien qui s’esleva insensiblement par un trou dessus le theatre, comme s’il venoit du profond de l’enfer, affreux en son aspect, la teste en feu (!), un livre à la main gauche & une verge à la droicte. Il estoit vestu d’une sottane, ayant par-dessus une robbe courte de mesme estoffe avec lambrequins au bout des manches, le tout chamarré de passement d’or : Et à la teste une toque en forme de chapperon avec une queuë. En cest esquipage parut cet enchanteur, & d’une voix effroyable chanta quantité de vers sur le subject pour lequel il vouloit enchanter la forest : ce fait il commença de faire des conjurations en cadence au son des violons qui sonnoient un air melancholique : il faict un cerne & des caractères avec sa verge, se plante au milieu du cercle, ayant un pied nud. Trois fois il se tourna devers l’Orient, & trois fois vers le couchant, trois fois il secoüa sa baguette, & trois fois du pied nud frappa la terre. Récit d’Ismen : Je suis cet enchanteur si fameux par le monde  Ces conjurations finies on veit sortir de la forest les deitez boccageres qui dancerent le premier ballet en ceste manière. Ballet des Dieux Boccagers Premierement Pan Dieu des Pasteurs sortit de la forest couronné de Pin & de roseaux, les espaules couvertes d’une peau d’once tavelée, & velu par le corps, les oreilles poinctües, une petite queüe retroussée au derrière. Trois Satyres l’accompagnoient vestus de mesme, tous quatre cornus & joüans du cornet, sous lesquels quatre Sylvains effrayez firent leur entrée. Et comme ils passoient, Ismen faisoit avec eux quelques actions d’enchanteur dessus le theatre, tousjours en cadence. Les Sylvains avoient le corps du pourpoint, & le bas du saye de toile d’argent blanche, un collet de satin bleu avec des lambrequins au corps & hauts de manches, le tout couvert de bouquets, & de passement d’or & d’argent : la coiffure estoit de bouquetterie en forme de roseaux & de lis avec un baston crochu & doré en la main. Ils descendirent donc du Theatre à la salle, où ils dancèrent leur entrée avec des gens merveilleusement effarez, puis se retirent sous le Theatre par trois portes, & les quatre Satyres joüans du cornet les suivirent. Apres sortirent de la Forest quatre autres Satyres sonnans des hautbois, soubs lesquels quatre Silenes firent leur entrée, c’estoient de petits hommes camus, courbez & ventrus, ayans le visage rouge, & les oreilles pointües : Ils avoient le pourpoint de satin rouge, avec des manches couleur de chair, des tassettes doublées de cuir doré en escaille, une houppelande de satin couleur de Roy, doublée de tafetas verd, des culotes de satin gris de lin, tailladees en long & boüillonnées de gaze d’or. Tout l’accoustrement chamarré de passement d’argent. Sur la teste une couronne de pampre, & en la main un baston argenté. Ils firent leur entrée comme les autres, mais avec pas différents, qui representoient neantmoins des gens estonnez & perdus. Ayans dansé dans la Salle, ils se retirerent dessous le Theatre comme les premiers. Finalement vindrent six Satyres sonnans des fleutes, sous lesquels quatre Dryades firent leur entrée : elles avoient la juppe, robbe, corps & manches pendantes de satin verd, avec une ceinture de gaze, le haut des manches en forme de fraize, le tout enrichy de passement d’argent, la coiffure de bouquetterie à fueillage & fleurs.  Elles descendirent en bas, & dancerent avec fort bonne grace ; Ismen les suivit qui estoit descendu du theatre pour dancer avec elles à sa façon d’enchanteur. La dance finie, ceste troupe se retira en mesme ordre que les autres, & se perdirent trestous sous le Theatre, les Satyres estans demeurez les derniers pour faire la retraicte. Ballet des Monstres armez Les dieux Bocagers s’estans retirez, Ismen qui estoit descendu avec eux du Theatre en la Sale, s’y trouva seul, & y fit son second enchantement sous les violons, pour appeler les Monstres, & toutes les puissances d’Enfer, afin qu’elles vissent garder la Forest, & empescher qu’aucun de l’armée chrestienne n’en peust coupper un seul arbre pour cet effect, ce qu’il fit en chantant, & avec les mesmes ceremonies que dessus.  Récit d’Ismen : Toy Pluton, qui régis l’infernalle caverne Le chant finy, voicy venir de dessous le Theatre huict monstres qui entrerent dedans la salle par les trois portes : ces monstres estoient tous plantez sur deux pieds, mais representans en tout le reste du corps, diverses sortes d’animaux estrangers & affreux avec griffes & dents, & les testes de formes confuses en grotesques, armez au reste du corps.  Ces lutins mirent à l’abbord quelque espece de frayeur ez cœurs de l’assistance, & causerent de l’admiration par ce nouveau spectacle, mais plus encore quand ils vindrent à dancer leur ballet, faisans des pas endiablez & des grimaces du tout extravagantes, qui ne laissèrent pourtant de donner un grand contentement. Le ballet finy, ils monterent tous sur le Theatre en cadence, & se rangèrent entre les arbres.  Ballet des puissances d’enfer On n’eust pas plustost perdu de veuë les monstres armez, que voicy derechef Ismen Magicien qui rentre dans la salle, & ayant fait en cadence quelques actions d’enchantement, comme evocquant les puissances d’Enfer, entrerent tout à coup par les trois portes de dessoubs le theatre, trois Furies avec leurs flambeaux allumez. Elles avoient un simarre de tapis battu d’or, couleur enfumée enrichie de passement d’or, avec une ceinture d’un grand serpent. Leurs crins comme on a accoustumé de les peindre estoient des couleuvres entortillées à l’entour de leur teste, & un bracelet de petits vipereaux de bouquetterie. Elles dancèrent leur entrée dedans la salle, avec des pas, des gestes & postures convenables à leur condition, & Ismen avec elles. La dance finie, elles se retirèrent pour faire place aux trois juges d’Enfer, Minos, Eaque et Rhadamante, qui firent pareillement leur entrée. C’estoient des vieillards ayans de grandes barbes blanches, le visage pasle, sombre, vestus d’une robbe courte de satin noir, doublée de taffetas noir1, & chamarrée de passement d’argent, sur un pourpoint de satin gris noir rayé d’argent. A la teste une grande toque de velours noir, tenans chacun en sa main une baguette allumée. Ils dancèrent dans la salle un bal des vieillards, & Ismen avec eux, puis se retirèrent en cadence par où ils estoient entrez. A peine estoient sortis les trois Juges, que voicy venir trois vieilles femmes ayant par-dessus la juppe une robbe courte façonnée de lambrequins par en bas le tout de toile d’argent blanche enrichie de passement d’argent, avec des petites houppes de soye noire2 en façon de mouscheture, representans des taches de sang, une ceinture de gaze rouge, les manches de satin couleur de chair en façon de nœud,la coiffure de crespe blanc. L’une tenoit une quenoüille, l’autre un dévidoir, & l’autre des ciseaux, le tout argenté. Il est aisé à deviner que c’estoient les trois Parques qui filent, devident &tranchent la vie des mortels. Elles dancèrent leur entrée dedans la salle, & Ismen avec elles, puis se retirèrent par-dessous le theatre. Les Parques s’estans retirees, voicy Pluton qui entre dans la salle par la porte droicte de dessous le theatre : Il avoit un corps à l’antique avec trois differents lambrequins pendants au corps & au haut des manches, le tout de satin gris noir, rayé d’argent, enrichy de passement d’argent & flammes d’or : Une couronne sur la teste, une clef noire en la main gauche, & un sceptre à la droicte qui estoit tout en feu, comme aussi sa couronne & sa teste, d’où sortoit une flamme rouge qui brusloit sans se consumer. Par la grand’porte du milieu sortoit la Royne Proserpine avec le visage noir, la jubbe & robbe courte de tabis couleur enfumée, battu d’or, le tout enrichy de passements d’or avec des flammes, les manches de satin blanc rayé d’or, la couronne en teste & le sceptre en main allumé. Par la troisiesme porte à main gauche entra Charon nautonnier infernal avec un grand barbe grise mal peignée, les yeux caves, le corps courbé, avec un habit à la matelote de satin gris noir rayé d’or & enrichi de passement d’argent, & une grande escharpe de gaze blanche les manches de satin triste-amye rayé d’or, un bonnet rouge à oreille rayé de noir, & une rame en la main qui estoit allumée. Ces trois personnages donnerent fort dans la veuë des regardans. Mais ce qui sembla rare & de bonne grace, fut de voir que Pluton avec son sceptre enflammé, alluma la teste de Proserpine avec un feu qui prit soudainement, & Proserpine celle de Charon, le tout en cadence. Ces trois ramenèrent de dessous le Theatre les neuf autres puissances d’Enfer qui avoient des-jà fait leur entrée trois à trois. Et à mesure qu’elles rentroient dans la salle, Pluton & Proserpine leur allumoient chacune la teste avec leurs sceptres. Tous douze ensemble dancerent leur ballet, qui fut estimé le plus beau, à cause de tant de flammes & de lumières qui causoient une grande diversité. Ayans dansé, ils monterent tous en furie sur le Theatre, emportant Ismen en l’air, & se retirerent derrière le Theatre.

Deuxième épisode : Bergers et Bûcherons Alors on oüit un agréable son de plusieurs musettes de Bergers qui sortoient de l’autre costé de la Forest : car le son sembloit venir de loing. Ballet des Entrées Aussi-tost que les musettes eurent cessé, entrerent au son des violons, ceux que Godefroy de Boüillon envoyoient pour quérir du bois. La première entrée fut de quatre Buscherons, avec des cognées d’agent en main, & des serpes au dos, c’estoient Messieurs de Liancourt, de Blainville, d’Humières & de Chalez. Ils avoient une casaque à la paysane, faite en tuyaux d’orgue de satin tané, les chausses à la marine jusqu’au dessous du genoüil de satin bleu avec des guestres bleues, une chemisette incarnadine, le tout en broderie d’or et d’argent fort riche. Ils entrèrent dans la salle par les trois portes & dancerent tous quatre, leur entrée d’une grande disposition : puis montans les degrez jusque sur le theatre, faisoient des actions de couper du bois en cadence. Mais estans effrayez & repoussez par les monstres s’en retournèrent comme ils estoient entrez.  Après vinrent quatre Scieurs, avec des scies d’argent, sçavoir, Messieurs, les Ducs d’Elboeuf & de Rohan, le Comte de la Rocheguion & le Général des Galères. Ils avoient de grandes chausses à la marine de satin verd, avec un paltot aussi verd faict en fueillage de chesne en broderie d’or, fort relevée, la chemisette, le bas de soye, & les brodequins incarnadins,& tous couverts de plumes. Ils firent pareillement leur entrée, puis montèrent sur le theatre, faisants actions de scier en cadence : mais effrayez par les monstres se retirent. Finalement quatre Sagittaires, qui estoient Messieurs de Bassompierre, de Brantes, de Courtenvault & le Comte de la Rochefoucault, s’en vindrent faire leur entrée avec des arcs & des flesches faisants gestes & contenances guerrières. Ils voient un pourpoint de satin blanc en forme de cuiracine avec des meufles de lyon, le tout en broderie d’or fort relevée, deux bas de soye l’un sur l’autre incarnadin & blanc brodez d’argent, le bas de soye incarnadin avec des bottines brodées d’or, & sur la teste une bourguignotte avec force plumes. Ils monterent après sur le theatre tirans aux monstres armez ; mais n’en pouvants venir à bout, furent contraints de s’en retourner sans rien faire. Soudain on entendit un son de chalumeaux avec quelques voix de bergers qui venoient de l’autre costé de la forest. Intermède des quatre Chevaliers des Adventures Entrèrent trois Chevaliers des Advantures dont le Roy estoit le Chef, qui représentoit Godefroy de Boüillon, les deux autres estoient Monsieur le Comte de Soissons, & Monsieur le Grand Prieur de France, lesquels cherchoient le quatriesme, à sçavoir Tancrède, qui estoit Monsieur de Luynes. Ils avoient un habit de satin blanc couvert de broderie d’or et d’argent, le bas de saye de satin incarnadin, blanc et bleu, relevé de fueillages avec roses paillettes & canetille d’or : le bas attaché incarnadin, sur la teste un casque argenté avec force plumes blanches, portans és mains espées & boucliers d’argent. En cest équipage ils entrèrent chacun par l’une des trois portes du theatre cherchans Tancrède & dancèrent dans la salle un bal grave, puis se retirèrent sous le theatre faisans quelques actions de leurs armes avec applaudissement des Seigneurs & Dames pour avoir dansé de si bonne grace.  Vers pour le Roy : Chef de cent nations au combat animées Tout à l’instant parut Tancrède qui attira vers soy les yeux des assistans. Il estoit vestu de satin blanc avec force & belle broderie d’or & d’argent, à la façon des Chevaliers des advantures, suivy de deux Escuyers qui avoient un habit de satin incarnadin & blanc, tout couvert de passement d’or & d’argent, & à la teste un casque argenté avec plumes blanches. Avec ces Escuyers il entra dedans la salle, & dancerent tous trois un bal grave. Les deux Escuyers s’approchant tousjours du theatre en dançant, s’en allèrent l’un à droicte, l’autre à gauche. Les trois Chevaliers des advantures, rentrerent & trouverent Tancrède tout seul à qui l’un d’eux monstra la forest enchantée. Alors la scene parut toute enflammée par une palissade de feu que l’on y vid representée. Apres que les quatre Chevaliers eurent dancé une cadence ensemble, ils monterent sur le theatre deux par un degré, & deux par l’autre, l’espée à la main, & combattirent les monstres qui estoient encore dans la forest à la garde des arbres. Ceste escrime fut agréable pour estre faicte en cadence : car il n’y avoit coup ny donné ny reçu qui ne marquast un temps.  Vers pour le Roy : Après avoir gagné tant de rudes batailles  En ces entrefaictes la flamme dont la forest sembloit toute embrasée disparut tout à coup, & le theatre fut remply de tenebres. Alors le chamailhs fut plus grand, tellement que les oreilles servoient plutost pour ouyr les coups, que les yeux pour les voir. Les monstres ne pouvans plus longuement durer contre la valeur des quatre Chevaliers, s’enfuirent devant eux, emportans chacun son arbre qu’ils avoient arraché. Les trois Chevaliers poursuivants leur victoire rembarrerent les monstres derriere le theatre, & Tancrède resta seul dessus.  Alors on ouit de grands bruits, hurlements & rugissements avec tonnerres & esclairs, après lesquels furent ouyës plusieurs voix plaintives representans les ames qui se separent des corps.   Récit des Esprits : Quelle étrange manie, ô cruels adversaires, Ces plaintes finies, le theatre reprit sa clarté, & fut à l’instant changé en Amphitheatre, la forest ayant disparu. Et comme Tancrède commençoit à faire quelque cadence, il vid naistre à ses pieds un grand Cyprez qui sesleva tout à coup au milieu du theatre comme sy quelque demon l’y fust venu porter. Il estoit si bien representé que la plupart le creurent estre naturel. Sur l’escorce du Cyprez se voyoient escrites les mesmes paroles que les voix plainctives avoient chanté. Tancrède s’approcha en dançant, & ayant leu les caractères, donna un coup d’espée au Cyprez en cadence & en coupa une branche dont sortit du sang, alors comme si le tronc eus testé sensible il poussa hors une voix pitoyable chantant plusieurs vers  Récit de Clorinde : Toy de qui la rigueur m’a faict cesser de vivre qui se termine par les quatre vers :  Fay ce qu’il te plaira, je ne puis à mes plaintes Rien adjouster sinon Que lors que je reçus tes mortelles attaintes ; Clorinde estoit mon nom. A ce mot de Clorinde Tancrède touché d’amour & de pitié tout ensemble, jeta son espée, que les vents emportèrent hors de la forest, & recula quelques pas tout estonné de l’accident, pui s’approcha en dançant, & ouvrant les bras pour embrasser Clorinde en ce Cyprez, il la void tout à coup disparoistre devant luy : de quoy il ne resta pas seul esmerveillé : Car les assistans qui le virent si soudainement esvanouir, ne se pouvoient quasi persuader qu’il n’y eust de l’enchantement en effect. En mesme temps entrerent les deux Escuyers de Tancrède qui dansèrent un bal grave. Tancrède, cependant demeuroit en extase, & comme ravy de ce qu’il venoit de voir & d’ouïr. Les Escuyers revindrent vers le theatre & amassèrent l’espee de Tancrède, lequel en mesme temps ayant pris ses esprits, ramassa la branche du Cyprez qu’il avoit coupée et, estant descendu en cadence vers les Escuyers qui estoient en la Sale dança un peu avec eux. Et lors les deux Escuyers se retirans firent place aux Chevaliers des advantures qui vindrent devers Tancrède, & l’embrassèrent tous trois en cadence. Rentrerent après dans la salle, par les trois portes de dessous le theatre, les Bucherons, les Scieurs & les Sagitaires, lesquels avec les quatre Chevaliers des Advantures dancerent tous seize leur ballet.

Troisième épisode : le Temple Ballet des Anges Ceste troupe s’estant retirée, la scene se changea en Temple, comme si elle se fut promise d’y recevoir les deitez celestes. Aussi vit on en mesme temps le Ciel souvrir des deux costez, & paroistre quantité d’Anges chantans mélodieusement ces vers : Après le Ciel s’ouvrit encore par le milieu où se virent d’autres Anges chantans le mesme air, ete une nue s’abaisser, dans lquelle ils descendirent sur le theatre, et de là dans la salle. Ils estoient 28 en tout, dont les uns chantoient seulement, et les autres dançoient. Les Anges Musiciens avoient des robes longues de taffetas bleu, avec lambrequins en haut des manches de taffetas incarnadin, les manches de taffetas blanc, le tout chamarré de passement d’or, avec des ceintures incarnadines passementées aussi d’or. La coëffure estoit de cheveux en bouquetterie : les aisles de plume blanche.  Les Anges balladins estoient habillés pour la dance ayans des corps à l’antique avec double lambrequins de taffetas incarnadin & le bas de saye de taffetas blanc rayé d’or, brasselets & tassettes de cuir doré, le tout enrichi d’or & l’argent avec des aisles de plume blanche. La coëffure de chevelure avec nœuds de bouquetterie. Tous les Anges donc estans dans la Sale, s’en allerent au son de Luths & de violes, que quelques uns sonnoient jusque aupres de la Royne, où ils chanterent ces vers : L’esclat de vos Beautez si digne de loüanges Faisoit croire à nos yeux que vous estiez un Ange, Mais le Soleil & nous N’avons rien de beau, Royne, à l’esgal de vous.   Vos yeux, Astres divins remplis de chastes flames Seroient des libertez qu’ont les plus belles ames Uniques possesseurs, N’estoit que le Ciel vous a donné des sœurs.   Quelle gloire à vos pieds ne se void abaissée, Puisque vostre beauté possede la pensee, Et les sceptres divers Du Roy le plus grand qui soit en l’Univers. Cela fait ils s’en retournerent vers le theatre, chantans d’autres vers, & en allant, addresserent leur voix aux Anges balladins par ces vers : O vous, Esprits glorieux, Leur chant finy, les violons sonnent & les Anges danceurs commencent le ballet. Cependant les Anges musiciens remonterent premierement dessus le theatre, puis apres par la ruë se retrouverent bien tost là haut dans le Ciel, où estants arrivez & voyans que leurs compagnons qui dançoient, avoient finy leur ballet, ils les appelerent en chantant. Ceux-ci remonterent sur le theatre en cadence, & se perdirent dedans la nüe qui les ramena au ciel.  Le grand Ballet des seize conquerans de la Palestine Soudain que la nüe fut remontée au ciel, avec autant de merveille comme elle estoit descendüe : la scene apparut partie en Temple, partie en Amphitheatre, où l’on descouvrit les Seize conquérants de la Palestine. On les voyoit tous assis de rang dans un tabernacle en demy-rond representant le Theatre de gloire, enrichy de Pyramides, trofées d’armes, palmes & lauriers. L’esclat de l’or, argent, perles & pierreries qui brilloit dessus eux rendoit autant de lumière à la scene comme ils en recevoient des flambeaux : leurs habits estoient d’incarnat, blanc & bleu, le corps du pourpoint de satin blanc en broderie d’or, avec trois bas de saye. Le premier blanc, en broderie d’or fort relevée. Le second bleu, en broderie d’or & de perles fort riche. Le 3. incarnadin en broderie d’argent : la coëffure faite à l’Indienne avec forces aigrettes ; le bas de soye incarnadin avec des bottines brodées d’or. L’on eust été plus long temps en la contemplation de ces agreables merveilles, si les yeux n’eussent esté destournez par les Anges qui commencerent à chanter dans le ciel les loüanges de Godefroy, & de tous les chevaliers par ces vers :  Ce Monstre dont l’Enfer fut la noire origine Aux peuples baptizés ne donnent plus d’effroy Les Chrestiens sont vainqueurs, toute la Palestine Fait retentir au Ciel le nom de Godefroy. Cependant que les Anges entretenoient l’assistance de la douceur de leurs chants, les seize conquérans descendire du theatre en la sale, où estans, les Anges se teurent, les violons sonnerent, & les Conquérans dancèrent leur grand ballet, lequel finy chacun se retira : les uns loüant l’invention du ballet, & les artifices de faire joüer tant de machines : les autres la disposition des danseurs, la Musique, les excellents joüeurs d’instruments, & les vers. Et quoy que le reste des masques fut lors sur le theatre, si ne prit ou quasi point garde à eux, tant la grace & la disposition des danseurs tenoient les yeux d’un chacun avec des pas, avec des pas, mouvemens & gestes si bien compassez & formez que tout alloit à la perfection. 

 

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Cette page a été réalisée avec l’aimable et active participation de David Escarpit