Pas de chance pour le Superintendant du Concert des musiciens français !

On a souvent chargé la mémoire de Henry Guichard (1), accusé de tentative de meurtre par Jean-Baptiste Lully (2).

On oublie trop souvent de préciser que, le 12 avril 1677, après un séjour de près de deux ans à la prison du Châtelet, Henri Guichard en sortit acquitté. Deux ans pendant lesquels il avait assuré lui-même sa défense face aux accusations, il est vrai abracadabrantes – la fameuse tabatière ! – de Jean-Baptiste Lully. On oublie aussi de dire que Lully ne se pourvut pas en révision, qu’il supporta tous les frais du procès et que ses libelles furent brûlés publiquement par le bourreau en place de Grève.

Mais peu importait au Florentin : en attaquant Guichard, il cherchait à éliminer une concurrent potentiel, titulaire d’un privilège royal obtenu en 1674 pour créer une Académie royale des spectacles. Ce privilège comportait pourtant une interdiction de « chanter aucune pièce de musique », mais peut-être Lully, dans sa boulimie d’honneurs et de puissance, se serait bien vu dispensateur de réjouissances populaires d’un genre moins élevé que les tragédies en musique. Le Surintendant proposa-t-il à Guichard de déroger à l’interdiction moyennant une rente de dix mille livres ? Cela lui ressemblerait assez, mais Guichard, pour son malheur, refusa.

Quoique ayant perdu son procès, Lully avait atteint son but. Car lorsque Guichard voulut exploiter son privilège, on lui opposa que n’ayant pas été exploité pendant trois ans, il était devenu caduc. Guichard eut beau faire valoir que cette inactivité n’était pas de son fait, une décision royale du 14 juin 1678 sonna la fin de ses espoirs.

L’avenir de Guichard était entre les mains de Monsieur, frère du Roi, dont il était, au moins en titre, l’Intendant général, chargé notamment de ses plaisirs et de ses bâtiments. Ce dernier voulut-il se débarrasser d’un officier devenu encombrant ? Toujours est-il qu’il proposa à Guichard d’accompagner sa fille Marie-Louise que Louis XIV avait décidé de donner en mariage au roi d’Espagne Charles II, pour consolider la paix de Nimègue fraîchement signée. Guichard fut chargé de constituer une troupe de musiciens. Il s’adressa à Michel Farinel (3), qui avait été l’élève de Carissimi à Rome, et avait voyagé au Portugal et à Londres, où avait épousé la fille de Robert Cambert exilé. Il était entendu que Farinel devait composer toute la musique, sinfonie et danses qui seraient ordonnées pour le diverstissement de leurs Majestés catholiques, et que son épouse jouerait du clavecin. Guichard fit aussi appel à Guillaume Dumanoir (4), ennemi notoire de Lully, donc sympathique a priori, qui avait dirigé la Bande des 24 Violons, puis avait été à la tête de la corporation des ménestriers de France, jusqu’en 1668.

Flanqué de la chanteuse Marie Beaucreux, qui avait paru dans diverses tragédies en musique de Lully, mais avait témoigné en faveur de Guichard, ce dernier quitta Fontainebleau en septembre 1679, avec le cortège qui devait accompagner Marie-Louise d’Orléans, mariée par procuration le 31 août, jusqu’à Madrid. Après un voyage harrassant, notamment pour les musiciens, obligés de jouer à l’occasion des nombreuses invitations, le cortège fit son entrée à Madrid en plein hiver, le 23 janvier 1680.

Marie-Louise d'Orléans
Marie-Louise, alors âgée de dix-huit ans, habituée aux plaisirs de la cour d’Orléans, s’attendait-elle à une entrée aussi peu glorieuse ? Elle voyait en tout cas se concrétiser ses appréhensions. A l’annonce de son mariage, ne s’était-elle pas jetée aux pieds de son royal oncle pour qu’il y renonce ? Mais le roi Soleil n’était pas du genre à sacrifier la raison d’Etat aux appréhensions, même justifiées, d’une jolie princesse (5). Il est vrai que la perspective de devenir l’épouse de Charles II d’Espagne n’avait rien d’attrayant. Devenu roi à la mort de son père Philippe II, le roi d’Espagne était surnommé l’Ensorcelé (el Hechizado). Rachitique, maladif, débile, d’une rare laideur, son état ne pouvait être attribué qu’à des influences diaboliques, alors qu’il résultait tout bonnement d’une succession de mariages consanguins, fréquents chez les Habsbourg. La cour d’Espagne, logée dans le sinistre palais de l’Escurial, à 45 km de Madrid, était par ailleurs figée dans un cérémonial étouffant, auprès duquel l’étiquette versaillaise paraissait bien légère.

Charles II d'Espagne
Guichard se rendit rapidement compte que l’équipée madrilène tournait au désastre. Sa compagne Marie Beaucreux était emportée en quelques jours par le froid ou par l’épidémie de peste. Quant aux divertissements musicaux, il ne pouvait en être question dans un cour hiératique où le mot même de divertissement était près d’être considéré comme un blasphème. Dès juin 1680, il fit savoir qu’il souhaitait rentrer en France. Ce n’est qu’en octobre que Charles II le dédommagea de ses frais. Le Superintenant du Concert des musiciens français rentra piteusement en France, et alla se consoler dans le Nivernais, en récupérant un titre de sieur d’Hérapine. Nom qui devait plus tard lui coller à la peau sous sa déformation de sieur des Rapines, mais ceci est une autre histoire…

Jean-Claude Brenac – juin 2010

d’après L’affaire Lully – Alain Balsan – La Bouquinerie – 2001

(1) Henry Guichard (1634 – après 1703) fut le librettiste de l’Ulysse de Jean-Féry Rebel, créé en 1703.

(2) voir l’éditorial de mars 2007

(3) Michel Farinel, né La Tronche (1649), mort à Grenoble en 1726, fils de Robert Farinel. Son frère Jean-Baptiste fut attaché à la cour de Piémont où il italianisa sson nom en Giovanni Battista Farinelli. Michel Farinel se faisait aussi appeler Farinelli.

(4) Guillaume Dumanoir, né (1615) et mort (1697) à Paris, violoniste, compositeur et maître à danser.

(5) Marie Louise d’Orléans, reine d’Espagne, devait sombrer progressivement dans la dépression et l’obésité, et mourir à vingt-sept ans en 1689.