De l’arsenic dans la tabatière

Si les biographes attribuent plus ou moins de qualités à Jean-Baptiste Lully, ils s’accordent à dresser un portrait uniformément sombre d’un personnage qui vient agrémenter la biographie du Florentin, en la personne d’Henry Guichard (*).

Henry Guichard ne se satisfaisait pas d’être l’intendant général des bâtiments de Monsieur, frère de Louis XIV. Il se piquait de vouloir se faire un nom dans l’opéra, et lorsque le poète Perrin se retrouva, comme à son habitude, emprisonné pour dettes, il lui rendit visite à la Conciergerie. Du fond de sa cellule, le poète faisait commerce du seul bien qui lui restait : le privilège de l’opéra, acquis le 28 juin 1669. Guichard savait-il que d’autres l’avaient précédé pour la même raison ? Le fait est qu’avant de le vendre à Guichard, Perrin l’avait déjà vendu à Jean Granouillet de Sablières, ainsi qu’au sieur La Barroire, vindicatif fils de son épouse… On sait que c’est finalement Lully qui emporta le morceau, et qu’à peine racheté à Perrin, le privilège fut renouvelé par le roi au profit de son favori, en 1672.

Désormais, qui disait opéra disait Lully, mais celui-ci n’était pas du genre partageur. Et si le Florentin ne dédaigna pas soumettre à Guichard les plans de l’immeuble qu’il comptait bâtir rue des Moulins, toutes les tentatives de ce dernier pour se faire jouer à l’Académie royale furent repoussées avec dédain. Guichard en conçut, dit-on, une haine tenace envers le Surintendant.

Lully aurait dû se méfier, car Guichard passait pour ne pas s’embarrasser de scrupules. On racontait ainsi que dès son jeune âge, il avait exploité la charité à son profit, puis qu’il avait affamé les soldats, dans la charge de Commissaire aux vivres des camps et armées du roi. Qu’il avait épousé la fille de Louis Le Vau, le grand architecte, pour sa dot de 60 000 livres, ce qui ne l’empêchait pas de la battre sauvagement, puis qu’il se serait introduit chez son beau-père par un trou percé dans la muraille de l’hôtel pour le voler, et pire encore qu’il aurait hâté sa fin pour en hériter plus rapidement.

L’homme avait de la suite dans les idées : fin 1674, il obtint un privilège pour une « Académie des Spectacles », qui lui permettait de mettre en scène des carrousels, tournois, courses, joutes, combats d’animaux, mais pas de faire chanter ou de jouer de musique. De telles réjouissances sans musique étant peu concevables, Guichard proposa à Lully de lui verser une somme annuelle pour en obtenir le droit, mais Lully refusa, exigeant une part – importante – des bénéfices. Guichard eut peur d’être évincé, et décida que, puisque Lully était décidément un obstacle à ses ambitions, le mieux était de le supprimer.

C’était l’époque de l’affaire des Poisons. Une époque où la « poudre blanche » résolvait bien des situations difficiles. Guichard imagina donc d’empoisonner le Surintendant par le biais de tabac à priser, dont celui-ci était friand.

Le complot réunit, outre Guichard, sa maîtresse, Marie Aubry, chanteuse à l’Opéra, et Sébastien Aubry, le frère de cette dernière, membre de la compagnie du Lieutenant criminel du Châtelet. Guichard eut vite fait d’appâter Aubry avec des promesses mirifiques, et de le convaincre que rien ne serait possible tant que Lully serait de ce monde. A cet effet, Guichard se procura la fameuse poudre, dont l’effet ne devait pas être trop rapide, et empoisonna le tabac de deux tabatières. Restait à en offrir à Lully.

L’occasion se présenta en janvier 1675, à Saint-Germain, lors des préparatifs de la création de « Thésée ». A la faveur des allées et venues, Guichard était prêt à aborder Lully, mais il ne put l’approcher suffisamment pour lui offrir du tabac. De son côté, Aubry n’avait pas les nerfs très solides, et alla dénoncer un complot contre le Surintendant. Guichard reporta sa colère contre Marie Aubry, qui s’empressa d’aller tout raconter à Lully, minimisant le rôle de son frère. Lully, après une frayeur rétrospective, vit là une occasion de confondre Guichard et son Académie de spectacles. Après avoir tenté d’obtenir des aveux par ruse, il se décida à en parler au roi qui lui conseilla de déposer plainte, ce qu’il fit le 12 mai 1675. Guichard, puis Sébastien Aubry furent aussitôt emprisonnés. Mais Guichard était du genre à se défendre, et ne se fit pas faute d’exploiter le point faible de son accusateur, ses moeurs libertines. Les témoins se succèdèrent, chacun utilisant tous les ressorts de la procédure. Les chansonniers s’en donnèrent à coeur joie. Enfin, Guichard fut condamné, mais fit appel. En fin de compte, le couperet tomba sur le « lampiste » de service : Guichard fut acquitté, mais Sébastien Aubry fut condamné à neuf ans de bannissement. Tous deux s’en tiraient mieux que la Brinvilliers, décapitée trois mois plus tard en place de Grève.

Même après son acquittement, le climat était devenu malsain pour Guichard. On lui conseilla de « voyager », ce qu’il fit d’abord en Espagne, en 1679, où il échoua à monter une Académie de musique. De retour en France en 1685, il s’installa à Valence comme intendant de l’hôpital, grâce à son frère, évêque. Il s’y illustra par les cruautés exercées envers les réformés pour les obliger à abjurer leur foi. Ses excès l’obligèrent à fuir, en 1687, mais sans qu’il oublie, dit-on, d’emporter la caisse…

Jusqu’au bout, Henry Guichard tenta – en vain – de s’illustrer à l’opéra. On le retrouve en effet librettiste de l’« Ulysse et Pénélope », unique tragédie en musique composée par Jean-Féry Rebel, le père de François Rebel. Créée à l’Opéra le 21 janvier 1703, elle dut être interrompue sous les sifflets du public.

Décidément, Guichard aimait l’opéra, mais sans doute l’opéra ne l’aimait-il pas !

(*) Henry Guichard, sieur d’Hérapines, né vers 1634/35, mort en 1705

Jean-Claude Brenac – mars 2007