« Ariane et Bacchus », partition maudite

En ce mois de mai 1659, Pierre Perrin aurait pu être un poète heureux. La Pastorale d’Issy, dont il avait écrit le livret, et Robert Cambert la musique, drainait le Tout-Paris (*). Le cardinal Mazarin, grand amateur d’opéra, avait fait organiser une représentation à Vincennes, spécialement pour lui et la famille royale. Enchanté que les Parisiens s’ouvrent enfin aux pièces entièrement chantées, il avait incité Robert Cambert à mettre en chantier un nouvel ouvrage. Pierre Perrin s’était donc mis au travail…dans sa cellule de la prison de Saint-Germain des Prés. Incarcéré depuis le 23 janvier pour ce qu’il appelait lui-même des troubles domestiques, il n’avait même pas pu assister à une seule des huit à dix représentations de la Première Comédie Française en musique représentée en France.

Il faudrait un ouvrage entier pour relater les embarras judiciaires que subit le poète à la suite d’un mariage qu’il avait contracté en 1653 – il avait alors vingt-sept ou vingt-huit ans – avec une dame La Barroire, veuve, âgée de soixante-et-un ans. Qu’il suffise d’ajouter que celle-ci était décédée rapidement, non sans avoir eu le temps de fournir à son jeune mari le crédit nécessaire pour acheter la charge d’introducteur des ambassadeurs et princes estrangers auprès de Gaston d’Orléans, mais qu’elle avait aussi signé en faveur de son fils, conseiller au Parlement, une donation générale, pour deviner la nature de ces troubles domestiques.

Lorsque Perrin sortit de prison – sous caution et ayant fait de nouvelles dettes – , le 24 septembre 1659, il est probable que le nouveau livret était écrit. Il contait l’histoire d’Ariane et Bacchus. On sait qu’Ariane, fille du roi crétois Minos, aida Thésée, dont elle s’était éprise, à sortir du Labyrinthe, grâce au fameux fil. On sait moins que Thésée l’abandonna sur l’île de Naxos, où Dyonisos – Bacchus pour les Romains – l’y découvrit endormie et l’épousa.

L’ouvrage fut mis en répétition chez le cardinal Mazarin lui-même, mais les contretemps allaient se succéder, entraînant selon les mots de Cambert, une interruption du zèle pour les Opéra : la mort de Gaston d’Orléans, oncle du roi, le 2 février 1660, qui obligea la Cour à respecter une période de deuil ; puis le mariage de Louis XIV, le 9 juin 1660, pour lequel Mazarin, voulant faire les choses en grand, avait fait venir à Paris Francesco Cavalli et des chanteurs italiens ; enfin la mort du cardinal, le 9 mars 1661. En à peine plus d’un an, Perrin avait perdu son employeur et son protecteur : il n’avait plus qu’à remiser Ariane et Bacchus dans ses cartons.

Il l’en ressortit huit ans plus tard, lorqu’il fut en possession du privilège pour l’establissement des Académies d’Opéra, signé par le roi le 28 juin 1669. C’est en effet Ariane et Bacchus qu’il choisit pour être la première oeuvre représentée. Il disposait déjà d’une troupe dont les répétitions se tenaient dans le cloistre Saint-Honoré, chez le chanoine Brousse, ou chez Cambert, jusqu’au début de décembre 1669. Il y eut même des représentations privées dans la bibliothèque de l’hôtel de Nevers, où habitait Philippe de Mancini, duc de Nevers, neveu du cardinal Mazarin, devant quantité de personnes de qualitez, sçavoir le Gouverneur de Paris, le Grand Prieur, les comte et chevalier de Soissons, M. de Lyonne et M. de Nyel, premier valet de chambre du roi, sans pour le moins 2 000 autres personnes.

Hélas, c’est alors qu’apparurent le sinistre marquis de Sourdéac et son affidé, le sieur Champeron (*), qui devaient apporter le financement nécessaire pour recruter des chanteurs et aménager une salle de spectacle, et s’associèrent – à leur façon – avec Perrin et Cambert. Le chanteur Pierre Monier fut chargé de recruter des chanteurs en province. Il revint à Pâques de 1670, ayant recruté Bernard Clédière (à Béziers), Pierre Rossignol (à Albi), François Beaumavielle, Jean Bourel-Miracle et Pierre Taulet. La troupe comprenait également Catherine Suptille, Pierre Monier, Marotte Labadoys. L’association fut rompue rapidement en raison des agissements délictueux de Sourdéac et Champeron. Par ailleurs, pour une raison inconnue, Ariane et Bacchus fut abandonnée au profit de la pastorale Pomone. Et la partition d’Ariane et Bacchus retourna à nouveau dans les cartons.

Robert Cambert l’emmena avec lui en Angleterre. Après le rachat du privilège de Perrin par Lully, le compositeur avait vite compris qu’il n’avait plus sa place en France, le Surintendant n’aimant rien moins que la concurrence. Il arriva à Londres vers la fin de 1673, appelé par le roi Charles II pour être son surintendant de la musique et créer une Académie d’opéra à l’image de l’Académie royale française. Cambert reprit la partition avec l’aide de Louis Grabu, maître de la musique du roi, et la fit représenter – en anglais – sous le titre Ariadne, or the Marriage of Bacchus, en 1674. Ainsi ce qui aurait pu être le second opéra français devint-il le premier opéra anglais.

Après avoir été si longtemps différée, la représentation d’Ariane eut-elle trop de succès ? Quelques années après, en 1677, Cambert mourait, peut-être assassiné par des musiciens anglais, jaloux du succès d’un compositeur étranger.

Ariane et Bacchus ne lui avait décidément pas porté chance !

Jean-Claude Brenac – février 2006

(*) voir « Tous à Issy » – juin 2005

(**) voir « Perrin et Cie : drôle d’associés ! » – juillet 2005