Perrin et Cie : drôle d’associés !

On a souvent dressé un portrait peu avantageux des deux associés avec lesquels Pierre Perrin entreprit, avec le compositeur Robert Cambert, d’exploiter le privilège d’académie d’opéra accordé par le roi le 28 juin 1669.

Alexandre de Rieux, marquis de Sourdéac, et son compère Laurent Bersac, qui se disait sieur de Champeron, passent pour des individus peu recommandables, qui auraient roulé le pauvre poète dans la farine, l’évinçant rapidement, tout en continuant à exploiter son privilège.

Laissons parler Jérôme de La Gorce (*) : le marquis de Sourdéac « s’était fait connaître comme pirate sur les côtes bretonnes, faux monnayeur, assassin, usurier, voleur (…) il ne cessait de jurer et de blasphémer. Il fréquentait les cabarets, les lieux infâmes, et aurait entretenu publiquement plusieurs femmes (…) Il reconnut dans son testament avoir une fille naturelle. »

Même si certains griefs prêtent à sourire – on connaît d’autres artistes qui fréquentaient les cabarets, n’est-ce pas Baptiste ? – ; et le roi lui-même n’entretenait-il pas publiquement des favorites, avec force enfants naturels ? – cela fait beaucoup pour un seul homme, et à coup sûr le marquis de Sourdéac était un personnage hos du commun.

Quant à son inséparable Laurent Bersac, « repris de justice, il avait quitté sa femme en raison de ses mauvais traitements et de son insolvabilité ». Pas très clair, mais savoureux quand on sait que Champeron passait pour le financier de l’équipe…Emmanuel Haymann (**) en dresse un portrait encore plus explicite : « faquin des bas-fonds », « dégingandé patibulaire au regard fuyant », « aigrefin qui avait filouté la gabelle » et tâté plus d’une fois de la prison…

Pourquoi Perrin se mit-il entre les mains de tels coquins ?

Parce que Sourdéac et Champeron apportaient – le premier, c’est sûr, le second, il est permis d’en douter… – ce dont manquaient totalement Perrin et Cambert : l’argent et le savoir faire nécessaires pour aménager une salle de spectacle, recruter des chanteurs, et construire une machinerie de scène.

Le marquis de Sourdéac était l’héritier d’une grande famille bretonne – on disait « qu’il y avait peu de maisons souveraines en Europe à qui la maison de Rieux n’ait eu l’honneur d’appartenir de quelque côté ». Son père, Gui de Rieux, était marquis de l’île d’Ouessant, gouverneur de Brest et premier écuyer de Marie de Médicis qu’il suivit dans son exil. Sa mère, Louise de Vieux-Pont, était l’héritière du château de Neubourg, en Normandie. Alexandre de Sourdéac était l’aîné, et hérita du marquisat d’Ouessant et de la baronnie de Neubourg. Il passait pour un « original » – se faisant « chasser à courre par ses paysans pour faire exercice » (!) – et avait de « l’inclination aux méchaniques » depuis son enfance. Il « travaillait admirablement de la main », et se passionnait pour la machinerie théâtrale où il réussit fort bien.

En 1660, il avait dépensé dix mille écus pour transfomer une chapelle désaffectée en salle de spectacle dans son « château du Neufbourg », pour laquelle il avait commandé à Pierre Corneille une « pièce à machines ». Intitulée « Les Amours de Médée », puis « La Toison d’or », elle fut donnée en novembre avec la participation des comédiens du Marais, pour fêter le mariage de Louis XIV. A cette occasion, le marquis reçut soixante (certains disent cinq cents !) gentilhommes de la province qui admirèrent la nouveauté des machines et des décorations plus que les vers du poète. La pièce fut ensuite transportée, avec les machines du marquis, par les comédiens du Marais à Paris, « avec beaucoup de succès, & un grand éclat par les machines & les décorations ; aussi est-ce une des plus belles pièces à machines que nous ayons, & elles y sont amenées avec un art infini. »

En 1662, il fut chargé de la machinerie de la représentation de l' »Ercole amante » de Cavalli dans la salle des Tuileries. Il présida à la confection de « merveilleuses machines » et en surveilla lui-même les mouvements. « On vit des palais entiers qui descendaient du ciel, supportés par des nuages, et dans lesquels cent personnes étaient groupées…cette même machine remontait vers le ciel et était remplacée par par un autre palais qui, en sortant de la terre, s’élevait graduellement vers le cintre. »

L’accord signé le 12 décembre 1669 entre les quatre associés prévoyait que Sourdéac et Champeron fourniraient les fonds de départ et les machines, Perrin et Cambert se chargeant de la « direction artistique ».

On ne peut reprocher à Sourdéac et Champeron de ne pas avoir fourni les avances financières nécessaires : la première salle du Jeu de Paume du Béquet fut aménagée à grands frais – on parle de vingt mille livres pour la construction de loges, d’un amphithéâtre et d’une scène équipée de machinerie – mais, hélas, inutilement puisque le lieutenant de police La Reynie les obligea à quitter les lieux pour avoir négligé de demander l’autorisation d’ouvrir une salle de spectacle.

Il fallut trouver une nouvelle salle, et le 8 octobre 1670, Sourdéac et Champeron signèrent – eux seuls – un bail de cinq ans pour l’occupation de la salle du Jeu de Paume de la Bouteille – deux mille quatre cents livres par an. Sourdéac y était nommé « haut et puissant seigneur Alexandre de Rieux, chevalier, seigneur marquis de Sourdéac et autres terres » ; Champeron comme « Laurent de Bersacq de Fondant, écuyer, seigneur de Champeron ».

La lecture du bail ne dut pas manquer d’inquiéter Perrin, car Sourdéac et Chapmperon y indiquaient « avoir obtenu la permission et le privilège (…) par lettres patentes de Sa Majesté sous le nom du sieur Perrin » (!). La mise de fonds nécessaire pour les nouveaux travaux d’aménagement n’est pas connue, mais la salle fut transformée en cinq mois par Guichard, intendant des bâtiments du duc d’Orléans. Ornée d’un superbe plafond, avec un amphithéâtre et trois rangs de loges, elle accueillit en mars 1671 la première de « Pomone ». On sait que ce fut un succès, qui se prolongea pendant huit mois. Il y eut près de 150 représentations, rapportant chacune 1 000 à 4 000 livres.

C’est à partir de ce moment que la zizanie s’installa entre les associés. Selon certaines sources, Perrin aurait perçu 30 000 livres, mais refusé de subvenir aux charges du théâtre. Il semblerait aussi que, bien avant l’exploitation du théâtre, il ait emprunté diverses sommes d’argent à Sourdéac. Pour d’autres, il aurait simplement demandé sa part des recettes à Sourdéac qui tenait la caisse. Ce qui est sûr, c’est que ce dernier, se prévalant de ses avances, ne lui versa rien, et le fit même exclure du théâtre. Un peu cavalier, certes, mais il faut reconnaître que Sourdéac avait injecté des fonds considérables (on cite le chiffre de 150 000 livres), et que les vers de Perrin, qui suscitaient l’hilarité et les quolibets, étaient moins responsables du succès que les effets de machines de Sourdéac ou la musique de Cambert. Le 9 mai, Perrin réagit en assignant les deux associés, mais le 15 juin, il était lui-même incarcéré pour une sombre affaire familiale…

Sourdéac et Champeron avaient le champ libre, et poursuivirent l’exploitation du théâtre à leur seul bénéfice. A la fin de 1671, ils montèrent un nouveau spectacle : « Les Peines et les Plaisirs de l’Amour », sur un texte de Gabriel Gilbert, Cambert fournissant toujours la musique, donnt la première eut lieu le 8 février 1672.

La belle aventure de l’opéra français d’avant-Lully vivait toutefois ses derniers instants : Sourdéac et Champeron eurent beau s’opposer à l’enregistrement du nouveau privilège royal au profit de Lully, octroyé le 29 mars 1672, La Reynie – encore lui ! – fit fermer, le 1er avril 1672, la salle de la Bouteille.

Etait-ce la fin pour Sourdéac et Champeron ? Que nenni ! Ils n’eurent qu’à faire un saut de l’histoire de l’opéra à l’histoire du théâtre : le 23 mai 1673, la troupe de Molière, mort le 17 février, s’unissait à celle du Marais sous le nom des Comédiens du roi, et, chassée par décision royale de la salle du Palais Royal, sous-louait le Jeu de paume de la Bouteille à…Sourdéac et Champeron, qui devinrent membres de la troupe, et le restèrent jusqu’en 1677, date à laquelle leurs parts furent sont converties en rentes viagères.

Une « retraite bien méritée », en quelque sorte…

(*) L’opéra à Paris au temps de Louis XIV – Jérôme de La Gorce – Desjonquères

(**) Lulli – Emmanuel Haymann – Flammarion – 1991

Jean-Claude Brenac – Juillet 2005