Pauvre librettiste !
Pour lui, le succès et la gloire sont moins souvent au rendez-vous que le sarcasme et l’anonymat.
Sarcasme car, c’est bien connu : si l’opéra est bon, c’est grâce au compositeur ; s’il est mauvais, c’est la faute du librettiste.
Témoin ce pauvre La Fontaine, qui fut la risée du Tout-Paris, en cette fin de novembre 1691, après la première d' »Astrée », sur une musique de Colasse ! On raconte que le vénérable fabuliste, alors âgé de 70 ans, quitta le Palais Royal après le premier acte, pour aller cacher sa honte au Café Marion où il finit par s’endormir… Voltaire, non plus, n’était pas vraiment fier d’avoir écrit le livret du « Triomphe de la Gloire » pour Rameau !
Anonymat aussi, car, il faut bien le reconnaître, les passionnés de musique se fichent du livret – et encore plus du librettiste ! Il n’est que de feuilleter les Histoires de la musique ou de l’opéra. Les librettistes y ont à peine droit de cité. Hormis les grosses pointures, tels Quinault ou Métastase, on se borne – au mieux – à citer leur nom, mais quant à en savoir plus… Il en est de même des notices accompagnant les enregistrements d’opéra. Souvent passionnantes, mais mieux vaut ne pas y chercher des informations sur le librettiste !
Les librettistes seraient-ils mieux traités par le monde de la littérature ? Même pas ! il faut croire que le livret d’opéra n’est pas de la littérature. Ainsi le « Lagarde et Michard » du XVIIe siècle consacre tout bonnement quatre lignes à Philippe Quinault, qualifié de « poète galant mais fade »…
Mais, au fait, que demande-t-on au librettiste ?
« Qu’il possède suffisamment d’art pour construire harmonieusement ses drames et manier une langue aux sonorités évocatrices, mais qu’il sache aussi s’effacer et faire preuve d’économie… » (*)
On perçoit toute la difficulté : il faut au librettiste « suffisamment d’art » pour que le poème ne soit pas taxé de « vers de mirliton », mais pas trop, au risque que le texte « ne laisse plus rien à dire au musicien »…
Difficulté qui est au coeur de la problématique de l’opéra : la recherche du fameux équilibre entre la parole et la musique. Equilibre tellement introuvable que le balancier a toujours eu tendance à pencher d’un côté – « Prima la parola » – ou de l’autre – « Prima la musica », et que l’histoire de l’opéra n’est rien d’autre qu’une alternance de coups de balancier.
Dès la naissance de l’opéra, le balancier penche vers la parole, et les esthètes florentins inventent le « parlar » ou « recitar cantando ». C’est sans doute ce qui explique l’engouement de nombre de poètes et intellectuels pour l’écriture de livrets : le premier librettiste de l’histoire, Ottavio Rinuccini, était poète, Francesco Busenello et Nicolo Minato étaient avocats, Giulio Rospigliosi était cardinal…
La musique ne tarde pourtant pas à s’affirmer, et il appartient au génie monteverdien de trouver un temps l’introuvable équilibre entre parole et musique. Puis la musique prend le dessus. Car la coupure de plus en plus nette entre récitatif et aria ne doit pas faire illusion. Ne dit-on pas que le public vénitien n’écoutait qu’à peine les récitatifs, n’accordant son attention qu’aux acrobaties vocales des castrats ?
En France, la primauté du livret sur la musique sera longtemps érigée en dogme : la tragégie lyrique est d’abord une tragédie, et elle est d’abord jugée à l’aune de son texte. On sait que Lully fréquenta l’Hôtel de Bourgogne pour se pénétrer de la déclamation de la Champmeslé et la transposer en récitatif. Quant à Rameau, il provoqua l’incompréhension par sa volonté de « faire de la musique », et on connaît la réaction de Campra à la première d' »Hippolyte et Aricie » : « il y a dans cet opéra assez de musique pour en faire dix… »
Parole, musique. Pas d’opéra sans l’un et l’autre. Alors, si on s’intéressait un peu plus au librettiste ?
Jean-Claude Brenac – Février 2004
(*) L’Opéra mode d’emploi – L’Avant-Scène Opéra