COMPOSITEUR | Antonio VIVALDI |
LIBRETTISTE | Agostino Piovene |
ORCHESTRE | Europa Galante |
CHOEUR | |
DIRECTION | Fabio Biondi |
Bajazet | Ildebranco D’Arcangelo | |
Idaspe | Patrizia Ciofi | |
Tamerlano | David Daniels | |
Irene | Vivica Genaux | |
Andronico | Elina Garanca | |
Asteria | Marijana Mijanovic |
DATE D’ENREGISTREMENT | 10 au 15 avril 2004 |
LIEU D’ENREGISTREMENT | Bruxelles – Flagey Studio |
ENREGISTREMENT EN CONCERT | non |
EDITEUR | Virgin Classics |
DISTRIBUTION | EMI |
DATE DE PRODUCTION | 25 mars 2005 |
NOMBRE DE DISQUES | 2 (+1 DVD – sept airs chantés pendant les répétitions des 12-13 avril 2004) |
CATEGORIE | DDD |
Prix Michel Garcin de l’Académle du disque lyrique (2006)
Critique de cet enregistrement dans :
Goldberg – août 2005 – appréciation 5 / 5
« Produit entre L’Olimpiade et la Griselda, Bajazet (1735) est un pasticcio, dont la moitié des airs a été empruntée aux compositeurs d’école napolitaine chéris du public d’alors. Le rôle d’Andronico doit ainsi beaucoup à Hasse tandis que la flamboyante Irene marche sur les traces de Farinelli via ses arie di baule favorites (« Qual guerriero » de son frère Ricardo Broschi et « Sposa son disprezzata » de Giacomelli). Bajazet et sa fille Asteria, comme le confident Idaspe, ne chantent que du Vivaldi, mais souvent venu d’oeuvres précédentes (Farnace et L’Olimpiade) ; quant àTamerlano, il oscille entre les deux univers. Il ne faut donc pas chercher ici l’urgence dramatique que Haendel avait conféré au même livret dix ans plus tôt — en dépit de la stupéfiante prestation d’Arcangelo, Bajazet aussi volcanique que torturé. Dans un rôle réclamant plus de présence vocale que de virtuosité, la voix roide de Mijanovic fait illusion, mais pâlit devant la vertigineuse incarnation de sa “rivale”, Irene (Vivica Genaux). Suaves incarnations des deux amants, alto féminin versus alto masculin (Garanca versus Daniels) et si la délicieuse Ciofi ne peut se mesurer à Bartoli (Decca) dans les pyrotechnies de « Anche il mar » les plaisirs réservés par ce casting de luxe ne sauraient se bouder. A la tête d’un orchestre mordant (superbes cors dans « Cruda sorte »), Biondi concilie efficacité et hédonisme, confirmant que Vivaldi lui siée mieux que Haendel ou Scarlatti, même si l’on pourra trouver les récitatifs complaisants. Un DVD prolonge le plaisir de l’écoute… »
Le Monde – « Bajazet » de Vivaldi, belle première
« Ce Bajazet est doublement une première. S’il s’agit du premier enregistrement discographique de l’œuvre même, c’est aussi le premier opéra gravé par Biondi avec son ensemble Europa Galante et une pléiade de solistes de tout premier ordre.
Quand Bajazet voit le jour à Vérone en 1735, l’opéra napolitain a détrôné le tout-puissant opéra vénitien. On ne rêve plus que mélodies suaves et castrats virtuoses (Farinelli, Caffarelli, Carestini) ; les compositeurs en cour se nomment Hasse, Leo et Vinci ; Vivaldi s’adapte en écrivant un opéra pasticcio, lequel comporte, selon l’usage, quelques airs à la mode (ici signés Hasse, Giacomelli et Carlo Broschi, frère de Farinelli), mais tous les récitatifs ainsi que l’essentiel des airs sont de la plume du »Prete rosso », qui n’hésite pas à recycler ses propres œuvres ( Giustinio, Farnace, Semiramide, Montezuma). C’est avec un sens inné du théâtre et de la dynamique dramaturgique que Fabio Biondi et Europa Galante narrent la terrible histoire de l’empereur des Tartares, Tamerlano, et du sultan ottoman, Bajazet, lequel, fait prisonnier, finira par se donner la mort. Dans cet univers sans pitié, où les tentatives d’empoisonnement répondent aux menaces de décollation, la musique alerte d’un récitatif aussi varié qu’expressif, les airs magnifiques imaginés par un Vivaldi très inspiré, sont servis par un casting vocal superlatif.
Le Tamerlano de David Daniels n’a rien d’un tyran sanguinaire, mais la suavité, le moelleux du timbre, la rondeur de l’émission, sont magnifiques. Magnifique également l’Asteria de Marijana Mijanovic, d’une profondeur de timbre et d’interprétation incroyables. De même l’Andronico de la jeune Elina Garanca. Superbement virtuoses, étourdissants, l’Irene de Vivica Genaux, inégalable dans le monumental »Qual guerriero », l’Idaspe de Patrizia Ciofi, qui survole les gouffres escarpés de l' »Anche il mar » . Quant au Bajazet d’Ildebrando d’Arcangelo, il est tout simplement au zénith de son art et renversant dans les scènes dramatiques de l’acte II. Bienvenu dans la discographie vivaldienne, ce Bajazet devrait rester très longtemps maître du jeu. Quant au DVD qui l’accompagne et montre les chanteurs dans le feu de l’action, on ne s’en lasse pas. »
Opéra International – mars/avril 2005 – appréciation Timbre de Platine – CD du mois
« C’est au moment où la collection Le Temps retrouvé (Mercure de France) redonne à notre curiosité, et pour un prix modique, les Lettres familières du Président de Brosses que Virgin Classics édite ce Bajazet. Onze ans après le Tamerlano de Haendel et Haym, Vivaldi porte à la scène le livret d’Agostino Piovene, connu dès 1711 lorsqu’il était le subordonné de Gasparini à la Pietà. L’oeuvre est destinée au carnaval de 1735 à Vérone, où Vivaldi a rencontré des esprits plus attentifs qu’à Venise. Là, note Charles de Brosses, on est entré en décadence : » Tout y est trop de mode… La musique de l’année précédente ne fait plus recette.., tout s’oublie. » En fin de carrière, Vivaldi donne de curieuses couleurs à sa vision lagunaire du nomade coupeur de têtes face à la grandeur d’âme du souverain ottoman, car l’antépénultième opéra du prete rosso se veut une réponse aux théâtres vénitiens qui ont succombé sous l’assaut des Napolitains et de leur nouveau style.
Frédéric Delaméa, dans la passionnante et érudite plaquette de ce coffret, montre à quel point l’usage baroque du pasticcio s’y fait politique. Résistant à l’invasion napolitaine, Vivaldi confie à Bajazet, Asteria et Idaspe des airs écrits de sa main. Mais ce sont les musiques de ses rivaux qui campent les figures de la tyrannie (Tamerlano, Andronico et Irene). Avec un humour désabusé, il emprunte à Riccardo Broschi, frère de Farinelli, ou à Jommelli leurs airs de bravoure. On retrouve ainsi Vivica Genaux (Irene) entonnant un » Qual guerriero in campo armato « , plus diaboliquement orné encore qu’avec René Jacobs. On sera surpris de savoir que l’aria la plus célèbre de l’opéra, « Sposa, son disprezzata « , tube de cantatrice en fin de carrière, est sans doute de Broschi. L’interprétation de cette admirable déploration dont on goûte l’accompagnement tragique aux cordes, rivalise avec les témoignages laissés par Leyla Gencer et Montserrat Caballé.
Si Bajazet jette les derniers feux d’un style qui, dès la mort deVivaldi six ans plus tard, s’enfoncera dans la nuit de l’oubli, le restituer demandait une distribution à la hauteur. Pari gagné. Fabio Biondi dirige une Europa Galante à la fantaisie inouïe, exempte des contrastes abrupts et de la violence d’un Jean-Christophe Spinosi. Vivaldi a écrit le rôle du sanglantTamerlano pour la contralto Maria-Maddalena Pieri, spécialiste des personnages travestis. Il est ici confié à David Daniels : si l’aplomb stylistique sidère dans « Cruda sorte », on peut légitimement reprocher au contre-ténor star de manquer du mordant nécessaire à la méchanceté du tyran. Bajazet est le baryton-basse Ildebrando D’Arcangelo. L’ampleur du timbre confère au sultan déchu une dignité à la Sénèque, qui explose au troisième acte dans d’haletants récitatifs dignes des folies d’Orlando furioso. Outre la virile Vivica Genaux, la gracieuse Elina Garanca (Andronico), magnifique de sûreté vocale et d’un timbre solaire dans ce rôle écrit pour castrat, s’avère bien l’autre mezzo du moment. Son aria di sortito « Spesso tra vaghe rose » est un bijou d’ornementation. La fort courtisée Asteria (créée par la célèbre prima donna Anna Giro) trouve en Marijana Mijanovic une incarnation ambiguë et sensuelle que couronne le subtil « La cervetta timidetta », tube en puissance qui devrait intéresser bien des radios… Un rien décevante au sein de ce plateau exceptionnel, s’avère Patrizia Ciofi (Idaspe) dont le chant, pourtant exquis, est terni par des aigus de plus en plus resserrés. Tandis que nombre de partitions passionnantes de Vivaldi – Andromeda liberata et Arsilda, par exemple, revoient le jour dans des atours modestes, ce Bajazet, crépusculaire réussite du prete rosso, affirme le triomphe de Fabio Biondi, lequel démontre une adéquation quasi génétique avec son vieux confrère en virtuosité violonistique. »
Diapason – avril 2005 – appréciation Diapason d’Or
« Il vous faudra sortir des notions modernes de » l’oeuvre « , chose organique et signée, avant d’appréhender ce Balazet, enfant de l’époque, et dont nous connaissons l’essentiel de l’intrigue par le Tamerlano de Haendel. Vivaldi ne l’a composé qu’à la façon du cuisinier qui compose une salade. Il a d’abord fait son marché, chez ses confrères (Hasse, Giacomelli, Broschi) et dans sa propre réserve (une petite demi-douzaine d’opéras anciens sont mis à contribution), tout en procédant à de subtiles retouches, en fonction du personnage, de la situation dramatique et des vertus de l’interprète. Pour des instants cruciaux – la fin du II, lorsque Bajazet constate la trahison d’Asteria, et la crise du III, lorsqu’elle décide de tuer le tyran -, il n’en a pas moins composé des pages entièrement originales, et qui figurent parmi les sommets de son oeuvre lyrique. Il a ensuite lié ces ingrédients avec une « sauce » où transpire son génie, un récitatif aussi varié qu’éloquent qui assure l’unité de l’ouvrage.
Pour le disque, son travail a été complété par les interprètes, obligés de suppléer – en suivant l’exemple du maître – trois airs manquants dans le manuscrit. A l’instar de certains monuments de l’arcitecture, construits par plusieurs générations pendant des siècles, Bajazet comporte donc quatre strates : musique nouvelle de Vivaldi, musique de Vivaldi, musique êtrangère choisie par Vivaldi et musique choisie par des étrangers selon les principes hypothétiques de Vivaldi… Seule une fréquentation prolongée permettra de juger le résultat de l’entreprise, la qualité de l’interprétation assurant à l’enregistrement cette indispensable longévité.
Fabio Biondi a réuni une des plus belles distributions dont n’a jamais bénéficié au disque un opéra de cette époque. Certes, la beauté du chant prime ici sur la vérité des caractères : la sublime, profonde, chatoyante et néanmoins monumentale Mijanovic, ainsi que la non moins imposante, formidabment riche en couleurs, si un rien avare en expression Garanca, peuvent-elles vraiment se sentir menacées par les velours caressants et les vocalises perlées d’un David Daniels, amant suave plutôt que tyran sanguinaire ? Aucune réserve à l’égard des trois autres protagonistes, tous à leur place, tous spectaculaires, tous superbement virtuoses. Dans l’étourdissant, farinellien « Qual guerriero » de Riccardo Broschi, dont elle nous avait déjà laissé une version de récital, Vivica Génaux parvient à se surpasser ; Patricia Ciofi, idéalement distribuée, ne craint ni les cascades du « Anche il mar », ni les parfums du merveilleux » Nasce rosa » ; quant à Ildebranco d’Arcangelo, Bajazet signe la pleine et superbe maturité de ce chanteur, dont les scènes déchirantes du II nous ont littéralement coupé le souffle. Alors peu importe la toute relative faiblesse de cet enregistrement : la direction de Fabio Biondir qu’on aimerait plus généreux de sentiment, d’empathie, de théâtre mais qui, en contrepartie, évite tous les excès qu’on a pu lui reprocher en d’autres circonstances.
La révolution lyrique vivaldienne nous offre un rayon de soleil dans le ciel de plomb discographique : espérons que bientôt elle trouvera sa place dans les théâtres. Alors seulement, ces joyaux pourront donner tonte leur mesure. »
Classica/Répertoire – avril 2005 – appréciation Recommandé 10
« …Aujourd’hui, Fabio Biondi s’entoure d’un plateau vocal exceptionnel. Asteria était incarnée par Anna Giraud, dont on sait qu’elle était une actrice accomplie, dotée d’une voix souple, d’un beau timbre mais sans grande puissance. Marijana Mijanovic en est la réincarnation subtile et sensible (air » Stringi le mie catene » de l’acte II, et surtout l’air » La Cervetta timidetta » avec violoncelle obligé). On note aussi la belle interprétation de Bajazet par Ildebrando D’Arcangelo, un rôle de baryton noble à l’amplitude exceptionnelle, comme en témoigne l’aria « Dov’è la figlia »de l’acte II. Mais la palme revient au personnage de Tamerlano, incarné par David Daniels : plénitude et musicalité, souffle sans faille, raffinement de la gradation dramatique. Le reste de la distribution est également remarquable, notamment Vivica Genaux, pour un rôle court mais dense, qui se voit doté des deux chevaux de bataille de Farinelli, « Sposa, son disprezzata » et « Qual guierrero in campo armato ». Fabio Biondi dirige avec dynamisme mais sans excès de contrastes, attentif à la cohérence dramatique comme en témoigne le magnifique enchaînement de la fin de l’acte II, conclu par un étonnant quatuor. Une belle étape dans le parcours opératique de Vivaldi. »
Le Monde de la Musique – avril 2005 – CHOC
« Cette première discographique bénéficie d’une distribution vocale de tout premier ordre, même si on peut imaginer Tamerlano plus terrible que David Daniels. Ildebrando D’Arcangelo incarne un Bajazet fier et obstiné, ulcéré par les bonnes dispositions (feintes) qu’adopte sa fille Asteria, incarnée par une Marijana Mijanovic idéale. Vivica Genaux prête ses noirs accents à Irene, souveraine abandonnée par Tamerlano. La jeune mezzo-soprano lettone Elina Garanca laisse transparaitre le trouble d’Andronico, partagé entre son amour pour Andronica et son alliance avec l’empereur des Tartares. Patrizia Ciofi fait du rôle d’Idaspe, loyal serviteur de Bajazet, un personnage fort. Dès l’alarme sonnée par les trois coups de l’ouverture, Fabio Biondi déploie une riche palette de nuances. Depuis son violon, il conduit ses troupes avec un panache de circonstance. Du continuo foisonnant (théorbe, harpe, clavecin) au plein orchestre, Europa Galante souffle sur les braises et entretient la flamme. »
Forum Opéra
« Farouche adversaire des roulades et mignardises napolitaines auxquelles même sa patrie avait succombé, Vivaldi aurait fini par s’identifier au sultan Bajazet, défait par le sanguinaire Tamerlano, et se serait emparé du livret de Piovene pour porter à la scène son combat musical et personnel. Le tyran et ses sujets – Tamerlano, Irene et Andronico – s’expriment dans la langue ennemie, celle des Farinelli, Caffarelli et autre Carestini, alors que le fier Ottoman, son intrépide fille Asteria et leur fidèle Idaspe portent les couleurs sublimes du dramma per musica. L’idée est belle et sa réalisation… tout simplement admirable. Ne vous fiez surtout pas à la caricature d’un Vivaldi prolixe et sans scrupule, plagiaire, âpre au gain : le génial dramaturge n’a pas composé ce pasticcio en accommodant à la hâte de vieux restes. Certes, il recycle sa propre musique (Giustino, Motezuma, Semiramide…) emprunte quelques tubes à ses rivaux (Hasse, Giacomelli, Broschi) – pratique dont il n’a pas l’apanage, loin s’en faut – mais il écrit aussi des pages nouvelles et parmi les plus saisissantes de toute son oeuvre, unifiant le tout au moyen de ce formidable liant hérité de la grande tradition vénitienne : le récitatif, véritable fluide organique et structurant, forgé par Monteverdi et amoureusement façonné par le Prete rosso.
Les scènes spécialement écrites pour le rôle-titre justifieraient à elles seules la résurrection de l’ouvrage. A l’instar de Haendel dans son noir chef-d’oeuvre Tamerlano, Vivaldi bouscule les conventions et prête à son héros une voix naturelle, large et longue, en l’occurrence un baryton aux ressources dramatiques exceptionnelles. Le récitatif accompagné de Bajazet (« Odi, perfida ! »), son arioso désespéré (« Verrò crudel, spietato »), mais aussi les accents torturés, les imprécations crucifiantes d’Asteria (« E morto, si tiranno… Svena, uccidi, abbatti, atterra ») confirment, après Orlando furioso ou La verità in cimento, que les directeurs d’opéra passent depuis trop longtemps à côté d’un prodigieux homme de théâtre…
Ildebrando D’Arcangelo a tout pour lui : la générosité des moyens, la noblesse du phrasé et, surtout, l’envergure des grands tragédiens. Son incarnation est époustouflante de beauté et de vérité, elle appelle de toute urgence la scène pour que l’impact du verbe se double du regard, de la présence magnétiques de l’acteur. Las ! Il faudra nous contenter des trop brèves images captées lors des sessions d’enregistrement, où l’artiste se livre à un improbable défilé streetwear, tombant la chemise, troquant, entre deux mesures (absurdité du montage !), un t-shirt gris pour un sweet-shirt noir griffé de rouge, l’un et l’autre un rien trop larges pour épouser des formes que l’on devine sculpturales. Digression extramusicale, certes, mais ce bonus n’est-il pas là aussi pour magnifier les corps, jeunes et beaux – Elina Garanca ou Vivica Genaux paient aussi de leur personne – des chanteurs ? Le marketing joue assez du physique avantageux – et avantagé – des artistes au gré des pochettes et des interviews promotionnelles pour que nos lecteurs nous pardonnent cette oeillade.
A l’instar d’Anna Giro dont elle reprend le rôle (Asteria), Marijana Mijanovic n’a pas une voix des plus belles ni des plus fortes, mais son mezzo caméléon se plie à merveille au chant d’expression et d’agitation qu’affectionnait la diva, ciselant au scalpel la moindre inflexion, le plus infime affect, excellant dans l’ambiguïté et le second degré (trompeuse et exquise candeur de « La cervetta timidetta »). Il faut voir son corps tressaillir, se crisper au gré des affects qu’elle exprime et semble aller chercher au plus profond d’elle-même : elle vit intensément le rôle, elle le fait sien ; nous laisserons les sceptiques soupçonner que l’intrusion de la caméra lui dicte ce jeu.
Etonnamment vulnérable en princesse bafouée (Irene), Vivica Genaux change son image androgyne avec une composition tout en finesse que rehaussent les deux grands airs de Farinelli : « Qual guerriero in campo armato », où la cantatrice triomphe d’elle-même, dépassant ses propres limites tant en termes de virtuosité que d’imagination (des variations nettement plus audacieuses), et « Sposa son disprezzata », sublime lamento qu’elle aborde avec une grande sensibilité, supportant la comparaison avec Cecilia Bartoli.
Timbre moelleux, rond, caressant et mordoré, ligne royale, Elina Garanca ne peut que féminiser Andronico qui, pour n’être pas un parangon de la virilité, n’en reste pas moins prince. Toutefois, nos réserves s’évanouissent avec le grisant et très maîtrisé « Spesso tra vaghe rose », joyau belcantiste dont nous aimerions connaître l’auteur. Au rôle plus court mais brillant d’Idaspe, Vivaldi destine le ravissant « Nasce rose lusinghiera » et l’ébouriffant « Anche il mar per sommerga », déjà exhumé par Cecilia Bartoli. C’est peu dire que Patrizia Ciofi, délicieuse dans le premier, déçoit dans le second : toutes les notes sont là, certes, habilement négociées, mais privées d’éclat, de cette énergie contagieuse et indispensable pour transcender la mécanique des vocalises. La voix semble étriquée, le chant manque d’ampleur, les aigus de plénitude … Elle nous doit une revanche.
David Daniels, impeccable styliste (« Barbara traditor »), n’en a pas pour autant l’étoffe du rôle et n’impressionne guère dans ses nombreux moments de fureur. L’opéra a beau mettre en scène l’amant despotique et non le féroce chef de guerre, le personnage n’en demeure pas moins redoutable. Ce n’est certainement pas sans malice que Vivaldi lui impose de chanter les mérites de la pluie d’été qui ranime la rose et la violette sa voisine (sic), mais comment percevoir le décalage ironique entre la feinte mièvrerie de cet air de berger et la cruauté du Mongol lorsque ce dernier a les inflexions et le timbre onctueux du plus lyrique des contre-ténors ? L’erreur de casting est particulièrement frappante lors de ses confrontations, dérisoires, avec une Asteria prisonnière mais infiniment plus inquiétante. Tamerlano requiert le tempérament et le mordant d’un Bejun Mehta, ou encore les couleurs sombres et l’autorité d’un Max-Emanuel Cencic.
D’aucuns se demanderont ce qui est arrivé au chef. Loin des contrastes acérés de Spinosi, mais également affranchie des excès narcissiques auquel le violoniste se laisse parfois aller, sa direction est un modèle d’équilibre, de subtilité et de bon goût. Cependant, comme s’il s’était trop assagi, Biondi semble avoir renoncé dans le même temps à toute fantaisie et perdu de sa faconde. Une ouverture vigoureuse et à l’élan irrésistible nous projette d’emblée au coeur du drame, mais elle ne tient pas toutes ses promesses. Précise et colorée, l’Europa galante accompagne l’action plus que ne la soutient ou ne la relance. Il n’est sans doute pas donné à tout le monde de s’extraire des contingences du studio, comme Ildebrando D’Arcangelo ou Marijana Mijanovic, pour redonner vie à cette superbe tragédie, sans mise en scène ni public… Mais ces quelques bémols n’altèrent en rien l’excitation provoquée par une découverte majeure, bien au-delà de Vivaldi. Une seule question se pose encore : quel théâtre sera le premier à faire entrer Bajazet au répertoire ? Les paris sont lancés… «