Seize Grandes Nuits pour la Duchesse

En cette fin de juillet 1714, Louise-Bénédicte de Bourbon, fille de M. le Prince, petite fille du Grand Condé, exulte. Ses rêves les plus fous semblent enfin devenir réalité.

Louis XIV, âgé de 76 ans, accablé par les décès successifs des héritiers en ligne directe de la couronne – son seul fils, le Grand Dauphin, a été emporté par la petite vérole en avril 1711 ; son petit-fils, le duc de Bourgogne, et son arrière petit-fils, le duc de Bretagne, l’ont été par la rougeole durant l’hiver 1712 -, vient de décider que les enfants légitimés qu’il a eus de Madame de Montespan pourraient prétendre à la couronne au cas où « les princes du sang viendraient à manquer ». Or l’aîné d’entre eux – et le favori du vieux roi – n’est autre que le duc du Maine, qu’elle a épousé en 1692. La maison du Maine est désormais en mesure de rivaliser avec les Orléans, qu’elle déteste, et les Condé, dont elle est elle-même issue.

Après des remerciements exaltés à Madame de Maintenon, à qui la duchesse du Maine attribue cette bonne fortune, place aux réjouissances. Rien de très nouveau, à dire vrai, pour cette passionnée des plaisirs et des fêtes, qui a réuni à Sceaux « une véritable cour, galante et lettrée à la fois (1) ». La duchesse du Maine, quoique « pas plus grande qu’un enfant de dix ans (2), et pas bien faite, …avait beaucoup d’esprit et d’instruction et savait parler de toutes sortes de choses, ce qui attirait chez elle les savants et les beaux esprits(2) ». Il faut dire qu’en cette fin de règne, Louis-le-Grand, sous la coupe de Madame de Maintenon et des Jésuites, tient à expier ses fredaines de jeunesse par une vie pleine de dévotion. Face à la vie austère, compassée à l’excès, de Versailles, la cour de Sceaux n’en a que plus d’attraits.

La duchesse du Maine, noctambule convaincue, n’en est pas à ses premières fêtes. Déjà au château de Clagny, dont le duc du Maine avait hérité de sa mère, madame de Montespan, elle organisait des fêtes « sages », placées sous le signe des auteurs anciens. Puis c’est au château de Châtenay, propriété de son mentor, Nicolas de Malezieu, que ce dernier organisait des soirées consacrées aux spectacles, soupers, feux d’artifice, jeux, conversations littéraires et poétiques. Mais c’est à Sceaux, où le duc du Maine avait racheté l’ancien château de Colbert, et où la duchesse s’était installée en 1703, que celle-ci va donner libre cours sans retenue à son goût immodéré pour les nuits festives.

Ils sont nombreux les hôtes assidus de l’assemblée galante qui papillonne autour de la duchesse, tous empressés à la distraire, la flatter et prévenir ses moindres caprices. Des aristocrates, bien sûr, tels Louis de Bourbon, son frère, et Mlle d’Enghien, sa soeur, les duc de Nevers, de La Force, les duchesses de la Ferté, de Lauzun, de Rohan, et bien d’autres ; des académiciens, tels Nicolas de Malezieu, ancien précepteur du duc du Maine, « l’oracle » du château, l’abbé Genest, ancien commis de Colbert, le cardinal de Polignac, plénipotentiaire au congrès d’Utrecht ; des littérateurs, tels Fontenelle, Philippe Néricault dit Destouches, Danchet ; des gens de robe, tels les présidents Hénault et de Mesmes…

Et la musique ? Jean-Baptiste Matho, directeur ordinaire des divertissements lyriques de Sceaux de 1703 à 1707 n’est plus là ; il a été remplacé par Jean-Joseph Mouret, surintendant de la musique du duc du Maine. Mais d’autres ne manquent pas de « se disputer l’honneur d’embellir de leurs mélodies les compliments rimés à la louange de la duchesse » : Thomas Bourgeois, Marchand dit le fils, Nicolas Bernier, Colin de Blamont.

Madame Delaunay, femme de chambre de la duchesse, devenue plus tard Madame de Staal, a raconté dans ses Mémoires (3) comment, au matin de trois jours de réjouissances, l’abbé de Vaubrun eut l’idée d’un intermède au cours duquel la déesse de la Nuit – jouée par Mme Delaunay – venait remercier la « reine du Bel Esprit » des honneurs dont celle-ci l’avait comblée. L’intermède plut, et il fut décidé d’honorer la déesse de la Nuit chaque quinzaine, l’organisation des festivités – et aussi leur financement… – étant confiée à un « Roi » et une « Reine ».

Les deux premières Grandes Nuits, confiées à la duchesse du Maine elle-même, puis à Mlle de Montauban, une de ses dames d’honneur, assistées du président de Mesmes, premier président au Parlement de Paris, sont modestes, mais donnent l’occasion à Nicolas Bernier d’écrire une cantate.

C’est lors de la IVe, confiée à Nicolas de Malezieu et Mlle de Langeron, que de nouvelles règles plus ambitieuses sont adoptées, avec une organisation autour de trois intermèdes. Le troisième de ces intermèdes, dit « L’ambassade du Groënland« , a été immortalisée par Alexandre Dumas dans Le Chevalier d’Harmental (4) : des enfants groënlandais, ayant appris que la duchesse déteste le soleil, viennent lui offrir la souveraineté de leurs pays sur lequel règne une nuit permanente…

Pour la Nuit suivante, la duchesse reprend le flambeau avec le président de Mesmes, et emmène ses convives dans le Pavillon de l’Aurore – qui subsiste encore, à la différence du château – sous le plafond décoré – l’Aurore sur son char – par Le Brun.

Les Nuits vont se succéder jusqu’à la fin de l’année 1714. Chacun a le secret espoir d’être l’heureux élu qui pourra faire resplendir son règne éphémère aux yeux d’une assemblée exigeante. Une fois désigné, il lui faut déployer des trésors d’imagination pour inventer des intermèdes originaux, composer le poème et la musique, confectionner les costumes, embaucher des interprètes – qui viennent souvent de l’Opéra ou de la Comédie Italienne.

La XIe Nuit est restée comme une des plus somptueuses : M. de Romanet et la duchesse de Nevers ont bien fait les choses. Le comte de Gabalis et les peuples élémentaires, divertissement en deux actes, sur une musique de Bourgeois et une chorégraphie de Balon, rassemble un nombre encore jamais atteint d’acteurs, danseurs et figurants, parés de riches costumes, qui déposent des paniers de richesses au pieds de la duchesse. Une telle débauche de dépenses dans une France appauvrie fait déverser sa bile au duc de Saint-Simon. A tel point que le duc du Maine doit intervenir pour appeler son épouse à plus de retenue.

Les Nuits suivantes font moins appel au faste, mais y gagnent en qualité artistique. La musique est particulièrment à l’honneur durant la XIIIe Nuit, avec la création des Amours de Ragonde, sur un texte de Philippe Néricault, dit Destouches, et une musique de Jean-Joseph Mouret, ce que l’abbé Vaubrun appelle une petite drôlerie…, gentille friperie composée pour être vue sans fâcherie. Puis, c’est au tour de la danse durant la XIVe Nuit, avec la création d’un « opéra chorégraphique », sur un texte de Houdar de La Motte, qui, interprété par les danseurs étoiles de l’Opéra, Françoise Prévost et Claude Ballon, marquera un jalon décisif dans l’Histoire de la danse.

L’hiver – la XIVe Nuit s’est tenue fin décembre ! – interrompt la saison des fêtes et des plaisirs de la duchesse. Celle-ci en profite pour intriguer dans l’espoir de voir, à la mort du vieux roi, le Parlement se prononcer en faveur du duc du Maine. Las ! la duchesse, trop habituée à ce que ses désirs soient exaucés, manque pour le moins de diplomatie. L’échec est total, et la réprobation générale. C’est dans une ambiance bien différente de celle des Nuits de 1714 que se déroule, le 3 mai 1715, la XVe Grande Nuit, que Nicolas de Malezieu, profitant d’une éclipse annoncée le lendemain, a habilement placée sous le signe de l’astronomie. Pourtant la Grande Nuit de l’Eclipse ne rencontre pas le succès attendu. Pas plus que la XVIe, entièrement composée par Rose Delaunay, et intitulée Le Bon-goût réfugié à Sceaux.

La Duchesse de Sceaux n’est plus en odeur de sainteté, et les fidèles se font plus rares. Philippe d’Orléans tisse sa toile dans l’ombre, et la maison du Maine est isolée. Aussi bien, l’humiliation sera terrible lorsque le futur Régent fera casser par le Parlement le testament de Louis XIV et réduire les prérogatives du duc du Maine à celles de précepteur du nouveau roi, âgé de cinq ans.

L’ère des fêtes est bien finie pour la Muse de Sceaux.

Jean-Claude Brenac – Août 2006

NB. détail des seize Grandes Nuits de Sceaux

(1) Adolphe Jullien – Les Grandes Nuits de Sceaux : le théâtre de la duchesse du Maine

(2) Mémoires de Charlotte-Élisabeth de Bavière, mère du Régent, dite « Madame »

(3) Mémoires de Madame de Staal Delaunay

(4) « Le Chevalier d’Harmental » raconte la conspiration de Cellamare (du nom de l’ambassadeur d’Espagne en France) contre le Régent, qui conduisit à l’emprisonnement du duc et de la duchesse du Maine.