CD Rodelinda (direction Brian Priestman)

RODELINDA

COMPOSITEUR

Georg Friedrich HAENDEL

LIBRETTISTE

Antonio Salvi / Nicola Francesco Haym

 

ORCHESTRE Orchestre de la Radio de Vienne
CHOEUR
DIRECTION Brian Priestman

Rodelinda Teresa Stich-Randall soprano
Bertarido Maureen Forrester alto
Grimoaldo Alexander Young ténor
Eduige Hilde Rössl-Majdan alto
Unulfo Helen Watts alto
Garibaldo John Boyden baryton

DATE D’ENREGISTREMENT 1964
LIEU D’ENREGISTREMENT
ENREGISTREMENT EN CONCERT

EDITEUR Estro Armonico
COLLECTION Millenium Series
DATE DE PRODUCTION 2007
NOMBRE DE DISQUES 3
CATEGORIE

Critique de cet enregistrement dans :

L’Isola disabitata

« Voici donc cette version extraordinaire de Rodelinda, devenue légendaire à force d’être indisponible, mais dont la légende est en effet à la hauteur de ce qu’elle offre. Le défunt label Westminter fut actif à Vienne après la guerre mais destiné d’abord au marché américain. On lui doit par exemple plusieurs disques marquants de Scherchen, de Simoneau ou de Jurinac (son Tramonto et ses Schumann en particulier). Lorsqu’Universal s’est mis à rééditer plusieurs de ces enregistrements en CD, il y a 10 ans environ, on nous annonçait la poursuite de l’entreprise avec des disques de Forrester et Stich-Randall, mais rien n’a suivi.

Cette Rodelinda demeure donc inédite en CD’ sauf que cette réédition existe : je l’ai achetée sur www.priceminister.com. Cela est furieusement interlope : je n’ai trouvé trace nulle part de l’éditeur Estro Armonico, dont les coffrets ne sont pas diffusés dans le commerce. Aucun code-barre sur le boîtier d’ailleurs ; aucun sommaire des plages non plus, aucune brochure d’accompagnement, tout cela sent l’artisanat. La couverture est soignée au demeurant. Le son est de bonne qualité, malgré une petite saturation sur certains aigus de Stich-Randall, mais je crois que c’était déjà le cas avec les microsillons (lointain souvenir). Seul un bruit de surface avant le grand duo de l’acte II confirme que le transfert en CD a été effectué d’après les microsillons. Bref le confort d’écoute est rééel.

Cet enregistrement constituait la première intégrale gravée de Rodelinda. Auparavant, seule une version en allemand, coupée et transposée de partout (Bertarido est tenu par le fameux baryton Gerhard Hüsch), avait été enregistrée en Allemagne avant la guerre (c’est aux Allemands qu’on doit d’avoir ressuscité, dans les années 20 et 30, nombre de Haendel comme de Verdi tombés en, désuétude) ; elle a d’ailleurs été rééditée en CD chez Hännsler. La version Priestman offre l’intégralité de la partition (sauf erreur) et des reprises da capo, toutes notablement ornés. Ce souci stylistique est d’autant plus remarquable qu’il n’était guère en vigueur dans les pays germaniques alors (et c’est un euphémisme). Mais surtout, on sent constamment et chez chacun des interprètes un investissement théâtral et expressif, jusque dans le détail des récitatifs secs, véritablement étonnant.

Ce relief expressif s’appuie lui-même sur une substance vocale de tout premier ordre : rarement un opéra de Haendel au disque aura réuni des voix aussi somptueuses, et si Rodelinda et Bertarido sont les stars de ces disques, on est subjugué par la splendeur vocale des autres interprètes (Boyden excepté, mais on l’entend à peine). Cette convergence d’une certaine rigueur stylistique, de la séduction vocale et de l’intensité expressive distingue déjà assez cet enregistrement pour le placer au sommet d’une discographie qui oscille entre le décevant et le désolant. D’ailleurs, qu’une tragédie de Haendel aussi parfaite, aussi concentrée et intéressante, n’ait jamais suscité au disque d’interprètes adéquats depuis 1964, cela laisse stupéfait.

L’orchestre est sans doute le point faible de l’entreprise, pour nos oreilles aujourd’hui. On trouvera bien de la lourdeur ici (« Lo farò » d’Eduige) ou un peu de mollesse (l’introduction de l’entrée de Bertarido) mais quand même, cela reste articulé, avec de beaux allègements, et surtout animé, avec un sens théâtral qui n’est guère pris en défaut. Il est évident que l’entreprise est guidée par un vrai chef, attentif au drame et à la poésie. On est heureusement loin de l’orchestre gélatineux qui afflige l’Orlando de Baker. Le choix des tempos est lui-même bien pensé. Par exemple, pour l’enchaînement problématique de la déploration de Bertarido devant son tombeau et de celle de Rodelinda, on a d’abord un tempo relativement allant, pas du tout alangui, pour Bertarido, tandis que le lamento de Rodelinda, très lent, se déploie de façon hypnotique : le contraste est d’autant mieux venu que l’air de fureur de Rodelinda qui suit est rendu par les interprètes avec un déchaînement dynamique étonnant.

La jeune Helen Watts en Unulfo est un luxe jouissif : profondeur de timbre, élégance du chant. En Eduige, Hilde Rössl-Majdan, célèbre cantatrice viennoise, surtout active au concert, manque sans doute de noblesse, et on la sent mal à l’aise avec l’italien, mais la voix est somptueuse (quel alto !) et le chant toujours attentif aux enjeux expressifs du rôle, incarné avec force.

Alexander Young est sensationnel. On a un peu oublié aujourd’hui ce ténor anglais, qui à ses débuts remplaçait Simoneau dans les extraits d’Idomeneo gravés en studio par Fritz Busch avec Lewis et Jurinac, mais c’est tout simplement un des plus grands ténors haendeliens enregistrés. On peu d’ailleurs l’entendre en gloire dans le Samson intégral de Karl Richter chez DG, au sein d’une distribution éblouissante ‘ Arroyo (vraiment extraordinaire), Procter, Donath, Armstrong, Stewart ‘ mais aussi en Bajazet dans un Tamerlano de 1970 hélas déparé par un orchestre mollasson (rééd. CD chez Parnassus). Qu’admirer le plus chez lui ? La voix est très prenante, veloutée, avec une magnifique assise dans le medium, une couleur ni trop sombre ni trop claire, le chant très discipliné, mais surtout la caractérisation de Grimoaldo est magistrale. Il offre d’un même geste l’autorité du tyran et son inquiétude, l’énergie et le repentir. Ses deux airs de l’acte III sont exemplaires, surtout le grand monologue « Fatto inferno ‘ Pastorello, d’un povero armento », inoubliable.

Et revoilà Maureen Forrester dans ses oeuvres, et les falsettistes anémiés, exsangues, qui annexent le rôle de Bertarido mordent leur propre poussière. Chez elle aussi, on ne sait qu’admirer le plus. Le timbre chaud, riche, soyeux, enveloppant de cette illustre alto est bien connu, l’émission très couverte (je me risque à utiliser ce terme !) contribuant à la rondeur du chant. Il se trouve aussi que la voix de Forrester, contrairement à celle de Ludwig, m’émeut aussitôt, par les seules vertus du timbre.

Cette splendeur de l’organe ne suffit pas pourtant : c’est dans l’intelligence expressive, dans sa mobilité aussi, que réside la suprématie de l’interprète. La manière dont Forrester plie sa grande voix aux délicatesses expressives de Haendel est impressionnante, mais d’une certaine façon on l’oublie tant le souci du texte et de son relief est primordial. La stature héroïque du roi revenant et persécuté est ainsi magnifiquement rendue, autant par la largeur vocale que par la rigueur stylistique et expressive. Toute cette interprétation témoigne d’un soin apporté à l’éloquence des récitatifs, mais aussi à la variété des couleurs et à la variation des affects. La comparaison de son entrée avec celle laissée par Janet Baker dans son célèbre récital Haendel (lamento personnel : pourquoi Baker n’a-t-elle pas gravé un Bertarido complet ?) est très instructive. Ce que Forrester n’a pas, c’est la majesté altière de Baker, son grand ton livide et âcre dans le récitatif ; cependant, je trouve que Forrester est plus expressive dans le détail, plus attentive aux mots pour le coup.

Et voici celle que vous attendez tous, feue Teresa Stich-Randall. Son air d’entrée réunit d’emblée ses qualités et ses défauts : timbre et vibration uniques, adamantin (comme aurait dit Tubeuf s’il n’avait écrit un jour à son sujet que « l’impuissance à la couleur est pire que l’académisme »), trille serré’ et dédain superbe du legato. La manière dont elle morcelle la ligne, comme en hoquet, sur « fa più grave il mio penar » est irritante, de même dans le da capo de « Ritorna, o caro », chanté en pointillé’).

Cependant je dois avouer, moi qui ne suis guère sensible aux maniérismes de cette interprète, que sa composition en Rodelinda s’impose de la façon la plus persuasive au fur et à mesure que l’opéra avance. Disons d’ailleurs que la sûreté technique (qui était loin d’aller de soi chez elle, sur le vif tout au moins) comme l’urgence dramatique sont constamment impressionnantes. Les récitatifs sont très habités. Mais ce que je trouve surtout réussi, c’est la façon de combiner l’élégie hallucinée de la veuve et l’emportement de la reine baroque. Par goût, je préfère dans ce rôle un timbre plus corsé et un grave moins évanescent (Antonacci oui, comment avez-vous deviné ?), mais Stich-Randall a le grand mérite de donner au rôle une dimension exceptionnelle tout en en proposant une vision individuelle, et pour cause. Elle reste ça et là un peu trop languide, peut-être, mais cela reste intégré à une dimension presque onirique du personnage. C’est assez difficile à rendre par des mots d’ailleurs. « Ombre, piante » la montre paradoxalement plus fantômatique que Bertarido à la sc&egrav;ne précédente ‘ spectrale, comme une allégorie livide du deuil, hors du temps. C’est vraiment étonnant, comme est étonnante sa véhémence dans « Morrai, si ! ». Dans « Se’l mio duol » à l’acte III, quand Rodelinda croit que Bertarido a été exécuté, elle semble descendre au ralenti dans l’abîme du désespoir, en suspension. Je me demande d’ailleurs si une clé de son art et de l’engouement qu’elle a pu susciter n’est pas cette faculté à soustraire l’auditeur au sentiment de la durée, comme par hypnose. Le grand duo avec Bertarido, merveille des merveilles, offre un mariage de timbres avec Forrester vraiment fascinant, et elles semblent toutes deux soupirer ensemble, comme il se doit ; il est juste dommage que là encore le da capo donne lieu à des détachés assez gauches, à la limite du caquètement.

Qu’importe. C’est un monument de l’opéra baroque enregistré, et le témoignage le plus persuasif de Stich-Randall, pour ce que j’ai entendu d’elle. C’est surtout le meilleur moyen de découvrir au disque la richesse théâtrale et poétique de ce chef-d’oeuvre. »