CD Orlando furioso (direction Jean-Christophe Spinosi)

COMPOSITEUR Antonio VIVALDI
LIBRETTISTE Grazio Braccioli

 

ORCHESTRE Ensemble Matheus
CHOEUR Les Éléments
DIRECTION Jean-Christophe Spinosi
Orlando Marie-Nicole Lemieux alto
Alcina Jennifer Larmore mezzo-soprano
Angelica Veronica Cangemi soprano
Ruggiero Philippe Jaroussky alto
Astolfo Lorenzo Regazzo baryton-basse
Bradamante Ann Hallenberg mezzo-soprano
Medoro Blandine Staskiewicz mezzo-soprano
DATE D’ENREGISTREMENT juin 2004
LIEU D’ENREGISTREMENT
ENREGISTREMENT EN CONCERT
EDITEUR Opus 111
DISTRIBUTION Naïve
DATE DE PRODUCTION 19 octobre 2004
NOMBRE DE DISQUES 3
CATEGORIE DDD

Édition Vivaldi – Opere teatrali – volume 4 Critique de cet enregistrement dans :

  • Goldberg – avril 2005 – appréciation 5 / 5

« L’Orlando Furioso, dramma per musica de Vivaldi, représenté à Venise en 1727 et “reconstruit” ici par Spinosi et Delaméa, constitue à plusieurs égards une synthèse entre la tradition de l’opéra vénitien et l’approche de plus en plus novatrice du compositeur. Aidé par le livret remarquable de Braccioli qui unifie les différents éléments du poème de l’Arioste et fournit un cadre parfait à la structure dramatique de la musique, Vivaldi a composé une oeuvre éblouissante qui est en même temps un portrait psychologique pénétrant. Les voix féminines prédominent : Vivaldi avait résolument préféré la contralto vénitienne Lucia Lancetti à un castrat pour le rôle d’Orlando, allant à l’encontre des modes de son époque, et confié les autres rôles à des contraltos et à des sopranos, à l’exception d’un contre-ténor et d’une basse. Le résultat en est une couleur d’ensemble particulière, offrant des opportunités et des défis supplémentaires.La distribution qui nous est proposée ici relève magnifiquement le défi. Marie-Nicole Lemieux est un Orlando impressionnant d’autorité, et Veronica Cangemi est magnifique dans le rôle d’Angelica. Je suis plus réservé en ce qui concerne l’Alcina de Jennifer Larmore : sa voix est un peu dure, en dépit de la virtuosité indéniable dont elle fait preuve dans « Alza in qualg’occhi ». La direction de Spinosi est extraordinairement incisive, comme toujours, et réussit à éviter l’affectation qu’on ressent parfois chez lui. Quant aux musiciens de l’Ensemble Matheus, ils se haussent à la hauteur de l’entreprise qui leur est proposée ici. »

« Le plateau vocal est incontestablement ce qui frappe le plus à la découverte de cet enregistrement : chaque rôle y est idéalement distribué, avec un à propos exemplaire. Il demeure extrêmement rare qu’une parution discographique bénéficie d’un tel casting, un véritable sans faute, où chacun trouve naturellement sa place. En suivant l’ordre d’entrée en scène, la magicienne Alcina bénéficie de l’expressivité jamais excessive et cependant bien présente de Jennifer Larmore, tour à tour flatteuse, furieuse, séductrice, et même émouvante à la fin, puisque cette artiste parvient magnifiquement à humaniser le personnage lorsqu’il a tout perdu – « Che più dolce, che più giocondo stato » et « Anderò, chiamerò dal profondo », à l’acte 3. Si « Vorresti amor da me » est exquisément perfide, « Azia in quelgl’occhi » révèle une égalité de la couleur sur toute l’étendue de la tessiture, et un aigu toujours fulgurant. Veronica Cangemi campe une Angelica efficace, bien qu’un peu trop soupirée, menant soigneusement la ligne de chant et s’aventurant avec évidence dans des vocalises irréprochable – « Un raggio di speme », entre autre. Arrive le rôle-titre, judicieusement confié à l’excellente Marie-Nicole Lemieux qui n’a de cesse de colorer les graves de son organe. Le timbre est d’une grande richesse et la voix s’avère d’une souplesse exceptionnelle, ainsi qu’on pourra l’entendre bien sûr dans « Nel profondo cieco mondo », l’aria la plus célèbre de Vivaldi, mais surtout dans les passages de furie et d’égarement, comme la scène 10 du 3ème acte, d’une absolue folie, dans laquelle la chanteuse québécoise distord génialement le bel canto jusqu’au chaos. Le bon Astolfo, second personnage masculin de l’œuvre, mais premier à être chanté par un homme, est avantageusement tenu par un Lorenzo Regazzo des grands jours, à l’aise comme un poisson dans l’eau dans ce rôle bufo. Malgré des portamenti parfois douteux, un haut médium qui ne perd pas son instabilité de toujours, on appréciera un chant d’une régularité absolue, assis sur un grave satisfaisant et sonore, et une parfaite gestion du souffle ; la facilité qui s’affirme dans les pages véloces surprendra.La scène 4 voit entrer la superbe Bradamante de Ann Hallenberg, extraordinaire en tous points. Voix attachante, timbre généreux, sonorité ample, émission égale, rencontrent en elle un chant magnifiquement conduit, une expressivité exactement dosée comme il le faut, un art de la vocalise indicible où tout paraît facile, et un sens parfait de la nuance. A la farouche autorité de « Taci, non ti lagnar » du 2ème acte succèdera le prodigieux « Io son ne’ lacci tuoi » du 3ème, accumulant les prouesses comme l’on fait son marché, sans jamais dénaturer la chaleur et la personnalité de la voix, grâce à une technique à toute épreuve qui intègre intelligemment la dramaturgie sans s’autodésigner : bravo !C’est décidément l’opéra des voix féminines graves, avec rôles travestis : le mezzo-soprano Blandine Staskiewicz est donc Medoro, réalisant aisément certains intervalles problématiques, mais accusant une certaine tendance à détimbrer la voix qui suraffirme la pâleur du personnage et risquera d’entraîner quelques soucis plus tard. Le vaillant Ruggiero arrive assez tard dans l’opéra (fin du 1er acte) : on y retrouve Philippe Jaroussky, posant des aigus pianississimo splendides, dans un chant d’une incomparable sérénité. Et si « Sol da te, moi dolce amore » décrit son enchantement, l’aria en est un pour l’auditeur. Signalons les beaux ornements du da capo de « Che bel morirti in sen » du 2ème acte, dans une couleur toutefois moins éclatante que d’habitude. Si les deux brèves interventions de chœurs bénéficient d’une exécution tout à fait honorable par Les Eléments préparés par Joël Suhubiette, la proposition de Jean-Christopge Spinosi à la tête de Matheus est nettement moins convaincante. On reconnaîtra, bien sûr, la franche énergie qu’il sait distribuer dans sa lecture, mais la furie qu’il vocifère n’est jamais entretenue, demeure superficielle, et se signale exclusivement par de grands effets bruyants, invitant même le clavecin à gagner l’arsenal de percussions. C’est vif, expressif, mais jamais à long terme, rebondissant en contrastes disgracieux, tandis qu’une précarité asthmatique de la vibration devient proprement gênante. Heureusement, le chef a plus de tenue lorsqu’il s’agit de soutenir les voix, et sa présentation du fameux « Nel profondo cieco mondo », prolongeant les points d’arrêt, s’avère plutôt heureuse. C’est maigre, cependant, pour trois heures de musique durant lesquelles l’élégance n’est jamais au rendez-vous. Certes, le sujet n’est pas anodin, et il s’agit avant tout de servir une partition écrite pour le théâtre ; nous le comprenons bien, mais une fosse d’opéra peut également croiser des eaux subtiles. »

  • Crescendo/Répertoire – février 2005 – appréciation Recommandé – 9

« Saluons l’une des réalisations majeures de l’édition Vivaldi d’Opus 111, celles de l’Orlando furioso, chef-d’oeuvre central de la production théâtrale du Vénitien – l’un des premiers à avoir connu le disque grâce à Claudio Scimone, Marilyn Horne et Victoria de Los Angeles (Erato). Bien que la création en 1727 semble avoir été un échec, le compositeur fut véritablement inspiré parle riche livret de Brazio Braccioli, cernant et illustrant avec génie les affects complexes des personnages en présence. Il signe aussi l’une de ses partitions les plus colorées, avec hautbois, cors, trompettes et la flûte traversière, alors considérée comme une nouveauté. Autant dire que l’orchestre tient donc dignement sa place parmi les protagonistes, et l’orchestre, Jean-Christophe Spinosi en joue en virtuose. On ouvre donc l’opéra sur les chapeaux de roue, ce qui n’est pas une surprise quand on connaît les valeureux Bretons : l’ouverture y est cinglante comme à l’accoutumée (on y affectionne les effets percussifs, à croire que le contrebassiste joue plus avec le bois de son archet qu’avec le crin…), insaisissable, tempétueuse – non pas impulsive cependant, mais minutieusement planifiée. On y croque en quelques mesures l’ampleur du drame développé dans l’opéra, où les passions seront exacerbées, de la langueur la plus érotique à la fureur la plus dévastatrice, en passant partout l’éventail des sentiments. Bref, l’orchestre palpite comme le coeur de ces humains dont il accompagne les destinées.Jadis royaume des castrats, l’opéra vivaldien est aujourd’hui devenu celui des mezzo-sopranos – cependant ce procédé de travestissement n’est pas si anachronique : ils étaient déjà interchangeables à l’époque et c’est même une contralto, Lucia Lancetti, qui créera le rôle d’Orlando. Alors que dire d’un plateau réunissant Lemieux, Larmore, Hallenberg et Staskiewicz ? Ce n’est pas le moindre des compliments de dire qu’elles parviennent à nous faire oublier leurs illustres aînées Horne et Las Angeles : toutes habitent leur personnage et en saisissent la subtile psychologie. Aucun d’entre eux n’est totalement blanc ou noir, et surtout pas les « héros », qu’il s’agisse de la magicienne Alcina, diabolique et calculatrice mais amoureuse, du paladin Orlando, intrépide mais impulsif et violent. La sincérité viendra sans doute de la douce et fragile Bradamante ou du tendre Ruggiero, bien qu’abusé par la magicienne. Veronica Cangemi campe une délicieuse et troublante Angelica, aux appâts de laquelle on est prêt à succomber. Jennifer Larmore en Alcina a parfois du mal a distinguer la vocalise de son vibrato naturel mais elle maîtrise à merveille l’ironie moqueuse avec laquelle elle torture le pauvre Astolfo (« Vorresti amor da me »). Celui-ci (Lorenzo Regazzo) a la lourde tâche d’assurer le seul rôle grave de la distribution : une voix noble, un peu lourde, à l’éventail de couleurs limité, loin de la douceur dépeinte par les cordes dans son air du premier acte, mais nettement plus convaincant dans « Benché nasconda ». Quant au rôle-titre, il est incarné par l’incandescente Marie-Noëlle Lemieux, stature imposante et impétueuse, volontiers jalouse et agressive, qui marque le rôle de son empreinte en dépit de vocalises approximatives (« Nel profondo » d’anthologie, crâne et intrépide, qui s’accommode bien d’enflés orchestraux ailleurs discutables). La grande scène de folie qui conclut le deuxième acte, portée pan une actrice hallucinée, est impressionnante. L’accumulation de tant d’airs de bravoure rend les airs adagio très précieux : Vivaldi n’en insère qu’un par acte, et ils sont autant de sommets de son art. On succombe à « Cosi potessi anch’io », seul moment de paix d’un deuxième acte douloureux, et surtout au merveilleux « Sol da te, dolce amore », l’un des moments marquants de l’opéra. Le solo de flûte traversière frémissant (remarquable Jean-Marc Goujon), décrivant le sortilège en action, introduit l’air d’un Ruggiero languissant et èperdu d’amour, sous l’emprise du philtre magique d’Alcina ; Philippe Jaroussky, qui prend le risque de chanter à mi-voix, avec une exquise douceur, y est inoubliable. Combien de chanteurs maîtrisent à ce point l’art du legato? Enfin, aux côtés d’uneAnn Hallenberg admirable et fière (voix admirablement timbrée sur tout l’ambitus – grave chaud, aigu valeureux – et da capo à couper le souffle), c’est peut-être le Medono adolescent et touchant de Blandine Staskiewicz quiemporte la palme, avec son timbre androgyne et sa jalousie ardente et volubile (technique confondante d’ai-sance dans « Rompo i ceppi »), son émoi pudique « Qual candide fior »). Il fallait une vraie direction d’acteur pour canaliser ces forts tempéraments : c’est là qu’est le vrai talent de Spinosi, qui mène ses troupes sans temps mort, grâce des dialogues vifs (louons la fluidité des récitatifs), un rythme de parole naturel… Porté pan un vrai souffle dramatique et un grand souci des couleurs, ce grand opus du Prêtre roux a trouvé une réalisation à sa hauteur,conciliant le feu vocal, l’engagement orchestral et l’application de la rhétorique et de l’ornementation baroque. »

  • Crescendo – décembre 2004 – appréciation Joker

« L’énorme succès des oeuvres concertantes de Vivaldi, redécouvertes par le grand public dans les années cinquante, a longtemps occulté des pans entiers du reste de son oeuvre, et en particulier ses Opéras, auxquels le « prêtre roux » consacra pourtant l’essentiel de sa production. Ces chefs d’oeuvre sont petit à petit exhumés par les interprètes d’aujourd’hui, toujours à la recherche d’oeuvres inédites, y compris dans le répertoire baroque. L’Orlando Furioso de Vivaldi apparaît ici comme une partition majeure, à l’égal des grands opéras de Haendel, avec des pages d’une délicieuse inspiration mélodique (on pense en particulier aux duos pour voix et instruments) et une conception dramatique d’ensemble très cohérente. Ces trois heures de musique passent comme un enchantement, n’engendrant aucune lassitude. Jean-Christophe Spinosi, qui pour mener à bien cette entreprise, a réalisé un important travail de reconstitution de la partition, peut se flatter d’une réussite éclatante, tant sur le plan musicologique que sur celui de l’interprétation. Réunissant un casting idéal, il insuffle à toute son équipe, instrumentistes et chanteurs, un dynamisme et une virtuosité étonnants, sans rien abandonner du côté de la précision et de la rigueur. La distribution est dominée par Marie-Nicole Lemieux qui prête au rôle de Roland son tempérament de feu et sa voix de velours ; son aisance et sa virtuosité, qui n’ont rien à envier à celles que montrait jadis Marilyn Horne, apportent à des airs parfois longs une expressivité pleine de relief et d’imagination, toujours à propos. A ses côtés, Jennifer Larmore n’est pas en reste, ni d’ailleurs les autres chanteurs de cette exceptionnelle distribution, où chacun semble parfaitement à sa place. Du côté des hommes, signalons la prestation remarquable de Philippe Jaroussky (Ruggiero) : contre-ténor et contralto rivalisent de souplesse et de virtuosité. Les petites interventions du choeur « Les Eléments » (dir. Joël Suhubiette) et le soutien instrumental continu de l’Ensemble Matheus assurent la cohésion musicale de l’oeuvre dont la conduite dramatique est inspirée par Spinosi, un chef dont on reparlera sûrement bientôt. Découverte d’une oeuvre majeure dans une interprétation idéale, cela mérite bien un Joker, non ? »

  • Forum Opéra

« Comparaison n’est pas raison : jamais l’adage n’a été aussi vrai. Opposer cette nouvelle lecture du chef-d’oeuvre de Vivaldi à la version légendaire dirigée par Claudio Scimone n’a guère de sens. Ce dernier s’autorisait bien des libertés (coupes sombres dans la partition, réorganisation des scènes, transposition de plusieurs rôles…) et tolérait également les caprices de Marilyn Horne qui, à l’instar des divas et des castrats de l’époque, apportait un air de son choix (« Fonti di pianto »). Le premier intérêt, indiscutable, de cet enregistrement est donc de nous offrir une reconstitution la plus complète possible, fidèle à l’esprit de l’ouvrage et aux pratiques attestées. Ainsi, l’ajout d’une sinfonia pour cordes et basse continue, dans le style que Vivaldi développe à partir de 1725 et dont l’écriture rappelle ses ouvertures d’opéra, en comble efficacement l’absence. Les secondes parties de certains airs, rayées sur le manuscrit, ont aussi été rétablies. Aucun purisme toutefois dans cette démarche globale, Jean-Christophe Spinosi et Frédéric Delaméa (maître d’oeuvre de cette édition des opéras de Vivaldi) n’hésitant pas à importer d’Ottone in villa de quoi habiller l’air de Ruggiero au troisième acte, ce « Come l’onda » dont la musique ne figure pas dans la partition. Contrairement à certaines idées reçues en matière d’opéra, Vivaldi n’est pas qu’un prolixe et habile inventeur de mélodies racoleuses et d’acrobaties invraisemblables, il peut être aussi un dramaturge suprêmement doué : Orlando furioso en apporte une éclatante démonstration et le hisse au rang des plus grands. C’est le second mérite de cette gravure que de nous laisser entrevoir le génie véritable d’un opéra qui est beaucoup plus qu’un florilège d’airs sublimes et grisants. Du poème de L’Arioste, le livret de Braccioli saisit et restitue la quintessence, comme l’écrit si justement Frédéric Delaméa, au gré d’un jeu de miroirs vertigineux : au drame d’Orlando, bouffi de certitudes et dont la raison vole en éclat en découvrant la liaison d’Angelica et Medoro, répond la chute, inéluctable et tragique, d’Alcina, dont les pouvoirs se dérobent. Encore fallait-il traduire musicalement cet extraordinaire potentiel dramatique, défi relevé haut la main par le compositeur. Le récitatif n’est plus le fil blanc autour duquel s’enroulent les affetti comme autant de perles isolées, mais le fluide vital qui anime tel un corps puissant et magnifique la partition lyrique la plus aboutie de Vivaldi. Ce dernier, en somme, s’enracine dans la tradition vénitienne pour mieux frayer la voie de la modernité. Les airs (et ariosos) ne se contentent pas de styliser une émotion basique, ils cristallisent des moments clés de l’évolution psychologique des personnages, tous d’une épaisseur et d’une vérité peu commune, à mille lieues de l’opéra napolitain à la mode en cet automne 1727 et dont les roucoulades pervertissent déjà le goût du public. Vivaldi a porté son choix sur de véritables belcantistes, doublées d’excellentes actrices : Lucia Lancetti (Orlando), spécialiste des travestis dont il a pu apprécier le fort tempérament dans son Ipermestra, Anna Girò (Alcina), sa protégée, qui venait de chanter dans Farnace, mais aussi l’impétueuse Maria Caterina Negri (Bradamante), futur Polinesso et Bradamante chez Haendel. Distribuer Orlando est une vraie gageure : des protagonistes aux figures secondaires, dont aucune n’est bâclée, tous les rôles ou presque exigent une réelle virtuosité, une intelligence dramatique aiguë et un engagement de tous les instants (la distraction ne pardonne guère dans les abondants récitatifs), sans compter le fait que quatre rôles évoluent dans une tessiture, plus ou moins large, de contralto. On peut toujours faire appel à des mezzos ou à des contre-ténors, pour autant qu’ils aient des graves suffisants, ce qui n’est pas toujours le cas ici. Mais plutôt que de pinailler d’emblée sur les faiblesses des unes et des autres, il convient de souligner les mérites, substantiels, de l’entreprise. La force de cette interprétation tient en un mot : vision, celle que le chef impose et partage avec sa troupe, celle qui traverse, soutient, éclaire, travaille et magnifie le drame imparable imaginé par Vivaldi. Comme le dit en d’autres mots Marie-Nicole Lemieux, sans ce fil conducteur, cette clé qui révèle l’intention du compositeur, l’oeuvre pourrait sombrer dans l’ennui le plus insupportable, désert asphyxiant jalonné de trop rares oasis. Hyper analytique et nerveux, cérébral et sensuel, Spinosi explore avec une fièvre contagieuse l’immense nef où s’affrontent, se désirent et se repoussent héros et anti-héros de cette fable universelle. A défaut de gosiers exceptionnels, nous gagnons… le théâtre, si rare au disque, servi par de belles et fortes personnalités, comme on aimerait en entendre plus souvent chez Vivaldi, mais aussi Haendel. Et tout le reste est littérature ? Non, bien sûr, des réserves, des déceptions accompagnent notre plaisir, mais ne l’entament pas longtemps. Les archets se prennent un peu trop souvent pour des percussions : l’effet tourne au système, au tic, agace, mais l’espace de trois secondes, car le drame nous rattrape. A contrario, on espérait plus d’impact, de férocité dans les grands airs d’Orlando, mais ne sommes-nous pas hantés par le souvenir de Marilyn Horne ? Fort, macho et belliqueux, Roland doit-il avoir le physique de l’emploi ? A bas les stéréotypes ! Ecoutons plutôt sa scène de la folie, colossale et nuancée, drôle et inquiétante à la fois. Ces sons dans les joues, ces graves tubés, oui, c’est bien… Jennifer Larmore. Mais le métal est là aussi, intact, toujours aussi affolant (rassurons les fans) ou astringent (n’oublions pas les autres), flanqué d’une émission carnassière particulièrement redoutable lorsque la Magicienne est supposée s’attendrir sur les roses et violettes languissantes (« Amorose ai rai del sole »). Mais la séduction n’a-t-elle qu’un visage ? « Qu’il est beau ! […] Il me fixe des yeux, puis se parle à lui-même : de mes regards voici la proie nouvelle ». Larmore est impayable en mante affamée, errante (à l’image de ses da capo, enfin aventureux !), prête à bondir sur le très juvénile et délicat Ruggiero de Philippe Jaroussky, mais sa fragilité longtemps dissimulée étreint aussi (« Così potessi anch’io »). Le médium du contre-ténor s’est étoffé, réchauffé, alors que son dialogue avec la flûte (« Sol da te, mio dolce amore »), tout en morbidezza, joue savamment avec nos nerfs en effleurant un aigu de rêve… Du grand art ! C’est aussi ce qu’on retiendra de l’Angelica de Veronica Cangemi. Aux prises avec une tessiture trop grave (dont elle s’échappe pour un suraigu excessivement serré – « Chiara al pari di lucida stella »), le soprano argentin excelle néanmoins en championne de la duplicité, enjôleuse et déterminée. Très inégale performance d’Ann Hallenberg (Bradamante), mezzo clair, au grave sourd et bien trop sollicité, au médium un peu terne, mais à l’aigu étonnamment brillant (l’hétérogénéité de la voix est spectaculaire !). Toutefois, le personnage gagne progressivement en consistance et la vocalise s’affermit. Medoro (Blandine Staskiewicz) a pour lui un timbre plus corsé et une réelle aisance dans les passagi, cependant, la voix manque d’ampleur et les poitrinages sont assez maladroits. Astolfo, en revanche, bénéficie des moyens autrement généreux et de la maturité de Lorenzo Regazzo, admirable d’implication dans un personnage a priori plus ingrat et sacrifié jadis par Scimone. »

  • Le Monde de la Musique – décembre 2004 – appréciation 4 / 5

« Grâce aux soins du musicologue Frédéric Delaméa surgit une partition neuve, dont la puissance éclate, contredisant le détachement de la vérité théâtrale souvent reproché à l’opéra vivaldien. Ce dernier consiste en un affrontement, non des personnages, mais des affects que porte chaque rôle. Il y a là un alliage de concret (les affects chauffés jusqu’à l’incandescence) et d’abstrait (les personnages ne sont que le truchement de ces affects). Tous ces enjeux sont le socle de cet enregistrement pertinent. Le comparer à son fameux devancier, dirigé par Claudio Scimone, aurait peu de sens. Et si, dans le rôle-titre, Marie-Nicole Lemieux ne peut rivaliser avec Marilyn Home en rage expressive et en virtuosité, elle offre un portrait, vocal comme dramatique, très nuancé de son personnage. Voix précise et engagement dramatique, Veronica Cangemi rallie tous les suffrages. En revanche, Jennifer Larmore, fine et musicienne intègre, chante dans une tessiture trop grave pour elle engluée dans les arias lentes, elle est contrainte au staccato dans les arias virtuoses. Quant à Philippe Jaroussky (Ruggiero), il est le plus vaillant falsettiste apparu depuis Andreas Scholl : rien – virtuosité ou chant élégiaque – ne le gêne. Comme toujours, Lorenzo Regazzo (Astolfo) est présent et efficace. Grâce à Jean-Chnistophe Spinosi, le travail orchestral, tantôt fouetté avec élégance, tantôt joliment belcantiste, convainc debout en bout. »

  • Opéra International – novembre 2004 – appréciation 4 / 5

« Il fallait bien qu’un jour un musicien téméraire, instruit et motivé se confronte à l’Orlando furioso gravé en 1977 pan Claudio Scimone pour Erato. Doté à cette époque glorieuse (pour le chant du moins) d’un plateau vocal faramineux, Marilyn Home, Victoria de Las Angeles, Lucia Valentini Terrani, le chef italien révélait une oeuvre passionnante dont la longueur (des récitatifs interminables, surtout) n’avait d’égale que la beauté (quelques da capo magiques). Après sa première incursion dans l’opéra vivaldien avec « La verita in cimento » en 2002, le chef-violoniste français, Jean-Christophe Spinosi, s’est annoncé, contre toute attente, comme l’homme de la situation face à ses bouillonnants collègues transalpins. Il était celui par lequel le chef-d’oeuvre allait enfin pouvoir revivre. Au Festival d’Ambmnay, puis au Théâtre des Champs-Elysées en 2003, son interprétation explosive du célèbre opéra montrait de vives affinités avec le compositeur vénitien.L’Ensemble Matheus est bien entendu un atout précieux. Cinglante, caressante, d’une ductilité rare, la toute jeune formation a acquis en peu de temps une cohérence enviable, une  » griffe  » sonore des plus identifiables. Il faut entendre avec quelle insolence ces musiciens se jettent sur les notes d’une musique parfois plus démonstrative que captivante. Tous les pupitres appellent des louanges : cordes diaboliques de précision, bois colorés aux intonations franches et assurées, cuivres percutants, clavecin volubile…C’est vocalement que l’on sera plus partagé. Car les remaniements de la partition, aussi passionnants et complets soient-ils, ne peuvent compenser ou faire oublier la somptuosité du chant de la version Erato. Marie-Nicole Lemieux (Orlando), dont le timbre magnifique et l’engagement font pourtant ici merveille, peut-elle rivaliser avec l’abattage de Marilyn Home ? Jennifer Larmore (Alcina), en voix monochrome, est-elle aussi expressive que la brûlante Lucia Valentini Terrani ? Veronica Cangemi (Angelica), un peu trop sollicitée dans son registre grave (un « Chiara ai pari » d’une stabilité bien aléatoire), a-t-elle le charme de Victoria de Los Angeles? Hormis les airs du rôle-titre, quelques bijoux demeurent, tels le  » Soldate » du contre-ténor Philippe Janoussky (Ruggiero), sublime d’abandon sur les mélismes de la flûte de Jean-Marc Goujon, ou le « Dove il valor combatte » de Lorenzo Regazzo (Astolfo). Citons enfin Ann Hallenbeng (Bradamante) et Blandine Staskiewicz (Medoro), toutes deux d’honorables mezzos.

  • ResMusica

« Ça tempête sec chez Vivaldi ! Voici une lecture houleuse où les vertiges musicaux et sentimentaux frémissent à toutes voiles sur une mer instrumentale des plus imprévisibles. Trois raisons font de la présente gravure, une référence incontournable. 1) Sa nature inédite : nous tenons là le premier enregistrement de l’Orlando Furioso, depuis sa création vénitienne en 1727 . 2) Son interprétation superlative : la sensibilité versatile du chef en résidence à Brest, Jean-Christophe Spinosi, (qui signe ici son second opéra au sein de « l’édition Vivaldi » produite par Naïve, le premier opéra était La Vérità in cimento) révèle une maturité éloquente, dramatique et chromatique, où le livret désabusé de L’Arioste semble illuminé par le foisonnement de la musique. 3) Sa qualité intrinsèque : la valeur de la partition sur le poème de l’Arioste est du meilleur Vivaldi, certainement l’œuvre centrale des années 1720, musicalement irréprochable, dramatiquement irrésistible, poétiquement dense et sensible, raffinée mais noire. Ce qui est appréciable et même délectable dans cette partition, c’est l’extrême recherche de l’expression amoureuse. Sur l’île de la magicienne d’Alcina, se heurtent les cœurs en bataille. Toutes les émotions les plus subtiles de la passion amoureuse offrent une palette inouïe, expressionniste et déjà romantique. Tout chevaliers et magiciennes que soient les héros ici réunis, Vivaldi se plait visiblement à décrire la souffrance et la solitude profonde, sans recours, d’Alcina et du personnage central, Orlando, lequel donne le titre à l’opéra : furieux c’est-à-dire en proie à la plus noire des folies destructrices. La musique quant à elle, impose à force d’analogies climatiques et liquides – la mer et les métaphores océanes sont nombreuses- une atmosphère oppressante où les vapeurs de la magie vouent chacun à une sorte d’hypnose vénéneuse. Voilà planté le décor. Sur le plan éditorial, au sein de cette édition vivaldienne qui a clairement annoncé ses ambitions – intégralité et excellence -, nous tenons là, l’une des meilleures réalisations lyriques, après La Vérità déjà citée, dirigée par un Spinosi du même crû, c’est à dire aussi survolté qu’articulé-, et aussi, L’Olimpiade revisitée par Rinaldo Alessandrini. Située après La Vérità (1720) et les grands opéras créés à Rome : Ercole (1723), puis Giustino (1724), préludant au prochain chef-d’œuvre : Farnace (1727), Orlando Furioso incarne le génie lyrique du Prete Rosso, celui des années 1720, années miraculeuses où le compositeur vit les heures les plus glorieuses de sa carrière. Il est le violon de l’Europe et à ce titre vénéré comme un prince. Il règne sur les scènes italiennes en particulier à Venise (au Theatro San Angelo). Sa prééminence vit un temps de grâce car la concurrence des Napolitains n’est pas aussi vivace qu’elle le sera dans les années 1730. Avec Orlando Furioso Vivaldi donne le meilleur de son génie. Si le canevas formel impose sa succession prévisible de récitatifs puis d’arias, Jean Christophe Spinosi sait capter les imperceptibles nuances musicales et vocales qui font d’Orlando une peinture fascinante de sensibilités individuelles. On est saisi par la profondeur des psychologies, la tendresse grave parfois désespérée des élans et des transports, l’amertume aussi des héros de l’Arioste, capables de clairvoyantes traversées dans l’abîme des passions humaines. Le chef nous dévoile une « maestrià » dans ce paysage du désenchantement poétique. Il perce avec justesse ce voile décoratif dont on pare souvent la musique du « gondolier » Vivaldi. Son théâtre est à la mesure de son œuvre instrumentale : hypersensible, expressionniste, déjà romantique par la noirceur fantastique de certains tableaux, d’une géniale invention poétique. Les coups d’archets fouettés, la nervosité glaçante de certains intermèdes précisent un Vivaldi transcendé par la scène amoureuse visiblement inspiré par les tumultes de l’Arioste. Les héros tombent leur masque et déploient dans le chant et la musique des prodiges d’émotivité : une Alcina manipulatrice et carnassière (finalement plutôt seule), une Angelica limpide et gracieuse, un Ruggiero et un Medoro, tendres et fidèles, ne laissent pas de nous conduire dans les affres de l’insatisfaction amoureuse où les élans tendres (duo Angelica et Medoro) sont rares et les aveux amers, plus familiers (Alcina). Les deux scènes de folie d’Orlando brossent une irruption fascinante où le fantastique le dispute au registre héroïque. L’atout Spinosi, c’est aussi (et surtout), outre l’engagement – animal et complice, survolté ou murmuré – de son orchestre, un plateau vocal des plus homogènes. A part Angelica, diamant étincelant de l’amour le plus tendre (Veronica Cangemi indiscutable), rugissent ici plusieurs tigres aux voix sombres : évidemment l’Orlando de l’alto québécoise, Marie-Nicole Lemieux ; charnelle et douloureuse, l’Alcina de la mezzo Jennifer Larmore, mais aussi Medoro et Bradamante stupéfiants grâce à deux mezzos absolument rayonnantes, malgré le grain du timbre opulent dans la gravité : Blandine Staskiewicz et Anne Hallenberg dont le chant est un modèle d’articulation. C’est presque si, parfois, le Ruggiero de Philippe Jaroussky semble un peu fluet. Voici donc une parution plus que recommandable : une sublime révélation qui quoiqu’en disent les plus sceptiques en particulier à l’endroit des visuels de couverture (qui seraient photographiquement « aussi léchés que creux »), nous plonge dans le laboratoire vivaldien le plus hallucinant, captivant par ses éclairs poétiques, émouvant par sa vérité et sa finesse psychologique. »

  • Diapason – novembre 2004 – appréciation 5 / 5

« Che Orlando ? Eh Orlando è morto ! Sourd sentiment de rancune d’abord, devant la destruction de l’icône que l’on a si longtemps vénérée, à laquelle se réfère inéluctablement toute critique épidermique ou impulsive : la version Scimone a percé tant d’arcanes, ouvert tant de portes que sa vérité est devenue la nôtre, un quart de siècle durant, sans qu’aucun iconoclaste ne se soit vraiment risqué à y toucher. Spinosi vient d’oser un autre Orlando. Pas celui de Scimone. Celui de Vivaldi, sans scènes déplacées, sans airs supprimés, sans Marilyn Home surtout, crime de lèse-Orlando. Admirer les diamants emblématiques du paladin, « Sorge l’irato nembo » et « Nel pro fondo cieco mondo » est la première tentation. Ils n’ont, avec Marie-Nicole Lemieux, que l’éclat du zirconium. Le souffle, l’extension, la puissance, la pyrotechnie lui manquent intrinsèquement. Elle n’est pas Orlando !, murmure une petite voix intérieure. Trop tendre, trop fragile, tutoyant ses limites pour masqucr les failles. Si humaine pourtant, qu’elle peut sombrer dans la folie d’amour et ensorceler dans des récits d’anthologie ciselés vers après vers, ne cédant pas un pouce de crédibilité expressive à la Horne.Continuo analytique et vivant, en recherche perpétuelle, qui ne se dévoile, écoute après écoute, qu’avec livret et partition en main. L’Alcina de Larmore dérange. Révolte même. La prêtresse troublante de Valcntini-Terrani, aux abandons savamment dosés, fait place à une magicienne amoureuse aux débordements dangereux – incontrôlables dans des da capo délirants. Un monstre fascinant dans certains récitatifs, séduisant, dévorant sa proie des yeux (plage 22, CD 1), puis sorcière désespérée (plage 6, CD 3).Jaroussky campe un Ruggiero de rêve, dont le « Sol da te » marquera à jamais l’opéra vivaldien, et Cangemi incarne Angelica, loin de la diaphane pureté de Los Angeles, pour gérer le mensonge et la passion (sublime « Chiara ai pari »). Regazzo rend au personnage d’Astolfo toute son épaisseur – pathétique « Costanza tu m’insegni », injustement sacrifié par Scimone. Bradamante convaincante d’Hallenberg, volontiers épanouie dans le registre aigu. Medoro précis de Staskiewicz, mais un peu léger dans « Rompo i ceppi ».Dès la Sin[onia, à l’Andante subtilement dessiné, Matheus nous promet une lecture chirurgicale. Les outrances passées, un instant ravivées dans le finale, sont oubliées au lever de rideau. Les airs sont sculptés, au bon tempo – vrai Allegro pour « Amorose ai noi del sole », vrai Largo pour « Chiara ai pari di » – soulignant des reliefs inouïs et jusque-là inconnus, du drame d’amour le plus achevé de Vivaldi. Et si le Diapason d’or ne s’impose pas encore, ce n’est pas seulement à cause de quelques rôles, ou de l’imposante nostalgie de Scimone c’est que l’Orlando étincelant, enfin réveillé de sa léthargie, dont rêve chaque vivaldien, semble si proche. Spinosi montre le chemin. Superbement. »