Les premiers théâtres d’opéra à Venise : une affaire de familles

6 mars 1637 : au teatro San Cassiano de Venise, on donne « Andromeda » sur un livret de Benedetto Ferrari et une musique de Francesco Manelli. Pour la première fois, une représentation d’opéra est ouverte au public, et payante.

Cette date-clé dans l’Histoire de l’Opéra est le point de départ d’un extraordinaire engouement que vont exploiter de nombreuses familles nobles de la Lagune, à la recherche d’une gloire artistique apte à compléter leur puissance économique et politique, voire religieuse.

Mais les théâtres de Venise ne sont pas tous nés avec et pour l’opéra.

Dans les années 1580, le quartier San Cassiano accueillait déjà deux théâtres, consacrés à la comédie : le San Cassiano Vecchio construit par la famille Michiel, et le San Cassiano Nuovo, par la famille Tron. Le premier disparut rapidement, mais les Tron persévérèrent. En 1618, Andrea Tron décida de relancer l’activité, mais ce n’est pas avant 1636 que le San Cassiano Nuovo réouvrit. En mai de cette même année, le Conseil des Dix accorda une autorisation d’ouvrir un « teatro di musica », et Andrea Tron fit reconstruit le San Cassiano en pierre. La représentation de l’« Andromeda » de Francesco Manelli, le 6 mars 1637, fut suivie de celle de la « Maga fulminata », du même duo Ferrari – Manelli. Ceux-ci passeront la main dès 1638 à Pier Francesco Cavalli qui donnera au San Cassiano ses lettres de noblesse. L’après-Cavalli sera moins glorieuse, et le San Cassiano connaîtra des heures difficiles, avant d’être démoli en 1812.

La famille patricienne des Tron, à qui l’on doit le véritable départ de l’opéra, était installée à Venise avant l’an mille, mais faisait partie des « case nuove », c’est-à-dire de la noblesse moins ancienne que celle des « case vecchie ». Elle compta un doge parmi ses ancêtres : Nicolo Tron (1399 – 1473) qui fut élu en 1471, et dont le fils Giovanni fut scié en deux par les Turcs lors de la défaite de Nègrepont. Par la suite la famille s’illustra avec Andrea Tron (1712 – 1785), ambassadeur de Venise à Paris, puis à Vienne, procurateur de San Marco. Le palazzo, dit Ca’Tron, donnant sur le Grand Canal, fut construit à la fin du XVIe siècle, puis richement décoré au XVIIIe, avec notamment une salle de bal décorée de fresques par Jacopo Guarana. La famille s’éteignit en 1800.

En 1620, un autre théâtre, le San Moise, fut construit pour la comédie par une autre famille, les Giustinian, de San Barnabe, plus précisément par les frères Lorenzo et Alvise. La famille des Giustinian faisait partie des vingt-quatre « case vecchie », c’est-à-dire la noblesse la plus ancienne, et revendiquait des ancêtres arrivés à Venise de Constantinople en 670. Elle compta un évêque de Venise, Lorenzo Giustiniani (1380 – 1465), canonisé au XVIIe siècle, deux sénateurs, et compta également un doge : Marcantonio, né en 1619, élu en 1683, mort en 1688. En 1630, elle s’allia à la famille Mocenigo, qui avait eu un doge célèbre en la personne de Alvise I Mocenigo, par le mariage de Lorenzo Giustinian avec Giustiniana Mocenigo, pour lequel Monteverdi écrivit la partition – perdue – de « Proserpina rapita ». Elle possédait aussi un Palazzo sur le Grand Canal, construit au milieu du XVe siècle, où Richard Wagner séjourna en 1857.

Mais lorsque le théâtre San Moise s’ouvrit à l’opéra, en 1639, avec l’« Arianna » de Monteverdi, il était passé aux mains de la famille Zane, de San Stin. En 1628, en effet, Alvise Giustinian était mort sans héritier direct, et ce sont ses cousins du côté maternel, Almoro et Marin Zane, qui avaient recueilli la succession. La famille Zane faisait également partie des vingt-quatre « case vecchie ». Elle compta des représentants célèbres : Marin Zane, Provveditore Generale della Repubblica di Venezia in Dalmazia e Albania, Girolamo Zane, capitaine général « da mar » lors de la guerre de Chypre, en 1570. Elle possédait un Palazzo à San Stin, qui datait du XIVe siècle et fut rénové en 1665 par Baldassare Longhena puis Antonio Gaspari. Il passa aux mains des Collato dans les années 1780.

En 1639, Almoro Zane tenait encore les rênes du San Moise, et c’est lui qui décida, après le succès du San Cassiano, de se tourner vers l’opéra. Le San Moise était un petit théâtre qui subit durement la concurrence des théâtres plus grands. Plusieurs fois agrandi et rénové, il ne fut néanmoins fermé qu’en 1818.

Peu après l’ouverture du San Moise, une autre famille s’était lancée dans la construction d’un théâtre pour la comédie. A l’automne 1622, le teatro San Luca ouvrit ses portes près du Rialto, à l’initiative de deux branches de la famille Vendramin : les Vendramin de San Lunardo, et ceux de San Fosca. Les Vendramin étaient originaires du Frioul, et commerçaient dans l’huile, la viande, la salade et le fromage. Ils tenaient leur appartenance au patriciat des exploits d’Andrea Vendramin, dans la guerre de Chioggia contre les Gênois, en 1381, et faisaient partie des « case nuove ». La famille compta un doge, Andrea Vendramin, élu en 1476, mort en 1478, dont le tombeau, sculpté par Tullio Lombardo, orne l’église Santi Giovanni e Paolo de Venise. En 1543, un autre Andrea Vendramin commanda au Titien un tableau représentant plusieurs membres de la famille Vendramin en adoration devant la Vraie Croix. Les Vendramin possédèrent plusieurs palazzo : l’un fut détruit pour construire un des plus célèbres hôtels de Venise, le Cipriani, dans le quartier Cannaregio ; le palais Vendramin-Calergi, aujourd’hui Casino d’hiver, construit au tout début du XVIe siècle sur le Grand Canal par la famille Loredan, et où mourut Richard Wagner, leur appartint un temps ; enfin, le Palazzo Vendramin de San Fosca, construit par Gabriele Vendramin, mécène de Giorgione, fut transformé en hôtel, le Ca’ Vendramin.

Le teatro San Luca, après avoir brûlé en 1654, et être devenu le teatro San Salvatore, ne devait accueillir l’opéra qu’en 1660, avec la « Pasife » de Daniele da Castrovillari. Il est le seul de cette époque à avoir traversé les siècles jusqu’à aujourd’hui. Rénové en style néo-gothique au milieu du XIXe siècle, il est devenu le teatro Goldoni.

Mais la famille qui occupa la place prépondérante dans le monde de l’opéra vénitien du XVII e siècle, fut celle des Grimani de Santa Maria Formosa. Elle faisait partie de la noblesse vénitienne depuis le XIIIe siècle, et faisait partie des « case nuove ». C’est Antonio Grimani (1434 – 1523), doge en 1521, qui fut à l’origine de sa fortune, en s’engageant dans le négoce avec le Levant et l’Europe du Sud. Antonio Grimani était tellement riche qu’on s’adressa à lui pour financer l’effort de guerre contre les Turcs en 1499, et qu’on le nomma commandant suprême de la flotte. Son comportement fut toutefois tellement déplorable qu’il fut arrêté et exilé…ce qui ne l’empêcha pas d’être élu doge vingt après. On ne compte pas les membres de la famille Grimani qui jouèrent un rôle politique ou religieux. Outre Antonio Grimani, elle fournit deux autres doges : Marino Grimani (1532 – 1605), doge l’année de sa mort, et Pietro Grimani (1677 – 1752), doge en 1741. Les Grimani firent construire un imposant Palazzo vers 1550, aujourd’hui Cour d’Appel. Ils furent apparentés avec les principales familles patriciennes de Venise : les Loredan, les Vendramin, les Calergi, les Contarini.

La date de construction – en bois – du premier théâtre qu’ils firent construire, pour la comédie, sur la commune de San Giovanni e Paolo, n’est pas connue avec précision : sans doute en 1635 – 1637. Après le succès du melodramma au San Cassiano, les Grimani le firent reconstruire à proximité. Sous la direction de Zuanne, dit Spago, fils de Vettor Grimani, aidé de son frère Antonio, il ouvrit le 20 janvier 1639 avec la « Delia » de Francesco Manelli, et acquit ses lettres de noblesse avec Monteverdi – « Les Nozze d’Enea con Lavinia » en 1641, puis « L’Incoronazione di Poppea » en 1642 – puis Cavalli. Le changement de direction – Gio Carlo et Vincenzo Grimani – et la décision , en 1677, de construire un nouveau théâtre, le plus beau de Venise au XVIIe siècle, le San Giovanni Grisostomo, sera fatale au San Giovanni e Paolo, qui fermera ses portes en 1715.

Jean-Claude Brenac – Septembre 2007