De Saint-Fargeau au Petit Bourbon, le destin de Lulli bascule vers la gloire

Les biographes du Florentin ont-ils suffisamment mis l’accent sur l’incroyable ascension qui hissa en quelques mois, un jeune Italien de vingt ans, garçon de la chambre de Mademoiselle de Montpensier, à la place très convoitée de compositeur de la Musique instrumentale du Roi ?

Après les heures d’exaltation de la Fronde, la Grande Mademoiselle, cousine du Roi, et réputée le plus beau parti de France, n’est plus en cour. En octobre 1652, elle a été priée par son royal cousin d’aller méditer sur ses frasques militaires en son château de Saint-Fargeau : elle avait fait fermer les portes de la ville d’Orléans au nez du Roi, et sauvé le Grand Condé devant la porte Saint-Antoine en faisant tirer le canon de la Bastille contre les troupes royales. En novembre, elle fait venir sa suite, dont le jeune Lulli. Celui-ci dut faire la grimace en découvrant un château à l’abandon, inhabité depuis un siècle.

Le jeune Florentin était au service de la duchesse de Montpensier depuis mars 1646. Selon La Laurencie, sa fonction de garçon de la chambre était surtout honorifique et ne lui rapportait que 150 livres par an. Nul doute qu’il se livrait à d’autres activités plus artistiques, d’autant que la duchesse entretenait six violons et pensionnait le chanteur Michel Lambert et sa belle-soeur Hilaire Dupuy. Outre ses qualités de danseur, reconnues par la duchesse, Lulli était aussi un excellent violoniste et fut initié par Lambert à la composition des airs de cour. On lui attribue la musique de la Mascarade de la foire St Germain, ballet à neuf entrées, dansé chez la duchesse de Montpensier en mars 1652.

Dans ses Mémoires, la duchesse de Montpensier raconte son départ avec sobriété : Il ne voulut pas demeurer à la campagne ; il me demanda son congé ; je le lui donnai ; et depuis il a fait fortune, car c’est un grand baladin.

Certains, dont Castil-Blaze, racontent que derrière cette phrase laconique se cachait une anecdote savoureuse autour d’un « soupir intérieur » de la duchesse que Lulli aurait mis en musique avec ritournelles imitatives… Une façon de se rendre indésirable ? Son congé lui fut-il accordé ou signifié ? Peu importe : il ne rêvait que de Paris.

De fait, La Laurencie constatant que le 23 février suivant, le Florentin paraissait au Petit Bourbon dans le Ballet de la Nuit, s’interroge et émet des hypothèses : Lulli serait entré à la musique royale comme inspecteur des violons, comme membre de la bande des Vingt-Quatre violons. Mais on peut douter que Lulli ait fait partie de la corporation très fermée de la Bande des Vingt-quatre sans qu’il en reste de trace.

Henry Prunières avoue également son incapacité à expliquer comment Lulli entra au service du Roi. Il cite également la théorie selon laquelle il aurait été nommé inspecteur des violons. Pour indiquer que rien ne peut le confirmer.

Le même Prunières est beaucoup plus prolixe, dans sa Vie illustre et libertine de Jean-Baptiste Lully, et Théodore-Valensi à sa suite, dans Louis XIV et Lully . Ils apportent force détails sur les six années passées par Lulli auprès de la Grande Mademoiselle. On apprend ainsi qu’il « faisait la bringue » avec ses camarades, qu’il aurait rencontré à Paris la cantatrice Francesca Costa, dite la Checca, par l’intermédiaire de qui il aurait fait la connaissance de la troupe qui préparait la représentation de l’Orfeo, de l’illustre Luigi Rossi, que les Français appelaient Louigy. Le jeune Lulli aurait fini par avoir ses entrées au Louvre, où avaient lieu les répétitions, et il aurait même joué du violon devant Luigi Rossi qui l’aurait chaudement félicité. Sachant se rendre utiles aux musiciens de l’orchestre, il aurait attiré l’attention de Lazarini et serait devenu son protégé.

Ayant obtenu son congé, dès son retour à Paris, à la Noël 1652, Lulli aurait retrouvé Michel Lambert et Mlle Hilaire à l’auberge du Bel Air, alors que se préparait un Ballet en l’honneur du roi qui avait triomphé de la Fronde. Il se serait rendu chez le M. de Nyert, premier valet de chambre du roi, pour se proposer comme danseur. M. de Saint-Aignan, qui avait été chargé de la préparation du Ballet, à court de bons danseurs, et qui avait déjà apprécié la qualités du Florentin chez Mademoiselle, l’aurait « mis à l’essai ». Et c’est ainsi que, le 23 février 1653, trois mois après avoir quitté Saint-Fargeau, Baptiste apparut dans le Ballet de la Nuit, y tenant cinq rôles, dont celui de l’Estropié, dans la Cour des miracles, qui fait son succès. Mais Baptiste n’avait pas seulement conquis un public, il avait aussi – et surtout – conquis l’intérêt du Roi.

Histoire trop belle pour un musicologue comme Jérôme de La Gorce qui, dans son ouvrage de référence, s’interroge sur les appuis dont le jeune Lulli aurait pu bénéficier pour participer au divertissement royal. Il ne semble guère croire à celui de Michel Lambert, qui ne disposait d’aucune charge officielle auprès du Roi. Il cite les intervenants dans la Mascarade de la foire St Germain, notamment Jean du Moustier, chantre ordinaire de la chapelle et musique du roi. Mais on peut douter que ce dernier, mal connu, ait pu influencer le souverain. Et pour quelle raison l’aurait-il fait ? La Gorce avance aussi le nom de Jean Regnault, maître à danser du jeune roi, sans apporter de véritable argument si ce n’est que Regnault était employé en 1652 par la Grande Mademoiselle, et devait donc connaître Lulli.

Vincent Borel, dans le livre le plus récent consacré à Lully, retient aaussi l’hypothèse que ce dernier aurait été recommandé par Michel Lambert et Jean Regnault : tous deux avaient été au service de la Grande Mademoiselle, et ne pouvaient ignorer les dons de danseur du jeune Florentin, et tous deux, on le sait par les livres de compte, participèrent au Ballet de la Nuit.

Le talent suscite-t-il la chance ? Celle-ci se présenta sous la forme du décès du vieux Lazaro Lazarini, compositeur de la Musique instrumentale. Que se passa-t-il alors ? Emmanuel Haymann suggère que Lulli aurait lui-même demandé au roi cette charge devenue vacante, et que ce dernier aurait accepté de peur que le jeune Florentin aille proposer ailleurs ses services. C’est bien possible !

Mais imaginons la stupeur qui dut frapper la Cour lorqu’on apprit que, le 16 mars, Lulli, qui était âgé d’à peine vingt-et-un ans, et dont le roi n’avait pas entendu une ligne de musique de sa composition, était nommé compositeur de la Musique instrumentale du Roi !

Le brevet royal indiquait d’ailleurs que le roi, en l’assurance qu’on lui a donnée que Baptiste s’était acquise en la composition de la musique et de l’affection qu’il avait pour la servir…

Saura-t-on jamais qui avait pu donner cette assurance au roi ?

Jan-Claude Brenac – Octobre 2008