En 1720, Haendel est un homme heureux. Revenu à Londres depuis quatre ans, il a trouvé un gîte plus qu’agréable à Canons, palais construit par le duc de Chandos. En 1719, une Académie de musique a été fondée à l’initiative du roi Georges Ier, dont on lui a confié la responsabilité. Après un voyage sur le continent pour recruter des chanteurs, il est rentré à Londres et s’est mis à la composition d’un nouvel opéra : « Radamisto ». Certes l’opéra n’est pas prêt pour l’inauguration de la première saison de l’Académie, le 2 avril, mais ce n’est qu’une question de jours. « Radamisto », créé le 27 avril, en présence de la famille royale et de la Cour au grand complet, est un triomphe.
Pourtant des nuages s’amoncellent déjà à l’horizon. Le comte de Burlington, chez qui Haendel avait habité en 1713, a invité à Londres deux compositeurs dont il attend qu’ils rehaussent le lustre de la Royal Academy et y instaurent une saine émulation : Attilio Ariosti et Giovanni Bononcini sont arrivés à Londres au milieu de l’année. Si le premier n’a que des ambitions modestes, le second, totalement imbu de sa personne, est bien décidé à conquérir les salons de l’aristocratie et évincer Haendel.
Bononcini réussit son entrée à l’Académie royale : « Astarto », déjà créé en Italie en 1714, est repris au King’s Theatre avec succès. Un succès il est vrai en grande partie dû à la distribution : la Durastanti, Boschi, et surtout le castrat Francesco Bernardi dit « il Senesino », qui fait aussi ses débuts londoniens. « Astarto » connaît trente représentations, alors que « Radamisto », qui prend la relève en décembre 1720, n’en connaîtra que sept.
Et déjà les clans se forment, et déjà la politique s’en mêle. Les partisans de Bononcini se recrutent plutôt dans l’aristocratie anglaise, le parti « tory », alors que Haendel est soutenu par la famille royale, le parti « whig ».
On tente d’apaiser les tensions en proposant la création d’un opéra, « Muzio Scevole », dont les trois actes seraient composés par Bononcini, Haendel, et Filippo Mattei. Fausse bonne idée ! les compositeurs ne se montrent guère inspirés, on les comprend !
La seconde saison de la Royal Academy n’est pas à l’avantage de Haendel. « Floridante », créé le 9 décembre 1721, ne plaît guère, notamment à Senesino, qui le clame haut et fort. Sept représentations en décembre, huit de janvier à mai 1722. De son côté, Bononcini engrange les succès, avec « Crispo » et surtout « Griselda » : dix-huit représentations de janvier à juin 1722. Et pour couronner le tout, c’est à Bononcini que la fille du duc de Marlborough, mort le 16 juin, demande de composer l’hymne funèbre de circonstance.
Mais Haendel est plutôt du genre que l’adversité stimule. Il compose « Ottone », mais souhaite une grande soprano. Ce sera la Cuzzoni. A vingt-deux ans, elle est « courte, épaisse, la figure de travers, mal fagotée, sotte, extravagante » mais peut se le permettre, car quand elle chante, « elle a un nid de rossignols dans la gorge ». Le succès change de bord : « Ottone », créé en janvier 1723, connaît onze représentations, alors que Bononcini va au tapis avec « Erminia ». Haendel enchaîne avec « Flavio », en mai 1723, mais le succès est médiocre : huit représentations seulement.
La troisième saison va voir le triomphe total de Haendel avec une série de chefs d’oeuvre, « Giulio Cesare » en février 1724, « Tamerlano » en octobre, « Rodelinda » en février 1725. Qui aurait pu lui résister ? Pas Bononcini qui voit son contrat avec la Royal Academy interrompu. Seule la pension versé par la duchesse de Marlborough lui permet de rester à Londres et continuer de hanter les salons.
La totale défaite de Bononcini, qui entraînera son départ définitif de Londres, en 1733, et l’opprobre générale, le compositeur ne la doit qu’à lui-même. Bononcini faisait partie d’une Académie de musique ancienne, et avait présenté comme de sa composition un madrigal qu’on découvrit fortuitement dans un recueil d’oeuvres de Lotti. Qui avait plagié l’autre ? Antonio Lotti apporta suffisammeznt de preuves pour que sa bonne foi ne fasse pas de doute. Quoique l’affaire n’ait pas été ébruitée, Bononcini jugea opportun de quitter Londres en juin 1731. Il revint un an plus tard, mais, cette fois, sa tromperie fut rendue publique. Il n’avait plus qu’à quitter l’Angleterre, ce qu’il fit en juillet 1733.
Peu rancunier, Haendel inscrivit en clôture de la quatrième saison de la Nouvelle Académie la « Griselda » du fuyard.
Mais d’autres nuages, encore plus sombres, s’amoncelaient à l’horizon. Haendel allait devoir combattre un ennemi encore plus coriace, the Nobility Opera.
Jean-Claude Brenac – Octobre 2006