Mantoue saccagée, Venise indifférente, sale temps pour les œuvres scéniques de Monteverdi !

Lendemain de Noël 1627. Vincent II de Gonzague, duc de Mantoue, qui avait succédé à son frère Ferdinand l’année précédente, meurt sans descendance. Le succession passe à son cousin Charles, représentant la branche française de la famille des Gonzague, dite de Nevers, son père, Louis de Gonzague, ayant épousé Henriette de Clèves, duchesse de Nevers et Rethel.

Mais l’empereur germanique Ferdinand II, désireux de s’emparer du duché de Mantoue, conteste les droits de Charles de Nevers. En juin 1630, l’armée impériale envahit le duché qui est livré au pillage. Le « sac de Mantoue » fut d’une telle férocité que l’empereur lui-même – dit-on – fut horrifié des excès de ses lansquenets déchaînés. Tout ça pour rien, serait-on tenté de dire, puisque le traité de Ratisbonne, signé en octobre de la même année, imposa à l’empereur d’évacuer Mantoue… Quoi qu’il en soit, le palais ducal fut incendié, et avec lui de nombreux manuscrits d’oeuvres scéniques de Claudio Monteverdi, composées aussi bien durant les vingt trois années passées à Mantoue, qu’après son départ à Venise, en 1612.

Après un tel désastre, on voudrait croire que les partitions composées par Monteverdi pour les théâtres de la Sérénissime auraient connu un meilleur sort. Las, il n’en est rien, et c’est miracle si deux d’entre elles nous sont parvenues, et encore sans qu’on puisse formellement les attribuer au maître de Crémone !

Il est banal – mais pas inutile – de rappeler que trente-cinq années séparent l' »Orfeo » (1607) du « Ritorno d’Ulisse in Patria » (1641) et de « L’Incoronazione di Poppea » (1642). Pour les remplir, on ne dispose que de quelques partitions que Monteverdi conserva pour les éditer – parfois bien plus tard – dans les Livres de madrigaux : le Lamento d’Arianna, le Ballo delle Ingrate, le ballet Tirsi e Clori, et le Combattimento di Tancredi e Clorinda.

Pour moins de deux heures de musique conservées, combien perdues ? Beaucoup, c’est sûr, même si le détail des oeuvres scéniques composées par Monteverdi n’est guère aisé à établir. Mais, face à un tel géant, le « devoir de mémoire » s’impose, quoi qu’il en coûte de regrets.

Pour cela, il faut revenir en 1607 : après le succès de « l’Orfeo », Monteverdi croule sous les commandes en vue du mariage de Francesco de Gonzague, fils du duc Vincenzo, prévu au printemps 1608 : un opéra – « Arianna » – , une musique de scène – « Idropica » – , et un ballet – le « Ballo delle Ingrate ».

On sait dans quelles conditions fut composée « l’Arianna » : délais trop courts, mort de la chère épouse Claudia, puis de la principale interprète Caterina Martinelli, cabales, intrigues… « Arianna » fut représenté le 28 mai 1608. Certains – Vincent d’Indy notamment – ont avancé qu’il ne s’agissait que d’un « opéra à un seul personnage », dont le fameux Lamento aurait représenté l’essentiel. Difficile de faire sienne une telle hypothèse ! Si « Arianna » avait été une oeuvre très courte, il resterait à comprendre pourquoi elle aurait donné tellement de mal à Monteverdi, et comment elle aurait pu être retenue pour l’ouverture du théâtre San Moise en 1639. Il est vrai que le Lamento eut un tel succès qu’il fut édité à part. Plus tard, Monteverdi l’adapta sous deux formes : « Lasciatemi morire », madrigal à cinq voix du Livre VI de 1614, et « Pianto della Madona », chant religieux pour voix seule, repris dans les Selva Morale e Spirituale de 1640.

La musique demandée à Monteverdi pour « Idropica », comédie de Guarini, ne consistait en revanche qu’en un prologue. Elle fut exécutée le 2 juin, deux jours avant le Ballo delle Ingrate, que Monteverdi publia trente ans (!) après, dans les Madrigali guerrieri e amorosi du Livre VIII.

Quatre ans après, en 1612, Monteverdi quittait Mantoue pour Venise. Congédié – par le nouveau duc Francesco de Gonzague – ou démissionnaire ? Les avis diffèrent. Quoi qu’il en soit, pendant de nombreuses années, Monteverdi continuera de travailler pour le duché, non sans quelques heurts : commandes annulées par le duc, livrets refusés par Monteverdi…

En 1615, Monteverdi compose ainsi la demande du duc Ferdinand un ballet « Tirsi e Clori », qui aura la chance d’être publié en 1619 dans le Livre VII. Il refuse en revanche le livret des « Nozze di Peleo e Tetide », mais travaille à un livret « Alceste e Admeto »…dont la commande est annulée. En 1618, il travaille à une « Andromeda », mais de tellement mauvaise grâce – près de deux ans après, elle n’a pas beaucoup avancé… – que la commande finira également par être abandonnée…

En 1620, il écrit à nouveau pour Mantoue : une cantate théâtrale « Apollo », « con gesto », dont le Lamento eut beaucoup de succès, puis trois intermèdes dont on ne sait pas grand-chose.

En 1624, « Il Combattimento di Tancredi e Clorinda » est exécuté chez le patricien Girolamo Mocenigo, à Venise. C’est la première oeuvre scénique « vénitienne » de Monteverdi. Comme le « Ballo delle Ingrate », elle aura la chance d’être publiée en 1638, dans les Madrigali guerrieri e amorosi du Livre VIII.

En 1627, Monteverdi se permet de refuser deux livrets de Rinuccini, « Aretusa » et « Narciso », mais travaille à nouveau pour Mantoue : une « Armida », et, surtout, un opéra comédie « La Finta Pazza Licori », pour lequel le compositeur semble s’être passionné, et qui, à ce titre, laisse bien des regrets, d’autant qu’elle fut reprise à Venise, en 1641, pour l’inauguration du teatro Novissimo.

En 1628, Monteverdi travaille pour le duché de Parme : cinq intermèdes pour « l’Aminta » du Tasse, et un tournoi, « Mercurio e Marte ». Tous perdus.

En 1630, le premier opéra vénitien montéverdien, « Proserpina rapita », est représenté chez Girolamo Mocenigo. En dépit d’une reprise au San Moise en 1644, seul le livret a été conservé.

Il faut attendre 1639 pour qu’éclate le bouquet final, sous l’impulsion de l’ouverture au public des théâtres vénitiens : « Adone » est représenté au teatro San Giovanni, puis « Il Ritorno d’Ulisse in patria » au San Cassiano, et « Le Nozze d’Enea con Lavinia » au SS Giovanni e Paolo, en 1641. Puis enfin « l’Incoronazione di Poppea » au SS Giovanni e Paolo en 1642. Cette même année, Monteverdi compose aussi un ballet pour Parme, la « Vittoria d’amore ». Il s’éteindra l’année suivante.

Trois opéras conservés : trois chefs d’oeuvre. Qui peut en dire autant ? Et si on ajoute que deux d’entre eux furent composés à près de soixante-quinze ans : oui, vraiment, Monteverdi est sans rival.

Jean-Claude Brenac – Octobre 2003

Pour en savoir plus sur Claudio Monteverdi : tableau chronologique, les oeuvres théâtrales