Dervieux contre Guimard, rivalité chez les filles d’Opéra

En cette année 1769, la guerre est déclarée, et le Tout-Paris en suit les péripéties avec délectation.

Deux danseuses de l’Opéra s’affrontent. Marie-Madeleine Guimard, la Terpsichore du temps, la Grâce du XVIIIe siècle, voit sa suprématie contestée par une jeune danseuse, de dix-neuf ans sa cadette, Anne-Victoire Dervieux.

Née à Paris en décembre 1743, Marie-Madeleine Guimard a débuté à l’Opéra en mai 1762, dans les Fêtes Grecques et Romaines de Colin de Blamont, remplaçant Mlle Allard blessée au pied. Elle est devenue rapidement danseuse seule en double et figurante, puis danseuse seule, aux côtés des vedettes, Mlles Lany, Lyonnais, Vestris, Allard.

Sachant qu’une danseuse de l’Opéra ne peut faire carrière sans protecteur, elle a noué assez tôt une liaison durable avec Jean-Benjamin La Borde, fermier général, premier valet de chambre ordinaire du Roy. Ses succès sur la scène – on a particulièrement apprécié sa façon de jouer et chanter le rôle de la Statue dans le Pygmalion de Rameau – ne le cède qu’à son triomphe à la ville. Ses besoins financiers sont immenses, et La Borde s’essouflant à remplir sa bourse toujours vide, elle a su s’assurer la protection de Charles de Rohan, prince de Soubise, dont on dit qu’il avait fait si mal fait la guerre qu’il n’avait pu échapper au bâton de Maréchal de France. La Guimard peut ainsi mener la grande vie, recevant trois fois par semaine, une fois les gens de cour, une autre les artistes, savants, et une troisième les libertins et débauchés. Elle s’est fait construire une maison de campagne, à Pantin, doté d’un théâtre de poche de 257 fauteuils. Aller à Pantin n’est alors pas moins coté qu’aller à Versailles, et on gardera longtemps en mémoire la représentation de La Partie de chasse de Henri IV. Mlle Guimard sait soigner sa popularité, étalant le luxe de son attelage sur la promenade de Longchamp, mais aussi visitant les pauvres dans les mansardes durant les grands froids d’hiver, ce qui attendrit fort le sensible Marmontel.

Maréchal de Soubise
Quel était le secret de Mlle Guimard ? On a dit d’elle (*) : Non seulement elle n’était pas belle, mais elle n’était même pas jolie. On la surnommait L’Araignée, tellement elle était maigre. Pourtant, elle avait ce que je ne sais quoi d’indéfinissable qui séduit, sans que l’esprit et le coeur sache pourquoi. Et ses admirateurs disaient avec simplicité : C’est la volupté en personne. À elle seule, elle représente les trois Grâces.

Mademoiselle Guimard
Tout sourit à Terpsichore, quand des nuages commencent à s’accumuler. Une jeune danseuse, qui avait pâli de jalousie en se rendant à Pantin, s’est juré de se hisser au moins aussi haut que la Guimard.

Née en 1752, fille d’une blanchisseuse et d’un intendant, Anne-Victoire Dervieux a paru pour la première fois dans les ballets de l’Opéra en octobre 1765, à l’occasion d’une reprise d’Hypermnestre, de Gervais, en tant que danseuse figurante, bien en retrait derrière les vedettes Mlles Allard et Guimard.

Mlle Dervieux en Grace
A son tour, elle s’est mise à la recherche d’un protecteur, et l’a trouvé en la personne de Louis-François de Bourbon-Conti, dit le prince de Conti, dont on disait qu’il était propre à tout et capable de rien, et qui règne sur le quartier du Temple, une ville dans la ville, échappant à la juridiction royale.

Prince de Conti
Ne voulant pas se limiter à la danse, Mlle Dervieux a appris à vocaliser, et a été reçue au Concert Spirituel. On l’a aussi remarquée dans le rôle de Colette dans une représentation du Devin du village donnée à Chantilly, chez le prince de Condé. Elle a su faire la conquête de Jean-Jacques Rousseau, et même de Sophie Arnould, dont chacun connait – et redoute – la langue acérée.

Anne-Victoire meurt d’ambition. Une ambition que les libéralités du prince de Conti ne peuvent suffire à nourrir. Aussi a-t-elle eu recours à une autre protecteur, en la personne d’Étienne François de Choiseul, comte de Stainville.

Comte de Stainville
En juillet 1769, la rumeur fait grand bruit : rien ne va plus pour Mlle Guimard. On parle de banqueroute, on ne fait plus la fête à Pantin. La Borde est ruiné, et Soubise, ne supportant plus de devoir partager sa protégée avec d’innombrables soupirants, a décidé de ne plus verser les mille écus hebdomadaires.

Mlle Dervieux jubile… mais pas longtemps. Son protecteur aussi, le prince de Conti, lui fait défaut. Pour le remplacer, la Dervieux vise haut, et se verrait bien récupérer ce que Soubise versait à la Guimard. Elle parvient à ses fins et obtient 2 400 livres de celui qu’on nomme le père universel des filles de l’Opéra.

Mais la Guimard aussi a de la ressource : en deux mois elle a rétabli la situation, dans des conditions rocambolesques. Un prince allemand lui offre cent mille livres, mais veut aussi la contraindre à l’épouser. Il finit par l’enlever, et Soubise le poursuit, l’attaque, et récupère sa protégée. Plus amoureux que jamais, Soubise reprend sa place d’amant utile, La Borde n’est plus que l’amant honoraire, et Dauberval tient le rôle de greluchon (**). Pour faire bon compte, elle s’adjoint Louis Sextius Jarente de La Bruyère, évêque d’Orléans. Les spectacles de Pantin peuvent reprendre.

En avril 1770, Anne-Victoire Dervieux, qui n’en est plus à une provocation près, frappe un grand coup. L’occasion est bonne: les fêtes données à Versailles à l’occasion du mariage du Dauphin, futur Louis XVI, avec la jeune archiduchesse d’Autriche Marie Antoinette. Le nouvel opéra construit par Gabriel accueille une reprise de Persée. On s’ennuie ferme durant les quatre premiers actes, avec la musique de Lully trafiquée par Joliveau, les inombrables ballets, les interminables changements de décor… jusqu’à ce que apparaisse la Dervieux, en Hymen descendant du ciel sur une nuée, entourée de l’Amour, de Vénus et de Hébé. Le public retient son souffle en découvrant que la danseuse est simplement nue sous une veste et une culotte de taffetas chair tendre. Les hommes sont fascinés, les femmes indignées. Autant dire un succès : Anne-Victoire Dervieux est célèbre.

Entre les deux danseuses, la tension ne fait que monter, et la rivalité se transporte sur le plan immobilier. Anne-Victoire quitte la rue Sainte-Anne pour s’installer rue des Petits-Champs, dans une maison de 120 000 livres. Qu’à cela ne tienne : la Guimard riposte en se faisant construire un hôtel par l’architecte Ledoux, rue de la Chaussée d’Antin. Ce qui fut surnommé le Temple de Terpsichore renfermait grands appartements, petites appartements, jardin d’été, jardin d’hiver, bibliothèque, galerie de tableaux galants, et, bien sûr, un théâtre.

Retour à la scène. Mlle Dervieux a gravi les échelons, et de danseuse doublante, est devenue danseuse seule et en double, autant dire l’égale de la Guimard. Mais sa santé, altérée par des excès, la contraint à s’arrêter souvent. Trop souvent. En avril 1774, à l’âge de 22 ans, Anne-Victoire Dervieux abandonne l’Opéra. Elle va pouvoir se consacrer entièrement à son métier de courtisane. Mlle Guimard, pour sa part, continuera à faire partie de l’Opéra jusqu’à son mariage avec Jean-Étienne Despréaux, danseur et auteur dramatique, en 1789.

L’heure n’est plus alors à la rivalité entre les courtisanes de l’Ancien Régime. Avec la Révolution, il va leur falloir apprendre d’abord à survivre. Toutes deux mourront oubliées, la Guimard en 1816, la Dervieux en 1826.

Jean-Claude Brenac – Novembre 2008

(*) Princesses de comédie et déesses d’opéra – Arsène Houssaye

(**) il y a toute une hiérarchie autour des courtisanes, selon la bourse ou le coeur : le Monsieur est l’entreteneur et protecteur avoué ; le Greluchon, l’amant de coeur, dont on est en droit d’attendre de menus cadeaux ; le Farfadet, lui, est reçu gratis ; le Miché est l’amant de passage payant.