En 1739, un conseiller au parlement de Bourgogne, âgé de trente ans, quitte Dijon pour l’Italie. Avide de connaissances, épris du beau, il veut tout voir : l’architecture, les sculptures, la peinture, les femmes… et tout entendre, car il s’intéresse aussi à la musique.
Charles de Brosses, celui que l’histoire n’appelle plus que le Président de Brosses, est à peine arrivé à Lyon qu’il va à l’Opéra. La salle est belle, mais peu remplie à son goût. Il en est tout de même très content, trouvant les habillements fort beaux, mais les décorations seulement passables. Il y entend notamment la Tulou, qui se tire encore d’affaire en province (1); une demoiselle Plante, maniérée à l’excès qui singe la Antier (2). Il y admire surtout une jeune danseuse, nièce de Marie Sallé, qu’il n’hésite pas à comparer à la Camargo.
A Marseille, il va assister à une comédie – mais la pièce est mauvaise – puis à un concert, avec un orchestre fort nombreux en voix et en instruments et des choeurs qui vont à merveille.
Après être passé à Gênes, Milan, il séjourne à Venise. La musique ne manque pas, et il y a académie presque tous les soirs. Il rencontre Vivaldi, qui s’est fait, dit-il, de ses amis pour lui vendre des concertos bien chers. Il trouve que c’est un vecchio (3) mais encore doté d’une furie de composition prodigieuse. Il est très étonné de trouver que Vivaldi n’est pas aussi estimé à Venise qu’il le mérite. En revanche, le fameux Saxon, c’est à dire Johann Adolf Hasse, est le compositeur à la mode. De Brosses entend la célèbre Faustina (4), épouse de Hasse, qui chante d’un grand goût et d’une légèreté charmante, mais, selon lui, ce n’est plus une voix neuve et ce n’est pas la meilleure chanteuse.
Mais à Venise, pour entendre la musique transcendante, il faut aller dans ce que de Brosses appelle les « hôpitaux » (5), mais qui sont en fait des hospices. Là, dit-il, on trouve des filles bâtardes ou orphelines que l’on exerce uniquement à exceller dans la musique. Elles chantent comme des anges, jouent de tous instruments, car il n’y a si gros instrument qui puisse leur faire peur. Charles de Brosses ne tarit pas d’éloges pour la Zabetta, des Incurables, qui l’étonne par l’étendue de sa voix et les coups d’archet qu’elle a dans le gosier, pour la Margarita, des Mendicanti, qui, dit-il, la vaut bien et lui plaît même davantage, pour la Chiaretta, de la Piété, qui serait sûrement le premier violon d’Italie, si l’Anna-Maria, des Hospitalettes, ne la surpassait encore. Encore celle-ci est-elle si fantastique qu’elle joue à peine une fois par an !
Après Venise, de Brosses est à Bologne en septembre, où il est de bon ton d’aller à l’Opéra trois fois la semaine. Il se rend au théâtre San Giovanni in Persiceto, à une vingtaine de kilomètres de Bologne. Dans cet opéra de campagne, il est surtout séduit par un bouffon et une bouffonne qui jouent une farce dans les entractes. Il manque mourir de rire et sa rate se dilate au point de l’empêcher de sentir cette musique céleste, qui n’est autre que celle de la Serva padrona de Pergolèse, dont il acquiert aussitôt la partition originale en vue de la porter en France (6). A Bologne même, de Brosses regrette l’absence d’Anna Maria dite la Parrocherina, de Gaetano Majorano Caffarelli, et de Farinelli, qu’il dénomme le premier châtré de l’univers.
A Florence, de Brosses entend le grand violoniste Francesco Maria Veracini, mais n’est pas complètement séduit : son jeu est juste, noble, savant et précis, mais assez dénué de grâces.
Il poursuit sa route vers Rome, ville peuplée – à parts égales – de statues, de prêtres, de gens qui ne font pas grand chose, et de gens qui ne font rien... Il loue une loge pour l’hiver au théâtre Capranica, où il n’assiste qu’à une seule représentation, la première de Mérope. Il est fort mécontent de sa soirée : il attend longtemps, il y a foule, il est mal assis, les décors ne sont pas finis, les violons sont ivres, les rôles mal sus, les acteurs enrhumés, Mérope abominable, Polyphonte à rouer de coups de canne… De ce naufrage émerge seul Monticelli : il a joué et chanté comme un ange.
De Rome, il rejoint Naples, où il assiste à l’ouverture du grand théâtre du palais, avec la représentation de la Parthénope de Domenico Sarro, en présence du roi qui causa pendant une moitié de l’opéra et dormit pendant l’autre. De Brosses juge ce dernier sévèrement, reprenant une phrase de l’Amphytrion de Molière : Cet homme assurément, n’aime pas la musique. Il n’apprécie guère non plus la composition, qualifiant Domenico Sarro de musicien savant mais sec et triste, mais se déclare enchanté du goût du chant et de l’action théâtrale de Senesino dans le rôle-titre. Il observe toutefois que les Napolitains se plaignent que le célèbre castrat chante dans le stile antico (7), et réservent leurs applaudissements à la Baratti, nouvelle actrice, jolie et délibérée.
A Naples, de Brosses essaye les quatre opéras, qui sont tous en activité en même temps, et sa préférence se porte sur la comédie en jargon Frascatana (8) de Leonardo Leo. Il est carrément enthousiaste : Quelle invention ! quelle harmonie ! quelle excellente plaisanterie musicale ! , et se propose, comme pour la Serva padrona, de porter cet opéra en France.
Jean-Claude Brenac – Novembre 2007
(d’après les Lettres d’Italie du Président de Brosses)
(1) Madeleine Tulou chanta à l’Académie royale de musique, à Paris, où elle fut remplacée par Catherine Lemaure en 1723.
(2) Marie Antier (1687 – 1747), célèbre interprète de Lully, chantait à l’Académie royale depuis 1712, et était alors près de la retraite.
(3) Antonio Vivaldi avait alors 61 ans, et devait quitter Venise l’année suivante, pour Vienne où il devait mourir en 1741.
(4) Faustina Bordoni n’avait alors que trente-neuf ans, mais chantait depuis plus de vingt ans.
(5) Venise comptait quatre Ospedali : San Lazzaro dei Mendicanti, Santa Maria della Pietà, les Incurabili et SS. Giovanni e Paolo dei Derelitti, dit l’Ospedaletto (que de Brosses traduit par « Hospitalettes »)
(6) la première représentation de la Serva padrona à Paris ne devait avoir lieu qu’en 1746, et son succès, prélude à la Querelle des Bouffons intervenir six ans plus tard.
(7) ce qui n’est guère étonnant car Francesco Bernardi, dit Senesino, alors âgé de 54 ans, était en fin de carrière.
(8) il s’agit d’une des oeuvres les plus célèbres de Leonardo Leo, Amor vuol sofferenze, dite aussi La Finta frascatana, ou La Frascatana, sur un livret en dialecte napolitain de Gennarantonio Federico, auteur du livret de La Serva padrona.