Poppée, encore Poppée, toujours Poppée !

Fascinante à bien des égards, l’histoire moderne du « Couronnement de Poppée », LE chef d’œuvre de l’opéra baroque.

Les sources, tout d’abord. On le sait, il existe deux manuscrits du « Couronnement », dont aucun n’est signé de Monteverdi. L’un, dit de Venise, dormait à la Biblioteca Marciana depuis 1843 – date du legs d’une collection de manuscrits rassemblés par un patricien vénitien du XVIIe siècle – lorsque le bibliothécaire Taddeo Wiel, en 1888, en révéla l’existence, sous le titre de « Nerone ». Le « Couronnement » passait ainsi de l’état d’oeuvre mythique – on ne connaissait alors que le livret de Busenello – à celle de réalité vivante.

Le second manuscrit, dit de Naples, fut découvert en 1930, par le professeur Guido Gasperini à la Bibliothèque du Conservatoire San Pietro a Maiella à Naples.

Inutile de préciser que la comparaison des deux manuscrits qui présentent des différences assez sensibles, n’a pas fini de faire le régal des musicologues…

Autre sujet troublant, le doute sur l’attribution du « Couronnement » au maître crémonais. La polémique a fait rage, puis est un peu retombée. Car, même si on ne dispose pas de manuscrit de la main de Monteverdi, qui d’autre, on se le demande, aurait pu, en 1643, écrire un tel chef d’œuvre ? En revanche, le doute est réel pour le fameux duo final « Pur ti miro », qui ne figure pas dans le livret de Busenello, et dont un musicologue italien, Lorenzo Bianconi, s’aperçut, au début des années 1970, que le texte était identique à celui du finale du « Pastor Regio », opéra du célèbre impresario et compositeur Benedetto Ferrari, créé à Venise en 1640. Mais, comme la musique du « Pastor Regio » est perdue, l’énigme n’est pas près d’être résolue…

Quand on trouve un manuscrit composé d’une ligne de chant et d’une ligne de basse, que fait-on ? On ne compte plus les musiciens à s’être lancés dans une « adaptation » du « Couronnement ». Aucune autre partition d’opéra baroque n’a exercé une telle fascination, autant exacerbé les imaginations créatrices. Que de noms, et non des moindres, qui se sont attelés à cette tâche captivante, avec des résultats complètement différents, depuis Ernst Krenek, Gian Francesco Malipiero, Walter Goehr, Raymond Leppard – c’était avant les baroqueux – jusqu’à Alan Curtis, Nikolaus Harnoncourt, Jean-Claude Malgoire, Philippe Boesmans, René Jacobs, Gabriel Garrido, et bientôt Luciano Berio.

Mais il ne faudrait surtout pas oublier le premier d’entre eux, Vincent d’Indy. Imaginons ce 24 février 1905, qui vit la Schola Cantorum recréer en concert huit scènes extraites du « Couronnement », sur un texte traduit en français. On se prend à rêver : la partition de cette adaptation de d’Indy, dont on se plaît à vanter la caractère à la fois moderne et respectueux de l’original, dort à son tour dans quelque bibliothèque. Qui aura l’idée de l’enregistrer ? Ce serait un beau cadeau pour fêter – en 2005 – les cent ans de la renaissance du « Couronnement » !

Cette oeuvre n’a pas exercé son irrésistible attraction que sur les adaptateurs. Il a souvent occasionné une des rares – voire l’unique – incursions dans l’univers baroque d’artistes habitués d’autres répertoires. Parmi les chefs, ou pourrait citer Carlo Maria Giulini en 1953 à la Scala, Herbert von Karajan, dont l’enregistrement à Vienne en 1963, dans l’adaptation – très germanique – de Erich Kraack, est miraculeusement toujours disponible. Et même parmi les baroqueux, Gustav Leonhardt s’est laissé tenter en 1985 à Nancy, lui qui n’est pas vraiment familier de l’univers lyrique.

Parmi les artistes, les exemples – et autant de surprises – sont légion : imagine-t-on Maria Vitale en Poppée et Carlo Bergonzi en Néron (Milan en 1954), José Van Dam en Ottone (Versailles en 1962), Hugues Cuénod en Lucano (Glyndebourne en 1962), Sena Jurinac en Poppée (Vienne en 1963), Boris Christoff en Seneca (Florence en 1966), Grace Bumbry en Poppée et Leyla Gencer en Octavie (Milan en 1967), Elisabeth Söderström en Poppée (Drottningholm en 1976), Trudeliese Schmidt en Octavie (Zürich en 1977), Gwyneth Jones en Poppée, Jon Vickers en Néron et Christa Ludwig en Octavie (Paris en 1978), Felicity Lott en Poppée (Bruxelles en 1979), Martine Dupuy en Octavie (Paris en 1989)…Et la liste n’est pas close, n’annonce-t-on pas Placido Domingo – mais si ! – en Néron en janvier prochain à Los Angeles ?

« L’Incoronazione di Poppea », seul opéra baroque à faire vraiment partie du « répertoire », fascine. Pourquoi ? Peut-être par la réponse qu’il apporte à l’éternelle question « Prima la parole ou Prima la musica ? ». Laissons parler un grand baroqueux (*) : « Comme Mozart, comme Verdi, Monteverdi a marqué l’histoire de l’opéra par des oeuvres magnifiques, des points parfaits d’équilibre entre les différentes composantes du genre, moments où l’alternative Prima la musica, Prima la parole n’a même plus de sens. Aucun ne prime sur l’autre, chacun est indispensable à l’autre. »

Jean-Claude Brenac – Novembre 2002 (**)

(*) Nikolaus Harnoncourt, dans « Opéra International »- mars 1994

(**) documentation tirée de l’Avant-Scène Opéra – « Le Couronnement de Poppée »