Charles Bordes, un découvreur infatigable de la musique ancienne

À la fin du XIXe siècle, qui, en France, connaît Palestrina, Jannequin, Monteverdi, Carissimi, Bach, Lulli, Rameau, et tant d’autres ? Beethoven, Berlioz, Gounod, Wagner, l’opéra meyerbeerien et italien, quelques mélodies de Schubert et de Schumann, toujours les mêmes, quelques airs de Gluck et de Mozart, un peu de Haaydn, fort peu de Bach. Et c’était tout. Au delà commençait le vide. Il semblait que la musique, et la musique française en particulier, fût un art sans origines, sans continuité, dont tout le passé était négligeable, ou perdu dans le néant…

C’est dans ces ténèbres qu’un homme va entreprendre de ramener à la lumière les maîtres d’un passé ignoré, voire dédaigné, et de ressusciter tout un peuple de chefs d’oeuvre.

Né en 1863 à Rochecorbon, près de Vouvray et de Tours, Charles Bordes étudie le piano avec Marmontel et la composition avec César Franck. A vingt-quatre ans, il devint maître de chapelle à Nogent sur Marne, puis, trois ans après, à Paris, à l’église Saint-Gervais. Il met sur pied une chorale, les Chanteurs de Saint-Gervais, qui se fait connaître en ressuscitant le répertoire polyphonique sacré et profane des maîtres français et étrangers des XVe, XVIe et XVIIe siècles. Ainsi vient-on écouter et découvrir à Saint-Gervais Palestrina, Roland de Lassus, Vittoria, Clément Jannequin, Guillaume Costeley.

Charles Bordes
En 1894 il s’associe à deux musiciens, le compositeur Vincent d’Indy et l’organiste Alexandre Guilmant, pour fonder une École de chant liturgique et de musique religieuse, qui devient, deux ans après, la Schola cantorum, qui va entreprendre de faire redécouvrir la musique ancienne.

Charles Bordes, Alexandre Guilmant et Vincent d'Indy
Les premières années du nouveau siècle sont ponctuées d’exécutions mémorables, qui vont permettre à un public ébahi de découvrir Lully (Alceste en 1903, Armide en 1905), Monteverdi (ou Monteverde, comme on disait alors), avec une adaptation en français de l’Orfeo, le 25 février 1904, sous la direction de Vincent d’Indy, avec Alexandre Guilmant à l’orgue. « Le résultat fut merveilleux. Le public parisien de 1904 vibra comme un seul homme, transporté au point d’interrompre l’exécution par des applaudissements, après le récit de de la messagère…Mlle Legrand sut chanter en tragédienne au lieu de se croire en concert. »

Mais c’est surtout à Rameau que s’attachent les animateurs de la Schola, comme le compositeur le mieux à même de représenter le génie français du XVIIIe siècle : La Guirlande (*), Castor et Pollux et Zoroastre en 1903, Les Indes galantes en 1907, Hippolyte et Aricie en 1908, donné à l’Opéra sous la direction d’André Messager, dans une révision de Vincent d’Indy, avec Lucienne Bréval dans le rôle de Phèdre.

Lucienne Bréval
En cette année 1908, Charles Bordes, malade, vit à Montpellier, où il a créé une école de musique. On ne sait comment il parvient à convaincre le directeur du théâtre de Montpellier, où le répertoire d’Ambroise Thomas et Adolphe Adam régnait en maître, de représenter Castor et Pollux en version scénique. Et de lui confier la direction, lui dont un bras est paralysé. Présent à la représentation, Pierre Lalo, le fils du compositeur, raconte : … quand le public entendit le grandiose premier acte de Castor, le choeur de déploration qui lui fait un si noble préambule, puis la scène des funérailles, puis l’air tragique et magnifique de Télaïre, « Tristes apprêts, pâles flambeaux »… la salle fut comme soulevée d’un élan unanime, d’une vague d’émotion et d’admiration : elle voulut l’entendre une seconde fois, non pas telle ou telle scène, mais l’acte tout entier.

Charles Bordes mourut peu après, à Toulon le 8 novembre 1909.

Et aujourd’hui, cet homme qui ressuscita tant et tant de chefs d’oeuvre est – hélas – à son tour bien oublié. Il méritait bien ce modeste hommage.

Jean-Claude Brenac – Mars 2008

d’après « De Rameau à Ravel » – Pierre Lalo – 1947, d’où sont extraites toutes les citations

(*) C’est pendant cette représentation qu’un spectateur se leva et proclama « Vive Rameau, à bas Gluck ! », proclamation reprise par Debussy dans son Monsieur Croche, antidilettante.