Quand les musicologues français redécouvraient l’opéra du Grand Siècle

En décembre 1873, paraît dans « La Chronique musicale », un article de P. Lacôme intitulé « Les Fondateurs de l’opéra français ». C’est le départ d’une étonnante redécouverte de l’opéra classique – on ne disait pas encore baroque – français.

Le vrai coup d’envoi est donné par Arthur Pougin, avec deux ouvrages, le premier paru en 1876, consacré à Rameau ( « Rameau, essai sur sa vie et ses oeuvres »), et surtout le second, paru en 1881, intitulé « Les Vrais créateurs de l’opéra français » (1). Pierre Perrin et Robert Cambert sont les héros de cette « histoire critique des commencements difficiles de ce théâtre glorieux », à qui l’auteur voulait restituer la paternité de l’opéra français, attribuée – « comme il était convenu depuis longtemps et depuis longtemps passé en article de foi » – à Quinault et Lully.

Arthur Pougin (1834 – 1921) avait d’abord été chef d’orchestre, puis violoniste à l’Opéra-Comique, avant de se consacrer aux revues musicales, notamment l’hebdomadaire « Le Ménestrel », dont il fut rédacteur en chef de 1885 à 1914. Il écrivit de nombreux articles et biographies, dont un ouvrage intitulé « Pierre Jélyotte et les chanteurs de son temps », ainsi que deux suppléments à la « Biographie des musiciens » de Fétis, et la révision du fameux « Dictionnaire lyrique » de Félix Clément et Pierre Larousse (2).

A peine trois ans après « Les Vrais créateurs de l’opéra français », paraît « Les Origines de l’opéra français » de Charles Nuitter et Ernest-Antoine Thoinan.

Charles Nuitter (1828 – 1899) est un personnage qui a surtout marqué l’histoire de l’Opéra Garnier. Né Truinet, dont il fit l’anagramme Nuitter, il écrivit de nombreux livrets de ballets, dont rien moins que les célèbres « Coppélia » et « Namouna », ainsi que d’opéras bouffes, notamment pour Offenbach, et des traductions d’opéras étrangers, particulièrement de Wagner. Mais la grande oeuvre de sa vie, dans laquelle il engloutit une partie de sa fortune, c’est la Bibliothèque de l’Opéra, qu’il réorganisa et qu’il eut le plaisir de pouvoir ouvrir au public en 1881.

Quant à Thoinan, né Roquet (1827 – 1894), commerçant et grand voyageur, il réunit une bibliothèque musicale exceptionnelle, et se mit à écrire sur la musique française. Il collabora notamment à la monumentale « Biographie des musiciens » de Fétis, et écrivit un ouvrage sur « Les Hotteterre et les Chédeville » (1894).

Avec « Les Origines de l’opéra français », Nuitter et Thoinan se révèlent des historiens de l’opéra exemplaires. Le titre développé donne le ton : « Les Origines de l’opéra français d’après les minutes des notaires, les registres de la Conciergerie et les documents originaux conservés aux Archives nationales, à la Comédie française et dans diverses collections publiques et particulières ». Dans cet ouvrage de référence, les auteurs font preuve d’une rare objectivité fondée sur l’utilisation exclusive de pièces authentiques. Le mérite de Nuitter et Thoinan serait déjà grand d’avoir reconstitué avec une rare objectivité la naissance de l’opéra français. Il n’en est que plus éclatant d’avoir su aussi en faire une fascinante épopée qui se lit comme un roman(3).

En 1895, c’est un poids lourd de la musicologie française – Romain Rolland – qui choisit comme sujet de thèse « L’histoire de l’opéra en Europe en Europe avant Lulli et Scarlatti », thème qu’il retrouvera en 1908 dans « Musiciens d’autrefois ». Connu pour sa « Vie de Beethoven », Romain Rolland fut un critique musical de premier plan, dont la biographie de Haendel, datée de 1910, a été maintes fois rééditée (4).

En 1908, Rameau est à l’honneur, avec deux biographies, l’une de Lionel de La Laurencie, l’autre de Louis Laloy. Ce n’est qu’à l’âge de trente-sept ans que Lionel de La Laurencie (1861 – 1933) décida de se consacrer à la musique, mais il fut un acteur important de la musicologie française du premier tiers du XXe siècle, fondant et présidant à deux reprises la Société française de musicologie. Auteur d’une monumentale « Histoire de l’école française de violon », il ajouta à sa biographie de Rameau une biographie de Lully (1911). Dix ans plus tard, il devait céder à son tour à la fascination exercée par la naissance de l’opéra français en publiant « Les Créateurs de l’opéra français ».

Louis Laloy (1874 – 1943) fut pour sa part un des fondateurs du « Mercure musical », avant d’être secrétaire général de l’Opéra, critique musical à la « Revue des Deux Mondes », et professeur d’histoire de la musique au Conservatoire.

Puis vint Henry Prunières (1886 – 1942). Élève de Romain Rolland, il débuta sa carrière de musicologue en 1909 par une biographie de Lully, et consacra sa thèse à « L’Opéra italien en France avant Lulli » (1913), complété par « Le Ballet de cour en France avant Bensérade et Lulli » (1914). « Vivant par la pensée dans l’intimité de cet homme singulier », il devait revenir à Lully, vingt ans après, avec la fameuse « Vie illustre et libertine de Jean-Baptiste Lully» (1929), qui ne laisse rien ignorer du penchant du Florentin pour ce que l’on nommait alors le vice italien, et en entreprenant une édition monumentale des oeuvres de Lully, restée inachevée. Ce qui ne l’empêcha pas de s’intéresser aussi à Monteverdi (1927) et, ce qui est remarquable, à Cavalli, dont son ouvrage « Cavalli et l’opéra vénitien au XVIIe siècle » (1931), est encore aujourd’hui le seul ouvrage en langue française consacré à ce compositeur à la musique si attachante.

Comme en 1908, Rameau est à nouveau à l’honneur en 1930. « L’Opéra de Rameau » est le sujet de thèse choisi par Paul-Marie Masson (1892 – 1954), élève de Romain Rolland, professeur de l’histoire des arts. Par ailleurs le compositeur Georges Migot (1891 – ?) lui consacre une petite biographie.

Il faut attendre la fin de la 2e Guerre pour que les musicologues retrouvent le chemin de l’époque classique. Germaine Crussard (1893 – 1947), pianiste, claveciniste, chef d’orchestre et musicologue, est la première à consacrer un ouvrage à Marc Antoine Charpentier (1944). L’année suivante, Bernard Champigneulle, auteur d’une Histoire de la musique, publie « L’âge classique de la musique française ».

Mais les musicologues reviennent inlassablement aux deux géants de l’opéra français. En 1949, deux nouvelles biographies sont consacrées, l’une à Rameau, par Jacques Gardien, l’autre à Lully, par Eugène Borrel (1876 – ?), professeur de violon et d’histoire de la musique à la Schola cantorum, directeur de la Société Haendel, puis secrétaire de la Société française de musicologie. Et une encore à Lully, en 1951, avec « Louis XIV et Lully » de Théodore Valensi.

Les autres compositeurs de l’époque classique devront attendre : 1950 pour Jean-Joseph Mouret, 1957 pour André Campra et Michel-Richard Delalande, 1965 pour Henry Desmarest, 1985 pour Jean-Marie Leclair, 1988 pour Marc Antoine Charpentier, 1991 pour Marin Marais, 1995 pour Elisabeth Jacquet de La Guerre, 1998 pour Nicolas Clérambault, 2001 pour Joseph Bodin de Boismortier et Charles-Hubert Gervais.

Espérons que la liste ne soit pas close. Car Destouches, Colin de Blamont, Francoeur et Rebel, Mondonville attendent leur tour.

Jean-Claude Brenac – mars 2006

(1) cet ouvrage est disponible sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale

(2) cette édition de 1905 a été publiée par Tchou dans la « Bibliothèque des Introuvables »

(3) une réimpression est disponible aux Editions Minkoff

(4) la dernière réédition en date en 2005 chez Actes Sud