Pietro Antonio Domenico Bonaventura Trapassi, surnommé Métastase, avait le chic pour trousser des livrets où l’amour le disputait au devoir.
Aurait-il puisé son inspiration dans sa propre expérience ?
Il aurait d’abord aimé la fille du compositeur Francesco Gasparini, élève de Corelli et de Pasquini. Ils se connurent à Rome en 1718. Année riche en événements pour le jeune poète alors âgé de vingt ans : le 6 janvier, son protecteur, le juriste Gian Vincenzo Gravina, un des fondateurs de l’Accademia romana di Arcadia, meurt dans ses bras… non sans avoir le bon goût de lui laisser tous ses biens. Cette même année, il est admis à l’Accademia di Arcadia, et reçoit les ordres mineurs. Il semble que Gasparini eût bien aimé marier Métastase avec sa fille Rosalia, et on a même retrouvé le projet de contrat de mariage, qui fut dressé en avril 1719. Mais… Métastase, pour une raison inconnue, décide de quitter Rome pour Naples où il arrive en mai 1719, laissant Rosalia se consoler avec un autre…
A Naples, Métastase va rencontrer une femme qui devait avoir l’influence décisive sur sa carrière artistique : la chanteuse Marianna Benti, dite la Romanina. Métastase était clerc d’avocat, ce qui ne l’empêchait pas de composer – sous un autre nom – poésies, cantates et sérénades. En 1721, il écrit une sérénade – Angelica e Medoro – et une azione teatrale – Gli Orti Esperidi (*), toutes deux mises en musique par Nicolo Porpora. La Romanina, dont la carrière avait commencé en 1714, y chante les rôles d’Angelica et de Vénus. Le succès est grand et la chanteuse se fait présenter le jeune poète. Elle a trente-sept ans, lui vingt-trois. C’est le début d’une liaison qui durera quinze ans.
Marianna Benti, devenue Bulgarelli par son mariage, n’était pas belle, dit-on, mais avait « un beau port, d’excellentes manières et beaucoup d’esprit ». Elle réunissait chez elle, à Naples, l’élite des compositeurs et des artistes : Hasse, Leo, Vinci, Alessandro Scarlatti, Porpora, Pergolesi, Farinelli. C’est dans ce cénacle prestigieux que Métastase complète sa culture poético-musicale. Sur les conseils de la Romanina, il a abandonné ses études juridiques et se prépare à écrire pour l’opéra. C’est chose faite en 1724, avec la Didone abbandonata, que la chanteuse ne laisse à personne le soin de créer au teatro San Bartolomeo, sur une musique de Domenico Sarro. Se doute-t-elle que le livret de la Didone abbandonata préfigure son propre destin ? Pour l’heure, c’est le succès pour son protégé : le livret de la Didone est repris à Venise par Albinoni, à Naples par Porpora, puis par Leonardo Vinci à Rome. L’inspiration de Métastase s’en trouve stimulée : voici Siroe, aussitôt mis en musique par Vinci, Porpora, et Sarro.
En 1727, Métastase s’installe à Rome. Qu’à cela ne tienne, la Romanina l’y rejoint l’année suivante. Ils y mènent la vie singulière d’un ménage à trois jusqu’en 1729, année charnière dans la vie de Métatstase. Il est en effet invité par l’empereur Charles VI à prendre la place d’Apostolo Zeno comme poète de cour. Il quitte Rome, laissant tout pouvoir à sa « cara Marianna », pour gérer ses biens.
Celle-ci ne supporte pas longtemps l’absence de son protégé. Trois mois après, elle se met en route pour Vienne avec son mari. Mais seul ce dernier atteindra la capitale impériale. Marianna Benti ne dépassera pas Venise et ne reverra plus son cher poète.
Que s’est-il passé ? Il semble que ce soit Métastase lui-même qui, craignant qu’elle ne lui causât des ennuis à Vienne et que se réputation en souffrît, obtint un ordre de cour interdisant à la Romanina d’entrer dans les domaines impériaux. Peut-être aussi avait-il déjà remplacé une Marianna par une autre, Marianna Pignatelli comtesse d’Althann, à qui Métastase avait dédié une sérénade, en 1720, et qui n’était pas étrangère au choix de Charles VI en faveur de Métastase.
En attendant, la Romanina devint furieuse et, dans son emportement, tenta de se tuer, en se frappant à la poitrine avec un canif. Blessée au propre comme au figuré, elle traîna sa misérable vie encore quatre ans. Métastase répondait avec une tranquille politesse à ses lettres passionnées. Les reproches de la Romanina lui semblaient réguliers et inévitables, comme la fièvre quarte. Elle mourut, le 26 février 1734, à Rome, âgée de quarante-huit ans, en faisant de Métastase son…légataire universel.
Métastase subit l’affront et renonça à l’héritage en faveur de Bulgarelli. Il vécut – dit-il – avec le remords, en pensant à la « povera e generosa Marianna », avouant même : « Je n’espère plus pouvoir m’en consoler ; et je crois que le reste de ma vie sera insipide et douloureuse ».
Ce qui ne l’empêcha pas, disent les mauvaises langues, de contracter avec la comtesse d’Althann un mariage secret. Un « lieto fine » bien discret pour les amours difficiles du poète « cesareo »…
(*) Les Jardins des Hespérides
Jean-Claude Brenac – mars 2005
(d’après Romain Rolland – Voyage musical au pays du passé)