Le 22 mars 1687, Jean-Baptiste Lully meurt, d’un coup de canne mal placé – et mal soigné ! Depuis près de quinze ans – 1673, l’année de « Cadmus et Hermione » – il composait pratiquement une tragédie lyrique par an, et n’avait aucune concurrence. Il avait créé un genre qui n’existait que par lui.
Sa mort inattendue – il n’avait que cinquante-cinq ans – ouvrit ce qu’on appellerait aujourd’hui une période d’incertitude.
On allait enfin savoir si le méchant Surintendant avait écrasé dans l’œuf des talents qui ne demandaient qu’à s’épanouir, ou s’il avait occupé toute la place, faute de véritable concurrence.
Pour le savoir, il faut se transporter à l’Académie royale de musique, et observer ce que devient la tragédie lyrique durant les cinquante ans qui séparent la mort du Florentin de la création d' »Hippolyte et Aricie », en 1733.
Dans l’immédiat le « clan » Lully met à profit sa « légitimité » – le gendre de Lully, Jean-Nicolas de Francine, alias Francini, est le nouveau directeur de l’Académie royale – pour occuper le terrain : Pascal Colasse, le disciple, que Lully chargeait de compléter les parties intermédiaires des oeuvres dont il n’avait écrit que le dessus et la basse continue, s’empresse de terminer « Achille et Polixène », la dernière tragédie lyrique restée inachevée. Représentée en novembre 1687, elle ne soulève pas l’enthousiasme et ne sera reprise qu’une fois, vingt-cinq ans plus tard. Quelques mois plus tard, pour le premier anniversaire de la mort de Lully, les spectateurs retrouvent le nom de leur idole, avec « Zéphire et Flore », concocté par ses deux fils, Louis et Jean-Louis. On dit que la pauvreté de l’oeuvre ne rendit que plus cuisants les regrets qui entouraient la mémoire de Baptiste. Une autre tentative d’un duo filial renouvelé, en l’occurrence Louis et Jean-Baptiste fils – « Orphée » en 1690 – n’aura pas plus de succès.
Colasse, lui, joue son va-tout : « Thétis et Pélée » en 1689, « Enée et Lavinie » en 1690, avec Fontenelle comme librettiste, « Astrée » en 1691, sur un livret de La Fontaine. Le premier essai est plutôt réussi : « Thétis et Pélée », rencontre le succès, et sera reprise régulièrement jusqu’en 1750. Les choses se gâtent avec « Enée et Lavinie », dont Destouches trouvera la musique si faible qu’il la réécrira entièrement en 1758, et tournent au désastre avec « Astrée ». En dépit du renom du vieux fabuliste, elle ne dépassera pas les six représentations. De plus, les pamphlets pleuvent sur Colasse : en sa qualité de dépositaire des partitions de Lully, on l’accuse de plagiat, voire de pillage… Colasse a compris, et attendra 1696 – « Jason » – , puis 1700 – « Canente » – pour se réessayer à la tragédie lyrique, hélas toujours sans succès. Il faut reconnaître qu’on reste perplexe à la lecture de l’argument de « Canente » : Canente, nommée ainsi en raison de la beauté de sa voix, mourut de douleur lorsque son époux, Picpus, fut changé en pivert. On veut bien croire que sa raison ait chancelé et que ses dernières années (il mourra en 1709) se soient écoulées dans une demi-folie.
Il faut attendre 1693 pour que des prétendants sérieux se présentent sur le devant de la scène. Le premier n’est pas le premier venu : à trente-sept ans, Marin Marais, est déjà un virtuose reconnu de la viole. Mais il n’a aucune expérience de la scène. Il croit bien faire de s’y risquer avec la caution de Louis Lully qui co-signe « Alcide ou la Mort d’Hercule », oeuvre qui fera son petit bonhomme de chemin, avec des reprises en 1705 et 1716. Mais Marin Marais est avant tout un violiste. Il reviendra à la scène de façon espacée : « Ariane et Bacchus » en 1696, « Alcyone » en 1706, « Sémélé » en 1709. Seule, avec son choeur des matelots et sa fameuse tempête, « Alcyone » obtient un véritable succès et connaîtra plusieurs reprises. On dit que l’oeuvre vint à point pour renflouer les caisses de l’Académie royale, fort malmenées depuis la mort de Lully. Par contre « Sémélé » fut un échec, et dissuada Marais de revenir au théâtre lyrique.
En 1693, Henry Desmarest est encore plus jeune – trente-deux ans – et plein d’ambition. Son échec, dix ans auparavant, au concours de sous-maître de la chapelle lui a laissé un goût amer, et il brûle d’obtenir une fonction officielle à la Cour. Il a déjà donné un aperçu de son talent lyrique en 1686, avec « Endymion » et « La Diane de Fontainebleau ». Quelques mois après « Alcide » de Marais-Lully, sa « Didon » est bien accueillie, et Desmarest se sent pousser des ailes. Hélas, la même année, il est l’objet d’un premier scandale qui va faire chanceler sa réputation : on apprend que l’abbé Coupillet, qui avait obtenu, à la stupeur générale, un des quatre quartiers de sous-maître de la chapelle du Roi en 1683, « sous-traitait » en secret ses compositions à…Desmarest. L’abbé est démis, et remplacé par Michel-Richard Delalande. Le Roi, dit-on, ne semble pas en tenir rigueur à Desmarest, mais l’alerte a été chaude. Pour lui, les choses ne vont pas aller en s’améliorant : il a beau dédier sa nouvelle tragédie au Roi, et veiller à y inclure l’inévitable scène de sommeil, façon « Armide », sa « Circé », créée en 1694, ne convainc pas. L’année suivante, »Théagène et Chariclée » est un véritable échec, en partie causé par un livret bourré à l’excès de scènes de magie par le librettiste Duché de Vancy. Desmarest perd son épouse en 1696 ; six mois après, il noue une liaison avec une jeune fille de dix-neuf ans, ce qui va causer sa perte. Plainte du père pour rapt et séduction en 1698, condamnation en 1699, fuite de Desmarest en Flandre avec femme et enfant, nouvelle condamnation a être pendu en effigie en 1700. Son « Iphigénie en Tauride », laissée inachevée et terminée par Campra, est accueillie froidement en 1704, et il faudra attendre la reprise de 1711 pour qu’elle s’impose. Mais Louis XIV ne voudra jamais pardonner à Desmarest. Et s’il finira par obtenir sa grâce du Régent en 1720, les portes de la Cour lui resteront fermées. Il était écrit que Desmarest, qui rêvait de Versailles, devrait se contenter de Lunéville.
L’année 1693 se termine avec la « Médée » de Marc Antoine Charpentier. On ne sait ce qui poussa Charpentier à affronter la tragédie lyrique. Il ne pouvait ignorer que son image « italianisante » – ah ! ce voyage de jeunesse en Italie ! – lui faisait le plus grand tort, et qu’il devrait affronter le clan des lullystes purs et durs. Dix représentations, pas plus, une reprise à Lille en 1700 qui se termine dans les flammes, Charpentier mourra en 1704 sans être revenu à la scène lyrique. Avec comme épitaphe, ce terrible mot de Lecerf de La Viéville : « Qu’a laissé le sçavant Charpentier pour assurer sa mémoire ? Médée et David et Jonathas. Il vaudrait mieux qu’il n’eût rien laissé. »
Si, en cette fin de siècle, les « gardiens du temple » ne désarment pas, les goûts évoluent, et un nouveau genre lyrique émerge, avec lequel la tragédie lyrique devra désormais composer. André Campra n’est pas l’inventeur de l’opéra-ballet – on avance plutôt le nom de Pascal Colasse, avec le « Ballet des Saisons », en 1695 – mais c’est lui qui le fait « exploser » : L’Europe galante en 1697, Le Carnaval de venise en 1699. Plus encore que la tragédie lyrique, l’opéra-ballet fait la part belle à la danse, mais au lieu d’être construit sur une intrigue unique « tragique », il enchaîne des « entrées » à intrigues indépendantes, plutôt badines et exotiques, n’ayant comme point commun que de se rapporter à un même sujet général. Agréable à regarder, pas fatigant à écouter, l’opéra-ballet substitue l’agrément à la grandeur. Pas de doute, on change de siècle.
Jean-Claude Brenac – Mars 2004