Qu’est-ce qu’il avait, Antonio, il n’était plus bien à Venise ?

Avril 1740 : Antonio Vivaldi démissionne de la Pieta et fait connaître son intention de quitter Venise.

28 juillet 1741 : Antonio Vivaldi est inhumé dans le cimetière de l’hôpital de Vienne. Il n’a droit qu’à la cérémonie réservée aux indigents et à un glas simple.

Tous ceux qui se sont intéressés au Prêtre roux ont essayé, le coeur un peu serré, de répondre à la question : Pourquoi ? Quelles raisons ont-elles bien pu pousser celui qui, à nos yeux, symbolise la Sérénissime baroque, à décider – à soixante deux ans ! – d’un exil qui le mènerait à une fin misérable dans la capitale autrichienne ?

Des ennuis avec la hiérarchie ecclésiastique ? certes le cardinal Tommaso Ruffo a interdit les portes de Ferrare à ce prêtre qui ne disait pas la messe et vivait dans une proximité sulfureuse avec une jeune cantatrice et sa soeur. La saison d’opéras que Vivaldi préparait à Ferrare pendant le carnaval 1737/38 en a été compromise. D’après ses lettres au marquis Bentivoglio – merci au passage au « méchant » cardinal Ruffo sans lesquelles ces lettres devenues célèbres n’existeraient pas… – , Vivaldi semble en avoir été très affecté, notamment par les allusions à ses « relations » avec Anna et Paolina Giro. Fâcheux contre-temps, à coup sûr. Mais limité à Ferrare, et qui ne semble avoir en rien contrecarré la poursuite des activités théâtrales de Vivaldi à Venise. Et puis que Vivaldi ne dise pas la messe et vive plus ou moins en concubinage avec Anna Giro était de notoriété publique.

En disgrâce, Vivaldi ? ce n’est pas ce que laisse entendre son emploi du temps en ces années 1738/40 : invitation, en janvier 1738, à diriger le concert d’inauguration du centenaire du théâtre d’Amsterdam, exécution , au printemps de la même année, de la cantate Mopso, dédiée au prince Ferdinand de Bavière, concert à la Pieta, en mars 1740, en l’honneur de Frédéric Christian, électeur de Saxe, à qui il dédie la cantate Il Coro delle Muse.

Relations dégradées avec la Pieta ? il n’est pas douteux que les absences répétées de Vivaldi n’étaient guère appréciées des administrateurs de l’Ospedale. Et lorsqu’il avait été réintégré comme maître de concert en 1735, ce n’avait pas été à l’unanimité, et à la condition expresse qu’il ne s’absente plus, comme il l’avait fait si souvent.

Des problèmes politiques ? on a dit que les sympathies de Vivaldi allaient aux idées libérales, ce qui ne pouvait que déplaire aux autorités hyperconservatrices de la Sérénissime. Mais la règle, à Venise, imposait le silence sur ce type de sujet, et on ne sache pas que Vivaldi l’ait transgressée.

Des raison économiques ? la République traversait effectivement une période de crise conduisant à une forte réduction des dépenses. Vivaldi pouvait craindre d’en subir le contrecoup financier. A preuve, le fait qu’il n’ait pas remplacé à la Pieta.

Une défaveur de la part du public vénitien ? il est vrai que le président De Brosses, qui rencontre Vivaldi en août 1739, se dit surpris de constater que celui qu’il appelle le « Vecchio » n’est pas aussi estimé qu’il le pensait. Il est vrai aussi que la vague napolitaine est en train de submerger l’opéra vénitien, et que la reprise de Siroe à Ferrare en 1738 a été mal accueillie. Mais Vivaldi sait s’adapter, et cela n’empêche pas une saison très active au Sant’Angelo en 1739 : trois opéras nouveaux : L’Oracolo in Messenia et le pasticcio Rosmira fedele, Feraspe en automne, et deux reprises : Armida et Tito Manlio. A chaque fois, avec la participation de la fidèle Anna Giro.

C’est aussi en 1739 que la bête noire de Vivaldi, Benedetto Marcello, qui l’avait tant raillé dans le Teatro alla moda – mais c’était en 1720 – est envoyé comme camerlingue à Brescia, où il mourra quelques mois après son arrivée.

Donc tout n’allait pas si mal. De toute façon, comme le dit si bien Jean-Christophe Spinosi, « Sa vie durant, Vivaldi n’a été uni à sa ville natale que par des rapports de lutte et de stratégie, de séduction et d’abandon, d’exil et de reconquête ».

Est-il fatigué de se battre, cet homme qui s’exile ainsi volontairement à soixante-deux ans ? On a peine à imaginer qu’il soit parti « sans biscuit », c’est-à-dire sans une invitation en poche. Et d’abord où allait-il ?

Certains penchent pour une invitation à la cour de Dresde, à la suite de la visite du prince-électeur Frédéric-Christian en mars 1740. Hypothèse cohérente au niveau des dates. C’est en effet peu après cette visite que Vivaldi s’organise en vue de son départ (démission, vente de partitions, etc.) Et pourtant, cette destination est peu probable. S’il allait à Dresde, pourquoi Vivaldi s’est-il arrêté si durablement à Vienne ? On évoque des raisons de santé. Pourtant on sait que Vivaldi effectuera plusieurs démarches à Vienne, ce qu’il n’aurait pu faire malade. De plus, à Dresde, la place était prise : Johann Adolf Hasse avait 41 ans et occupait le poste de maître de chapelle depuis dix ans ; il avait sûrement bien l’intention de le rester…

Alors Vienne ? c’est l’hypothèse la plus probable. Vivaldi entretenait de bonnes relations avec Charles VI, depuis leur rencontre près de Trieste, en 1728. L’empereur, raconte l’abbé Conti, lui avait « donné beaucoup d’argent, avec une chaîne et une médaille en or, et l’avait fait chevalier »(1). Vivaldi pouvait légitimement convoiter la place de maître de chapelle occupée par Johann Joseph Fux qui n’était plus tout jeune (80 ans !).

Hélas, quand Vivaldi arrive à Vienne, Charles VI est mort subitement, le 20 octobre. Vivaldi a dû encore y croire, puisqu’on le voit effectuer de multiples démarches : auprès de Métastase – mais celui-ci est préoccupé par sa propre situation ! – , auprès d’Antoine de Saxe-Meiningen, qui le reçoit à peine… Il fondait sans doute de sérieux espoirs sur François de Lorraine, époux de Marie-Thérèse. Las ! à la mort de Fux, en février 1741, la jeune impératrice nomme à sa place le vice-maître de chapelle Gottlieb Muffat.

C’en est fini pour Vivaldi, à qui il ne reste plus qu’à survivre en bradant ce qui lui reste de partitions. Une « inflammation interne » l’emporte en juillet.

Face à un tel désastre, on se prend à espérer que jusque, dans les derniers moments, Anna et Paolina Giro soient restées présentes. Il le méritait bien. Mais rien ne permet de l’affirmer.

La seule certitude que l’on ait, c’est qu’en ce 28 juillet 1741, une épaisse nuit tombe – et pour longtemps – non seulement sur celui a composé l’oeuvre la plus célèbre au monde, mais aussi sur le siècle d’or de l’opéra vénitien.

Jean-Claude Brenac – Mars 2003

(1) à propos, pourquoi parle-t-on toujours du « chevalier Glück » et jamais du « chevalier Vivaldi » ???