De Jean-Baptiste Poquelin à Molière
Quiconque s’intéresse à Molière se pose nécessairement un jour la question : Molière, pourquoi « Molière » ? ou plus exactement pourquoi « Moliere », sans accent, puisque c’est bien ainsi que Jean-Baptiste Poquelin décida un jour de 1644 de se faire appeler.
Rappelons le contexte : en juin 1643, Jean-Baptiste Poquelin, âgé de vingt-et-un ans, avait décidé de son avenir en s’associant à la troupe des Béjart, après avoir renoncé à la survivance de la charge de tapissier du Roi. La troupe s’était installée au jeu de paume des Métayers, au faubourg Saint-Germain. A la fin de l’année, elle s’était rendue à Rouen, patrie de Corneille, pour la foire de Saint-Romain. C’est le 28 juin 1644 que, dans un acte par lequel la troupe engageait le danseur Daniel Mallet, qu’apparut pour la première fois le pseudonyme de Moliere, marquant sa qualité de chef de la troupe des Béjart. Quelques mois plus tard, le 19 décembre, en délicatesse avec le curé de Saint-Sulpice, et en proie à des difficultés financières, la troupe devait quitter le jeu de paume des Métayers pour celui de la Croix Noire, sur l’actuel Quai des Célestins.
Lorsqu’on aborde la question du pseudonyme choisi part Molière, il est de bon ton, pour ne pas dire incontournable, de se référer à Jean-Léonor Le Gallois, sieur de Grimarest, qui, sans avoir jamais rencontré Molière – il avait quinze ans à sa mort – , fut son premier biographe – certains disent même hagiographe. Grimarest publia, en 1705, une Vie de M. de Molière (1), dans laquelle il indique que c’est lorsqu’ils s’établirent dans le jeu de paume de la Croix Blanche, au Faubourg St Germain, que Molière prit le nom qu’il a toujours porté depuis. Mais il assure que lorsqu’on lui a demandé ce qui l’avait engagé à prendre ce nom, jamais il n’en a voulu dire la raison, même à ses meilleurs amis.
Certes, on peut assez facilement admettre que le jeune Poquelin ait éprouvé le besoin de prendre un pseudonyme lorsqu’il devint chef de troupe. Les acteurs n’étaient pas en odeur de sainteté, et le discrédit ne risquait ainsi pas de rejaillir sur sa famille que sa vocation de comédien n’enchantait guère.
Reste le choix du pseudonyme.
Le mystérieux décor planté par Grimarest ne pouvait manquer de susciter bien des hypothèses, même si certains biographes de Molière écartent le problème d’un revers de la plume.
Il y a tout d’abord les hypothèses tournant autour du choix d’un nom déjà porté par des hommes du monde des lettres ou du spectacle. Parmi ceux-ci, le plus fréquemment cité est sans conteste l’écrivain libertin François de Molière. François-Hugues Forget, sieur de Molière et d’Essertines, né en 1599, mourut assassiné en 1623, à Paris. Il était l’ami de Saint-Amant et de Théophile de Viau. Son oeuvre majeure, inachevée et publiée à titre posthume, est un roman pastoral intitulé La Polixène, maintes fois réédité (2), qui était encore très à la mode dans les années 1640, notamment dans certains milieux littéraires dont Molière était proche. On a remarqué que parmi les personnages du roman figuraient des noms familiers aux lecteurs de Molière : Alceste, Philinte, Oronte, que l’on retrouve dans le Misanthrope… vingt-deux ans plus tard.
Le mystère s’épaissit toutefois lorsqu’on apprend qu’un certain Molière, comédien de province, surnommé le Tragique, serait l’auteur d’une tragédie, intitulée Polixène, qui aurait été représentée devant le Roi, avec assez de succès, et imprimée en 1620. On ne sait maheureusement rien de ce mystérieux auteur si ce n’est qu’il fit d’autres oeuvres qui n’ont point été imprimées. P. L. Jacob, dans sa Jeunesse de Molière (3), se dit tenté de voir dans ce comédien-poète le jeune Poquelin, dont on sait qu’il était attiré par la tragédie. C’est oublier qu’en 1620, ce dernier n’était pas né…
Le romancier-libertin et le comédien-poète – parfois confondus ! – n’étaient toutefois pas les seuls à porter le nom de Molière avant Jean-Baptiste Poquelin. On n’a pas manqué de rapprocher le nom de Molière de celui de Louis de Mollier, que l’on appelait aussi fréquemment Molier ou Moliere. Mollier fut un danseur de cour réputé, et aussi compositeur de musique instrumentale, mais lorsque Molière choisit son pseudonyme, il n’était qu’un violoniste-danseur encore peu connu. Ce n’est qu’à partir des années 1650 qu’on le voit participer régulièrement aux ballets de cour. On a imaginé que Molière et Mollier avaient été amis d’enfance, mais l’hypothèse ne tient guère, car il y avait environ huit d’ans d’écart entre eux, et, de toute façon, on ne voit pas pourquoi Molière aurait emprunté le nom d’un ami encore vivant.
Mais c’est à partir des origines du mot « Moliere » qu’ont fusé les hypothèses les plus variées, mais pas les plus crédibles.
On a ainsi rapproché Moliere de meulière, roche calcaire et dure, proche du silex, utilisée pour la construction de maisons et la fabrication de meule, dont des carrières sont fréquentes autour de Paris. Ou de molière, synonyme de marais, et désignant une terre grasse et marécageuse. Pour les partisans de ces hypothèses, nul besoin de chercher très loin : Molière aurait choisi un nom proche de la nature, à l’instar de nombre d’artistes de l’époque. L’explication a le mérite de la simplicité, mais on ne peut s’empêcher de la trouver un peu courte. Et de se demander pourquoi le comédien en aurait fait mystère ?
Encore moins crédible est le rapprochement de Molière avec le mot latin mulier, signifiant femme. A l’appui de cette thèse, un moliériste du XIXe siècle avance que Moliere se prononçait « Mouliére » au XVIIe siècle. D’autres se sont plu à souligner les aspects féminins de la personnalité de Molière, jusqu’à y déceler des tendances homosexuelles, illustrées par les relations avec le jeune Baron. Mais peut-on sérieusement penser qu’un jeune homme de vingt-deux ans, qui s’érigeait en chef de troupe, aurait pris le risque de féminiser ainsi son image ?
Reste, parmi les origines du mot molière, le verbe moliérer. Au XVIIe siècle, ce verbe signifiant « légitimer » était déjà du vieux français. Les Corneillistes, défenseurs de la thèse selon laquelle Corneille serait l’auteur de toutes les pièces de Molière, se sont emparés de cette étymologie, pour imaginer que c’est Corneille lui-même qui aurait « moliéré » le jeune comédien, en lui donnant ce pesudonyme, lors de leur séjour à Rouen. Arrivé Poquelin à Rouen, il en serait reparti Moliere, adoubé par le grand dramaturge (4).
Au total, il faut bien reconnaître qu’aucune explication n’est vraiment convaincante. Molière n’a jamais voulu dire la raison de son choix. Il avait sans doute ses raisons d’être silencieux. Ne disait-il pas : Un silence, voilà qui est suffisant pour expliquer un coeur (5).
(1) complétée en 1707 par une Addition
(2) La Polixène fut encore rééditée en 1644
(3) parue en 1859
(4) en 1644, Corneille avait trente-huit ans, et avait déjà écrit Le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte.
(5) L’École des Femmes