Trois duels pour un castrat d’exception

Carlo Broschi avait seize ans lorsqu’il eut à soutenir son premier duel. Celui qu’on appelait il ragazzo et qui venait de prendre le nom de ses protecteurs, les frères Farina, avait conquis Naples et allait à la rencontre de Rome.

Il devait y faire ses débuts dans Eumene, un opéra de son mentor Porpora, durant le carnaval de 1721. Pour corser l’évènement, la direction du théâtre Aliberti avait demandé au compositeur d’ajouter un air que Farinelli devait chanter avec accompagnement de trompette. Il y avait en effet à Rome un trompette allemand, qui se produisait dans les salons et faisait l’admiration des mélomanes par la longueur de son souffle et sa virtuosité.

On raconte que, dès les premières représentations, l’artiste allemand et le jeune soprano semblaient se défier mutuellement à qui tiendrait le plus longtemps les notes soutenues. Ce ne fut, les premiers soirs, qu’une sorte d’aimable plaisanterie, où les deux partenaires introduisaient des variations de leur invention et la lutte eut d’abord un caractère essentiellement amical. Mais le public finit par se passionner, et les deux artistes par prendre au sérieux leur rôle de champions. Un soir, ce fut le combat décisif. « L’air commençait par une note tenue en point d’orgue, puis la ritournelle était répétée dans la partie du chant. Le trompette prit cette note avec tant de douceur, il la développa jusqu’au dernier degré de force par une progression si insensible et la diminua avec tant d’art, enfin il tint cette note si longtemps qu’il excita des transports universels d’enthousiasme ; à coup sûr, le jeune Farinelli ne pourrait lutter avec un artiste dont le talent était si parfait. Mais, quand vint le tour du chanteur, Farinelli, sans s’effrayer de ce qu’il venait d’entendre, prit cette note tenue avec une douceur, une pureté inconnues jusqu’alors, la développa avec un art infini et la tint si longtemps qu’il ne paraissait pas possible qu’un pareil effet fût obtenu par des moyens naturels. Une explosion d’applaudissements et de cris d’admiration accueillit ce phénomène. Le chanteur dit ensuite la phrase de mélodie, en y introduisant de brillants trilles qu’aucun autre artiste n’a jamais exécutés comme lui. » Rome était conquise, et Farinelli pouvait revenir à Naples, couvert de gloire.

Farinelli avait gagné son premier duel. Il devait perdre le second, mais y gagner une amitié durable, tout en faisant preuve de l’élégance de caractère qui le caractérisa toute sa vie.

En 1727, Farinelli devait chanter dans l’opéra Antigone d’Orlandini, avec un autre castrat renommé, le bolonais Antonio Bernacchi. On raconte que, dans un duo, Bernacchi reprenait l’air chanté d’abord par Farinelli. Sûr de lui-même, Farinelli développa son air, y introduisant d’étourdissantes variantes, et se livrant à un véritable feu d’artifice vocal. Quand les applaudissements se turent enfin, Bernacchi, à la stupéfaction des auditeurs, reprit une à une toutes les fantaisies de son rival avec une telle virtuosité que Farinelli s’avoua vaincu. Loin de montrer du dépit, il s’inclina avec admiration devant son rival et lui demanda de l’éclairer de ses conseils. Les deux chanteurs se jurèrent amitié, et tinrent parole.

En 1734, c’est à un castrat au tempérament autrement moins facile que Farinelli fut opposé. En clôture du carnaval, au San Giovanni Grisostomo de Venise, était programmé le Merope de Geminiano Giacomelli. Farinelli, dans le rôle d’Epitide, retrouvait son ancien condisciple, le soprano Gaetano Majorano dit Caffarelli, dans le rôle de Trasimede. Caffarelli était réputé pour sa suffisance, ses caprices, sa violence. Les anecdotes à son sujet abondent : il passe une nuit dans une citerne pour échapper aux sbires d’un mari jaloux, il se dispute avec un autre castrat qu’il manque d’assommer en pleine cérémonie religieuse, il menace le librettiste Migliavacca avec un couteau… En scène, il avait l’habitude de se conduire de façon détestable avec les autres chanteurs, allant jusqu’à pincer les fesses d’une cantatrice… On pouvait craindre le pire. Mais ce fut le mieux qui se produisit, et les deux chanteurs, peut-être en hommage à leur maître commun, Porpora, chantèrent en bonne harmonie.

1737. Farinelli part pour Madrid, au chevet de Philippe V. Désormais, il devra mener un long- très long duel avec un adversaire implacable, la Folie qui s’est emparée du petit-fils de Louis XIV, et l’emportera en 1746.

Jean-Claude Brenac – mai 2009