Paradoxe : l’homme qui écrivait, en novembre 1753, qu’il n’y a ni mesure ni mélodie dans la musique française, que le chant français n’est qu’un aboiement continuel, et que les Français n’ont point de musique, et qui ne jurait que par la musique italienne, n’avait eu de cesse de composer une musique qui nous paraît aujourd’hui bien plus française qu’italienne.
Jean-Jacques Rousseau, à force de copier de la musique pour « faire bouillir la marmite », avait fini par se prendre pour un musicien. Mais ses débuts en tant que compositeur s’étaient traduits par une humiliation : les Muses galantes, ballet héroïque, exécuté chez La Pouplinière, n’avait suscité que dédain de la part de Rameau, et avait été refusé par l’Opéra par deux fois, en 1745 et 1747.
Le Devin du village devait avoir un destin bien plus glorieux, dont Rousseau ne laissa à personne le soin d’en relater la genèse. Il raconte ainsi dans le VIIIe Livre de ses Confessions comment, au printemps 1752, il était en cure aux eaux de Passy, près de la colline de Chaillot, logé chez un joaillier nommé Mussard, compatriote – entendons genevois -, parent et ami, qu’il avait connu en Italie, et qui aimait – comme lui – passionnément la musique italienne. Après une soirée consacrée à s’enthousiasmer avec son ami pour les opere buffe, Rousseau ne put trouver le sommeil, et alla rêver à la façon de donner à la France l’idée d’un drame de ce genre. Le lendemain, il fit quelques manières de vers très à la hâte, et y adapta des airs qui lui revinrent en les faisant. Après avoir barbouillé le tout, il ne put s’empêcher de montrer ces airs à son ami et à sa gouvernante, Mlle Duvernois, une très bonne et aimable fille. D’autant plus aimable qu’elle eut le bon goût de joindre ses appplaudissements à ceux de M. Mussard. Plutôt que de jeter au feu ses chiffons, Rousseau ne pouvait faire moins que de se mettre sérieusement à la tâche. En six jours, le livret fut écrit, à quelques vers près, et toute la musique esquissée. Il ne lui restait plus qu’un peu de récitatif et – selon ses propres termes – tout le remplissage, c’est à dire rien moins que l’orchestration, tâche rebutante et nécessitant une certaine technique, qu’il considérait toutefois comme un travail de manoeuvre.
Echaudé par l’insuccès des Muses galantes, et dans la crainte d’un nouvel échec, Rousseau obtint de l’académicien Duclos qu’il se charge de faire essayer le Devin à l’Opéra de façon… anonyme. Il fut ainsi exécuté par l’orchestre de l’Opéra, alors sous la direction de Rebel et Francoeur, sans que le nom de l’auteur soit connu.
Il faut croire que le succès fut au rendez-vous puisque que M. de Cury, intendant des Menus plaisirs, appuyé par le duc d’Aumont, exigea que l’oeuvre soit d’abord représentée à la Cour. Et c’est ainsi que Rousseau alla à Fontainebleau assister à une répétition, où Jélyotte avait tout dirigé, et qu’il jugea passable. En fait, Jélyotte, insatisfait des récitatifs, avait refait ces derniers à sa façon…
Arriva le 18 octobre 1752, date de la première représentation, devant le Roi et Mme de Pompadour. Jelyotte faisait Colin, Mlle Fel, Colette, et Cuvilier, le Devin. Rousseau, par provocation, installé dans la loge de M. de Cury, se présenta dans le même équipage simple et négligé, mais non crasseux ni malpropre (sic) qui lui était ordinaire : grande barbe, et perruque mal peignée. La pièce fut très mal jouée quant aux acteurs, mais bien chantée & bien exécutée quant à la musique. Selon lui, dès les premiers accords, l’assistance fut conquise, et l’audition n’était qu’à peine troublée par un chuchotement de femmes…belles comme des anges, s’entredisant à mi-voix : Cela est charmant, cela est ravissant, il n’y a pas un son là qui ne parle au coeur.
Louis XV lui-même s’engoua de la pièce et, Jélyotte raconte que, toute la journée du lendemain, Sa Majesté ne cessa de chanter avec la voix la plus fausse du royaume : « J’ai perdu mon serviteur, j’ai perdu tout mon bonheur ».
Le lendemain, alors qu’il devait être présenté au Roi, et se voir attribuer une pension, Rousseau préféra quitter Fontainebleau dès le matin, alléguant sa santé.
Le 1er mars 1753, l’Opéra reprenait Le Devin du village, avec, selon le Mercure de France, un succès aussi brillant que complet. C’était le début d’une étonnante carrière – cinq cent quarante représentations ! – pour ce que le critique Pierre Lalo devait plus tard qualifier d’oeuvrette aimablement insignifiante, dont l’auteur fut un fort petit musicien.
Jean-Claude Brenac – Mai 2007