Le Prologue, miroir de l’histoire

Romain Rolland n’avait pas manqué de le remarquer (*) : « Les Prologues, dont le Roi est toujours le héros, suivent l’histoire des guerres et des traités. »

Aussi est-il bien tentant de faire défiler l’histoire guerrière de quinze années du règne de Louis XIV à travers les prologues des tragédies en musique de Lully.

« Cadmus et Hermione » (avril 1673) : le prologue met en scène le dieu Apollon, dieu du Jour, de l’Harmonie et de la Poésie, qui abat de ses flèches le serpent Python, animal fabuleux et monstrueux aux cent têtes redoutables et aux cent gueules vomissant des flammes. L’allusion à la guerre des Provinces Unies est claire : c’est le Roi (Apollon) qui a abattu les armées en guerre, notamment hollandaises (Serpent python).

Mais quelle est la situation sur le front de la Hollande, en ce printemps 1673 ? Moins brillante qu’il n’y paraît. En mai 1672, le Roi après une inspection de son armée à Charleroi, a décidé d’envahir les Provinces Unies, soit à peu près la Hollande d’aujourd’hui. En juillet, il est entré dans Utrecht.

Succès-éclair, certes, mais…début des difficultés. Dues d’abord une erreur stratégique : au lieu de poursuivre son attaque vers Amsterdam – comme l’y incitait Turenne -, le Roi, cédant à Louvois, a décidé de se rendre maître des places fortes qui résistent encore. Il va ainsi perdre beaucoup de temps, pendant lequel les Hollandais inondent leur pays, et portent au pouvoir le « stadhouder » Guillaume d’Orange, qui voue une haine implacable au Roi Soleil.

Mais foin de stratégie ! Louvois, en bon courtisan, a su flatter le goût du Roi pour les sièges de villes. Il se révèle aussi un bon « conseiller en communication », car l’image du Roi conquérant se renforce au fil des villes tombant entre ses mains. A Versailles, on n’hésite à peine à voir en lui un nouvel Alexandre le Grand.

Pendant ce temps, un nouveau front s’est ouvert à l’Est : Frédéric-Guillaume, électeur de Brandebourg, s’est avisé de soutenir les Provinces Unies. Sous la pression de Turenne, il devra solliciter la paix, en juin. Mais l’empereur Léopold va prendre la relève et, dès août, réunir une coalition contre Louis XIV.

« Alceste » (juillet 1674) : la Nymphe de la Seine se languit dans le jardin des Tuileries, attendant avec impatience le retour du Roi. Elle interroge la Gloire qui la rassure : le Roi, qui a soumis à sa loi le « Fleuve le plus fier qui soit dans l’univers » – le Rhin – , revient.

Où est-il donc, le Roi ? Aux armées. Il y a passé rien moins que 166 jours en 1673, et, en ce mois de juillet 1674, il est encore à la tête d’une armée qui a envahi la Franche-Comté. Au printemps 1674, sous l’impulsion de l’empereur Léopold, la Diète allemande a déclaré la guerre à la France. Celle-ci a riposté sur plusieurs fronts : Condé a stoppé à Senef une avancée des armées coalisées, le Roi a envahi la Franche-Comté, et Turenne, en juin, a empêché la jonction des armées coalisées, et occupé le Palatinat.

En revanche, l’expédition aux Provinces Unies a plutôt mal tourné : en novembre 1673, empêchée d’avancer par les inondations, l’armée française a commencé l’évacuation des provinces occupées, qui se poursuivra jusqu’en mai 1674.

« Thésée » (janvier 1675) : le prologue se passe à Versailles, délaissé par les Plaisirs et les Jeux, depuis que le maître des lieux leur préfère la guerre. Mars paraît sur son char avec Bellone et rassure Vénus : le Roi sera victorieux.

Effectivement, tout va bien pour le Roi Soleil. En décembre 1674, Turenne a attaqué les Impériaux et les a forcés à repasser le Rhin.

« Atys » (janvier 1676) : la déesse Flore, déesse du Printemps, se plaint de ne jamais pouvoir rendre ses hommages au Roi, qui va partir pour la guerre.

Le Roi – hélas ! – a perdu l’un de ses meilleurs capitaines. En juillet 1675, un boulet perdu a emporté le grand Turenne. Mais Louis garde l’avantage. Condé tient bon sur le Rhin, et Vauban s’empare de places fortes en Flandre, qu’il va s’employer à fortifier.

« Isis » (janvier 1677) : le prologue se déroule dans le Palais de la Renommée. Neptune vient annoncer que la gloire du plus grand des rois s’est étendue aux étendues marines.

La mer, en effet, sourit au Roi Soleil. En Manche, le corsaire Jean Bart multiplie les captures et reçoit une chaîne d’or de la part du Roi. En Méditerranée, en 1676, l’amiral Duquesne a remporté coup sur coup trois victoires contre la flotte hollandaise et espagnole à Stromboli (janvier), où l’amiral Ruyter a trouvé la mort, à Agosta (avril) et à Palerme (juin).

« Psyché » (avril 1678) : Flore annonce le retour de la paix, cadeau du plus grand des rois. « Bellérophon » (janvier 1679) : Apollon, après avoir chanté les fureurs de la guerre, invite à chanter les douceurs d’une paix glorieuse pour la France.

Enfin ! la paix tant attendue est arrivée : le traité de Nimègue – ou plutôt les traités puisque quatre furent signés d’août à septembre 1678 – est venu mettre fin aux hostilités. La grande perdante est l’Espagne qui doit céder la Franche-Comté et une douzaine de places de la Flandre.

« Proserpine » (février 1680) : dans le prologue, la Victoire chasse la Discorde qui tenait prisonniers la Félicité, l’Abondance, les Jeux et les Plaisirs, et rompt leurs chaînes. La Victoire et la Paix célèbrent le héros.

Le traité de Nimègue a fait du Roi Soleil le héros de l’Europe. Même si Louis XIV n’a pas que des raisons d’être complètement satisfait, et le fait payer à Pomponne, ministre des Affaires étrangères, remplacé par Colbert de Croissy.

« Persée » (avril 1682) : la Vertu se sent menacée par la Fortune volage. Celle-ci, accompagnée de la Magnificence et de l’Abondance, lui demande de rétablir la paix, sur ordre de l’auguste Héros.

En 1681, Louis XIV semble au faîte de sa puissance. La politique des « réunions » s’est révélée efficace, conduisant à une quasi annexion de nombre de villes et comtés de Flandre, du Hainaut, du Luxembourg, d’Alsace et de Lorraine. En septembre, la ville de Strasbourg, encerclée par Louvois, a été contrainte de lui ouvrir ses portes. Le même jour, les troupes françaises se sont emparées de Casale, forteresse italienne. De plus, la France s’est assurée la neutralité du Brandebourg en a signant un traité d’assistance mutuelle avec Frédéric-Guillaume.

« Phaëton » (janvier 1683) : Astrée compte retourner sur Terre pour y faire régner un nouvel Âge d’or. Elle obtient le concours de Saturne qui annonce l’avènement d’un héros favori du ciel, vainqueur de la Discorde et de l’Envie, qui ouvre une ère nouvelle de jeux et de plaisirs.

« Amadis » (janvier 1684) : un nouveau héros est arrivé dont le règne juste et sage est capable de briser les sortilège qui tenait endormis la magicienne Urgande et son époux Alquif.

« Roland » (janvier 1685) : Démorgon, roi des Fées, rassemble ses sujets pour célébrer les louanges du Roi.

Celui-ci en effet, a des raisons d’être satisfait. Pour riposter à la déclaration de guerre de Charles II d’Espagne, en 1683, l’armée française a mis le siège devant Luxembourg. En juin 1684, la ville s’est rendue après une valeureuse défense. En août, la trêve de Ratisbonne est venue confirmer les territoires « réunis » à la France.

« Armide » (février 1686) : la Gloire et la Sagesse déclarent leur passion pour un auguste héros, maître de cent peuples et surtout maître de lui-même. On chante la douceur de ses lois et la paix, fruit de sa victoire.

Hélas ! le 18 octobre 1685, l’édit de Fontainebleau est venu révoquer l’édit de Nantes. Funeste décision qui annonce des temps moins glorieux pour le Roi trop sûr de lui.

Peut-être avait-il fini par croire tout ce que disaient de lui les prologues !

Jean-Claude Brenac – Mai 2004

(*) Musiciens d’autrefois – Notes sur Lully – Hachette – 1908