Baptiste contre Baptiste ou la tragique naissance de la tragédie lyrique

Alors que l’opéra italien est né dans l’exaltation spontanée d’une poignée d’esthètes florentins, l’opéra français a été enfanté dans la douleur, fruit d’une volonté plus politique qu’artistique. A y regarder de près, la naissance de la tragédie lyrique apparaît elle-même comme une véritable tragédie, où les canons classiques sont respectés : unité de temps : les années 1669 à 1673, unité de lieu : Paris et Versailles, découpage en cinq actes, chacun correspondant à une année. Rien ne manque, ni les « gentils », ni les « méchants », ni les rires, ni les larmes, ni les coups de théâtre, ni les coups bas…

Acte I : 1669. Un certain Perrin obtient, par ordonnance royale, le privilège exclusif de fonder une Académie de musique consacrée à l’opéra. Abbé il n’est pas, mais abbé il se fait appeler, à force d’avoir côtoyé de nombreux cardinaux en tant qu’introducteur (sic) des ambassadeurs chez Gaston d’Orléans. Il se dit aussi poète – ce qui fait bien rire Boileau et La Fontaine – mais on le connait surtout comme un bohème en perpétuelle ribote…quand il n’est pas à la Conciergerie, en prison pour dettes.

Notre « abbé » s’est associé à un musicien de talent, Robert Cambert, ancien surintendant de la musique de la reine-mère Anne d’Autriche. Tous deux n’en sont pas à leur coup d’essai, puisque dix ans auparavant, ils avaient monté une pastorale, dite la « Pastorale d’Issy », qui avait eu bien du succès, et avait même été jouée devant le roi.

Premier coup de théâtre ? plutôt pétard mouillé. Au lieu de s’offusquer de l’obtention par le tandem Perrin-Cambert du privilège royal, Jean-Baptiste Lully, Surintendant de la musique du roi, s’esclaffe et jure à qui veut l’entendre que l’opéra est impensable en France, car le public parisien n’acceptera jamais une pièce chantée de bout en bout. Il faut dire que les efforts de Mazarin pour introduire l’opéra en France n’ont guère été fructueux : lors de « L’Orfeo » de Luigi Rossi, en 1647, on a surtout admiré les « machines » du sorcier Torelli, et lors de « L’Ercole Amante » de Cavalli, en 1662, on a surtout applaudi…les intermèdes dansés de Lully. Et ce dernier de prédire : « Là où Cavalli échoua, Pierre Perrin périra ».

Il faut dire que notre bon Perrin n’a pas eu la main heureuse en s’associant avec un certain marquis de Sourdéac. Noble authentique, mais aussi escroc notoire, acoquiné avec un dénommé Champeron, son alter ego en canaillerie.

Autre acteur majeur, autre Baptiste. Molière a 47 ans, une maladie qui le ronge, mais de l’énergie et du génie à revendre. L’homme de théâtre complet : acteur, écrivain, chef de troupe. Il n’y a que dans la vie privée que ça ne marche pas fort : Armande Béjart, de vingt-deux ans sa cadette, n’est pas l’épouse idéale, et de mauvaises langues insinuent qu’elle pourrait bien être sa fille, qu’il aurait eue de Madeleine Béjart, son ancienne maîtresse…

Les deux Baptiste se connaissent bien : leur collaboration remonte à 1661, lorsqu’ils montèrent, à la demande de Fouquet, la première comédie-ballet « Les Fâcheux ». Amis ? sans doute, mais une amitié sur fond de méfiance.

Dernier acteur de la tragédie, et non des moindres, le roi, celui qui tire les ficelles. Beau, intelligent, bien décidé à mettre les arts au service de sa gloire, et doté d’un flair infaillible pour s’adjoindre les meilleurs. Il a toujours soutenu Molière, mais s’est aussi entiché de Lully. Sait-il déjà qu’un jour, il devra choisir ?

Acte II : 1670. Coup de théâtre : après les « Amants magnifiques », le roi annonce qu’il ne dansera plus. La nouvelle n’est pas bonne pour Lully dont l’emprise sur le roi est étroitement liée à la danse. Peut-être pressent-il qu’il lui faudra trouver de nouveaux ressorts pour affermir cette emprise sans laquelle il n’est rien. En attendant, la comédie-ballet connaît son apothéose avec le « Bourgeois Gentilhomme ». Mais la comédie-ballet, même si Lully est désopilant en Grand Muphti, c’est surtout Molière ! Molière, bonne pâte, qui prête dix mille francs à Lully pour financer son hôtel particulier. Quant à l’opéra français, il est toujours dans les limbes. Perrin et Cambert s’agitent beaucoup, cherchent une salle à Paris, recrutent en Province des chanteurs que Lully s’empresse de débaucher…

Acte III : 1671. Les choses s’accélèrent. D’abord avec la représentation, à la demande du roi, de « Psyché », dans la vieille salle des machines des Tuileries. Pas un opéra, certes, mais pas non plus une comédie-ballet. Plutôt une « tragédie-ballet » (*). En cinq actes, dont Molière, faute de temps, a dû partager le livret avec le vieux Corneille et un certain Philippe Quinault. Musique de Lully, évidemment. Mais c’est encore Molière qui mène la danse, si l’on peut dire !

Ensuite avec la représentation, par le tandem Perrin-Cambert, de « Pomone », dans la salle du Jeu de Paume de la Bouteille. Stupeur ! c’est un succès : cent-quarante-six représentations ! toute la Cour défile, sauf…le roi qui boude. Craindrait-il de faire de la peine à son surintendant ? En tout cas, ce dernier doit commencer à se poser bien des questions…

Succès, donc, mais côté finances, c’est plutôt la débâcle. Sourdéac et Champeron ont empoché la recette, laissant les dettes à notre bon Perrin, qui…retrouve sa cellule favorite à la Conciergerie. Pour un titulaire de privilège royal, ça fait plutôt désordre. Le roi fronce le sourcil et cherche l’homme providentiel. Molière ou Lully ? Il faut choisir. Ce sera Lully, et, à vrai dire, ce ne pouvait être que lui. Molière, outre qu’il est de plus en plus malade, excelle dans la satire de la société. Or, avec l’opéra, il ne s’agit plus de railler, mais de recréer, en musique, la fibre tragique de Corneille, Racine, et la déclamation de la Champmeslé !

Quelque remords qu’il ait pu avoir vis-à-vis de Molière – laissons lui le bénéfice du doute – Lully a vite fait d’aller racheter son privilège à Perrin, trop heureux de quitter sa paillasse humide et de retrouver l’air pur, toutes dettes payées.

Acte IV : 1672. La machine royale est en route, et ne fait pas dans la dentelle. Lully se voit conférer une exclusivité quasi totale pour l’exécution publique d’airs chantés. Comment Molière, qui a investi dans sa salle du Palais Royal pour reprendre « Psyché », la « Comtesse d’Escarbagnas », le « Mariage forcé » avec leurs intermèdes chantés, comment pourrait-il ne pas y voir une trahison ? Surtout s’il est exact qu’il avait, le premier, évoqué avec Lully le projet de racheter son privilège à Perrin ! Il ne s’avoue pas vaincu, fait opposition, et obtient une dérogation qui lui permettra de survivre. Mais Molière a bien compris que le roi a choisi son camp. Quand il va à Versailles, il n’est pas reçu, et c’est en vain, le coeur brisé, qu’ il attendra que le roi s’intéresse à sa dernière pièce, le « Malade imaginaire ».

Acte V : 1673. L’année du dénouement. D’un côté, le vaincu : miné par la maladie, éprouvé par la mort de la fidèle Madeleine, puis par celle de son troisième enfant, Molière s’écroule, le 17 février, à la quatrième représentation du « Malade imaginaire ». De l’autre, le vainqueur : deux mois après la mort de Molière, « Cadmus et Hermione », première tragédie lyrique, est représentée avec succès devant le roi. Victoire totale : Lully se voit attribuer le Palais Royal – le théâtre de Molière ! – dont il s’empresse de chasser la troupe (**).

L’opéra français est né. Et le goût amer que laisse sa naissance s’estompera au fil des tragédies lyriques que Lully alignera sans discontinuer jusqu’à sa mort, en 1687.

Jean-Claude Brenac – Mai 2003

(*) voir le synopsis détaillé

(**) la troupe de Molière fusionna en 1680 avec celle de l’Hôtel de Bourgogne, sa rivale, pour donner la Comédie Française.