Trahison à tous les étages

Pauvre Molière ! il avait la dent dure, c’est vrai. Aucun des ridicules de ses contemporains ne lui échappait, et il savait comme aucun autre les utiliser pour faire rire. Fallait-il pour autant que tant de trahisons jalonnent une si courte carrière ?

En 1653, Armand de Conti, frère du Grand Condé, mène une vie de libertin. Marié à une nièce de Mazarin, il invite la troupe de Molière – son ancien condisciple au collège de Clermont – à donner la comédie à Pézenas, dans son domaine de la Grange-les-Prés, en compagnie de sa maîtresse, Mme de Calvimont. Séduit, il prend la troupe sous sa protection, et à ce titre, Molière viendra jouer deux années de suite à Pézenas à l’occasion des États du Languedoc. Las ! en 1657, Conti choisit de mener une vie de dévôt, et devient un membre de la Compagnie du Saint-Sacrement qui, au nom de l’Église, combat le théâtre et les acteurs. Bien sûr, il retire sa protection à Molière, et devient son ennemi, allant jusqu’à écrire, en 1666, un « Traité de la comédie et des spectacles » dans lequel il condamnera les tragédies de Corneille et les comédies de Molière. Ce n’est que la première des trahisons que subira Molière tout au long de sa vie.

En 1658, à peine installé à Paris, sous la protection de Monsieur, frère du Roi, où il partage la salle du Petit Bourbon avec les comédiens italiens, Molière s’évertue à jouer la tragédie, tentant de concurrencer le théâtre du Marais, alors qu’il n’est jamais si bon que quand il joue la comédie, voire la farce. La troupe connaît des moments difficiles : sifflets, recettes catastrophiques. Et déjà la troupe se fissure : Marie-Thérèse de Gorle, dite Marquise, épouse de René du Parc, dit Gros-René, veut jouer la tragédie, la vraie. Elle ne résiste pas aux propositions du théâtre du Marais. Sa trahison, il est vrai, sera de courte durée. Dès le début de janvier 1660, Marquise, déçue, et Gros-René reviennent au bercail et reprennent leur place dans la troupe.

En 1664, la trahison vient du plus haut, du Roi lui-même. Le sixième jour des « Plaisirs de l’Île enchantée », le 12 mai 1664, la troupe de Molière joue les trois premiers actes du « Tartuffe ou l’Imposteur ». Gros succès : les spectateurs – le Roi le premier – se délectent à voir dénoncées les hypocrisies des dévôts. Hélas, ces derniers, la Reine-Mère en tête, constituent un parti puissant auquel même le jeune Roi ne peut résister : il ne faut pas deux jours pour que La Grange annonce à Molière que le Roi a décidé d’interdire le Tartuffe. Il lui faudra attendre le 1er février 1669, presque cinq ans, pour que l’interdiction soit levée.

Sans atteindre le niveau royal, Racine fut aussi très bon dans le rôle du traître. En 1664, il a vingt-cinq ans. Familier de la troupe, il cache mal une ambition démesurée, et Marquise est loin d’être insensible à son charme discret. Il a convaincu Molière de créer sa première pièce, « La Thébaïde ». Les répétitions se déroulent dans une ambiance tendue, à cause de Racine qui intervient sans cesse, et critique le jeu de la troupe – à l’exception de Marquise… Les représentations sont loin d’être un succès, les recettes mauvaises. Bien entendu, Racine incrimine les acteurs plus que la pièce, ce que Molière ne peut accepter. Il faudra l’intervention de Marquise, en septembre 1665 pour que les deux « amis » se réconcilient. Racine confie alors à Molière sa nouvelle tragédie, « Alexandre ». La première est un succès, mais lorsqu’arrive la cinquième représentation, la salle n’est remplie qu’à moitié. On saura vite que Racine a porté la pièce à l’Hôtel de Bourgogne. Molière en tombe gravement malade. Les ennemis de Molière peuvent remercier Racine. D’autant que, peu après, ce dernier assène un nouveau coup à Molière en lui enlevant Marquise, cette fois définitivement, pour lui donner le rôle d’Andromaque à l’Hôtel de Bourgogne. Pire encore, Racine sera indirectement responsable de sa mort, en décembre 1668. Enceinte des oeuvres du poète, Marquise se serait livrée aux potions abortives de la sinistre Voisin. Pire encore, celle-ci accusera Racine d’avoir lui-même empoisonné sa maîtresse.

Mais la plus belle trahison viendra d’un artiste en la matière, d’un voyou de haut vol, disent certains, et fait partie de l’histoire de l’opéra français. On est alors en 1672. Molière peut croire au bonheur, même si la fidèle Madeleine est morte : la saison de théâtre a été excellente, Armande est revenue au domicile conjugal, avec la petite Esprit-Madeleine. Le succès de « Psyché » l’a convaincu de ce que les voix et l’orchestre ajoutent d’attraits aux représentations théâtrales. Ausi a-t-il pensé s’associer à Lully, l’ami de dix ans, pour obtenir le privilège de l’opéra que le pauvre Perrin a si mal su exploiter. Dans cette association, Lully lui aurait promis « fidélité et subordination ». C’est bien mal le connaître, et le rusé Florentin a vite fait de « doubler » son ami en allant, deux jours avant la date prévue, solliciter – et obtenir – du Roi le privilège pour lui seul. Privilège assorti de l’interdiction d’utiliser en dehors de l’Opéra, plus de deux chanteurs et six instrumentistes. On sait que Molière intervint directement auprès du Roi pour obtenir de porter le nombre de chanteurs à six et celui des instrumentistes à douze.

Le coup de grâce viendra – à nouveau – du Roi. Pauvre Molière ! il attendra jusqu’à la mort – le 17 février 1673 – l’invitation à aller jouer le « Malade imaginaire » à Versailles. De même que, treize ans plus tard, Lully attendra en vain une invitation à aller jouer « Armide »…

Jean-Claude Brenac – Juillet 2007