Faut-il couper dans le baroque ?

Telle est la question posée dans « Opéra Magazine » de mai 2006 (*).

Excellente question, bien digne, par son caractère provocateur et son incontestable actualité, de susciter un intéressant débat.

L’auteur de l’article précise d’emblée : par « couper », il entend : « trancher, sabrer, au risque de dénaturer ». Et d’illustrer son propos par la suppression – mal accueillie par le public – du Prologue et des divertissements dansés lors de l’exécution récente, à la Cité de la Musique, de la « Proserpine » de Lully par Hervé Niquet et son Concert Spirituel.

Remarquons d’abord – pour la blâmer – l’ingratitude que peuvent encourir les chefs qui, comme Hervé Niquet, s’emploient à ressusciter – à leur façon, il est vrai – un patrimoine en déshérence. Ceux qui huaient ce chef étaient, nous dit-on, des amateurs éclairés. Ils auraient mieux fait de se réjouir d’assister, grâce à lui, à la recréation mondiale – tant attendue – d’un chef d’oeuvre, même incomplet, plutôt que de trépigner pour un Prologue et quelques danses.

Ces adeptes du tout ou rien auraient dû assister à la représentation scénique de la « Callirhoé » de Destouches à l’Opéra Comédie de Montpellier ! Ils auraient découvert l’incroyable intensité dramatique que peut dégager une tragédie en musique lorsqu’elle est non pas amputée, mais plutôt « dégraissée », du Prologue et des divertissements.

Car, faut-il le rappeler : la tragédie en musique est d’abord et avant tout une tragédie. Les contemporains jugeaient bien plus le texte que la musique, Philippe Quinault et bien d’autres en savaient quelque chose. D’ailleurs, l’esthétique du chant français était fondé essentiellement sur la déclamation (**). Aussi affirmer comme le fait l’auteur de l’article que « la tragédie lyrique française, amputée des ballets et des divertissements qui sont sa chair, devient cette steppe de récitatifs » est un non-sens. Mieux aurait valu dire franchement : la tragédie lyrique me barbe !

Car enfin, qu’ajoute le Prologue à la tragédie en musique ? Tout le monde sait qu’il ne s’agissait à l’époque que de célébrer les hauts faits du « plus grand roi de la terre ». Comme l’a montré Romain Rolland, le Prologue n’a d’intérêt que replacé dans son contexte, car tout y est codé. Les courtisans de l’époque étaient experts en décodage, mais aujourd’hui ? Qui, à la Cité de la Musique, savait que le prologue de « Proserpine » célébrait le traité de Nimègue qui faisait de Louis XIV le héros de l’Europe ? Au demeurant, le Prologue était lié à tel point au contexte historique qu’il devenait rapidement démodé. Les années passant, il ne signifiait plus rien pour le public, et nombre de Prologues furent soit supprimés, soit remplacés lors des reprises à l’Académie royale.

Quant aux divertissements qui ponctuaient chaque acte avec une régularité implacable, faut-il aussi rappeler qu’il s’agissait d’un passage obligé, lié au goût – typiquement français – de l’époque pour le ballet. Plaignons les librettistes qui s’arrachaient les cheveux pour caser, tant bien que mal, des scènes dansées dans une intrigue dramatique qui s’en serait bien passée. Parfois plus mal que bien, comme certains critiques ne se faisaient pas faute de le noter.

Mais si l’auteur de l’article déplore la perte des divertissements dansés, ce n’est pas qu’il eût aimé les retrouver dans leur authenticité. Non, son credo, c’est le « relookage hip-hop, les couleurs, les gags, la performance physique ». Modèle : « Les Paladins », mis en scène – ou plutôt en transe – par Montalvo et Hervieu. D’ailleurs, ce même auteur avait déjà écrit, dans « Classica » de mars, un panégyrique de ce DVD à oublier d’urgence.

Ainsi tout s’éclaire : la bonne question « Faut-il couper dans le baroque ? » ne servait que d’alibi pour faire une nouvelle apologie du baroque à la sauce break dance !

Dommage ! mais pas de quoi inquiéter Hervé Niquet à qui on ne dira qu’une chose : Continuez !