Génial et obstiné, tel fut Haendel

À la fin de 1710, Haendel met le pied en Angleterre, en congé de son poste de maître de chapelle de la cour de Hanovre. Il n’aurait pu mieux choisir son moment : auréolé des succès obtenus durant son séjour en Italie, il arrive dans une capitale submergée par la vogue – pour ne pas dire la vague – italienne, et trouve un allié en Aaron Hill, à la fois industriel et homme et de lettres, qui vient de s’installer à la direction du Queen’s Theatre in Haymarket.

« Rinaldo », opéra entièrement en italien, inspiré du « best-seller » que constituait dans toute l’Europe la « Gerusalemme liberata » du Tasse, représenté dans une mise en scène de Aaron Hill, en février 1711, est un triomphe. Ni à Halle, ni à Hambourg, ni à Hanovre, Haendel n’avait trouvé un environnement à sa mesure ; à Londres, il l’a trouvé. Gageons qu’il envisageait alors l’avenir avec confiance, et qu’il n’avait pas conscience que l’opéra italien, s’il devait exacerbe son génie, lui réserverait également bien des moments de galère.

De retour à Londres à l’automne 1712, cette fois définitivement, Haendel est le chouchou de l’aristocratie, invité successivement par le comte Burlington, puis par le duc de Chandos. Sa production théâtrale est limitée, mais variée : pastorale (Il Pastor fido), opéras à l’italienne mais d’inspiration française (Teseo, Amadigi), masque (Acis and Galatea).

Son « lobbying » porte ses fruits : la Royal Academy of Music est créée par des Londoniens fortunés en 1719. Haendel en est le directeur artistique : à lui les relations avec les artistes. On sait qu’il s’y emploiera avec des méthodes assez personnelles, mais persuasives, menaçant notamment de jeter par la fenêtre la soprano Francesca Cuzzoni. La production s’accélère : treize opéras de 1720 à 1728. Haendel s’impose comme compositeur, éclipsant les autres compositeurs, notamment Bononcini.

Hélas, les chefs d’oeuvre – Giulio Cesare, Tamerlano, Rodelinda – n’empêchent pas les déboires financiers. En 1728, la Royal Academy of Music est exsangue et les actionnaires guère enclins à renflouer l’entreprise.

Haendel à quarante-trois ans. Sa confiance dans l’opéra italien est telle qu’il n’a pas conscience que l’aristocratie londonienne n’aura eu pour lui qu’une curiosité passagère, renforcée par l’absence de compositeurs de talent à même de poursuivre la fragile voie de l’opéra anglais, tracée par Henry Purcell, mort quinze ans plus tôt, et John Blow. Au moment où cette vogue est déjà sur le déclin, il joue son va-tout, en reprenant l’exploitation de l’opéra à son compte.

La Nouvelle Academy of Music ouvre ses portes en décembre 1729. Les ennuis ne font que commencer. Les opéras nouveaux – pas toujours les meilleurs – alternent avec les reprises et les pasticcios, les succès – Poro, Sosarme – avec les échecs – Lotario, Partenope, Ezio.

Et le pire arrive en 1733 : la concurrence, avec l’ouverture du Nobility Opera, à l’initiative du prince de Galles, qui ne supporte pas la domination du « tyran saxon ». La troupe de chanteurs du Haymarket abandonne Haendel. A la fin de sa troisième saison, la seconde Academy of Music a vécu.

Haendel se retrouve à la croisée des chemins : il pourrait, à la lumière des succès obtenus par les oratorios en anglais – Esther, dès 1720, Deborah, Athalia en 1733 – s’engager, comme le lui suggère Aaron Hill, dans la voie d’un « opéra dramatique en langue anglaise ». Trop tôt ! Haendel croit à l’opéra italien, et veut relever le défi.

La Troisième Academy s’ouvre à l’automne 1733 dans une atmosphère de concurrence exacerbée : d’un côté un homme seul, qui a dû – difficilement – reconstituer sa troupe. De l’autre, rien moins que deux compositeurs de talent, Porpora et Hasse, et des chanteurs d’exception, Senesino, Farinelli.

Juillet 1734, nouveau coup dur : Heidegger, son ancien associé, propriétaire du Haymarket, passe lui aussi à « l’ennemi », offrant sa salle au Nobility Opera. Haendel doit se rabattre sur Covent Garden qui n’accueillait alors que des spectacles de comédie.

Face à l’adversité, Haendel se surpasse : c’est l’époque de la seconde série de chefs d’oeuvre : Orlando, Ariodante, Alcina. Mais le colosse a présumé de ses forces : à cinquante deux ans, le 13 avril 1737, il est terrassé par une attaque qui le laisse paralysé du sôté droit. Le 15 juin, la Troisième Academy n’existe plus. Piètre consolation, le Nobility Opera ne lui survivra guère. L’âge d’or de l’opéra italien à Londres est bien révolu.

Pourtant, une éclaircie se fait jour : Haendel guérit, retrouve le Haymarket et compose à nouveau. Ce sont les derniers feux de l’opéra haendélien : Faramondo, Serse, Imeneo et Deidamia en 1741.

Un an plus tard, le 9 avril 1742, Le Messie est exécuté avec succès à Dublin. C’est le dernier grand tournant de la vie du vieux lion : l’oratorio anglais remplace l’opéra italien : d’autres chefs d’oeuvre sont à venir.

Jean-Claude Brenac – Juillet 2004