Opéras sur ordonnance pour monarque neurasthénique

Lorsque sortit, en 2002, l’enregistrement de « Farnace » de Vivaldi chez Alia Vox, il n’est pas certain que tous les acheteurs aient été sensibles à l’ajout par Jordi Savall de quelques extraits d’un autre « Farnace », celui de Francesco Corselli. Combien, parmi eux, eurent alors envie de savoir qui était ce Corselli, alias Courcelle, français d’origine, né Italien, naturalisé Espagnol, qui faisait représenter un opéra italien à Madrid en 1739 ?

Pour le savoir, il faut d’abord retracer le cadre historique, et se transporter à la cour du premier Bourbon d’Espagne.

En 1739, Philippe V, petit-fils de Louis XIV, règne depuis déjà trente-neuf ans. Sa seconde épouse Elisabeth Farnèse (1), fille du duc de Parme, a pris l’ascendant sur lui et règne à sa place. D’autant plus facilement qu’à partir de 1729/30, le roi subit des crises de folie passagères, dont il ne sort que pour tomber dans une profonde neurasthénie. Il lui arrive de s’enfermer dans sa chambre, toutes fenêtres fermées, et de pousser des cris lugubres. Son aspect physique est repoussant : il ne se lave plus, refuse de se faire couper les cheveux, de changer de vêtements…

L’ambitieuse Elisabeth craint par dessus tout que son époux meure ou qu’il abdique une seconde fois (2), ce qui mettrait fin à sa toute puissance. Aussi cherche-t-elle à combattre la neurasthénie de son époux par des divertissements. Pour cela, elle a fait venir de Parme le marquis Scotti, qui est devenu le « ministre des spectacles », et aussi Francesco Courcelle, musicien né en Italie, mais d’origine française – son père était maître de ballet -, qui a à son actif quelques opéras et la musique exécutée pour les funérailles du duc Antonio Farnèse. Courcelle arrive à Madrid en 1734, comme maître de musique et de clavecin des enfants royaux, mais aussi comme compositeur pour le théâtre. A ce titre, il donne dès 1735, « La Cautela en la amistad y El robo de las sabinas » au théâtre de Los Caños del Peral.

Elisabeth Farnèse ne s’arrête pas là. Son coup de génie est de faire appel au castrat à la voix surnaturelle : Carlo Broschi, dit Farinelli. Celui-ci est à Londres depuis 1734, où il fait les beaux jours de l’Opéra de la Noblesse, qui concurrence Haendel. Mais déjà le goût de l’aristocratie londonienne pour l’opéra italien s’essouffle, et la proposition de la cour d’Espagne tombe à point pour fournir au chanteur une porte de sortie.

Farinelli rencontre le roi neurasthénique le 25 août 1737, et chante ses quatre ou cinq « airs de malle » (3) les plus aptes à mettre sa voix en valeur. Et c’est le miracle : le roi retrouve le sourire et l’envie de vivre. C’est une nouvelle gloire pour Farinelli, nommé « familiar criado » de la famille royale, comblé d’honneurs et de cadeaux. A charge pour lui de chanter les mêmes airs auprès du roi, chaque nuit, ainsi que la légende s’en répandra grâce au voyageur anglais Charles Burney…

Mais Farinelli se voit chargé d’autres occupations : il doit seconder le marquis Scotti. D’autant que les événements se succèdent à la cour : inauguration du nouveau théâtre des Caños del Peral durant le carnaval 1738, avec un pasticcio autour du « Demetrio » de Pietro Metastasio ; mariage de l’infant Charles (4), fils chéri de la reine, avec Marie Amélie de Saxe, qui donne lieu en mai 1738, à la représentation au théâtre du Buen Retiro, d’« Alejandro en las Indias », sur un livret, traduit en espagnol, de Métastase, et une musique de Francesco Corselli ; mariage de Philippe, autre fils de Philippe V et Elisabeth Farnèse, avec Louise Elisabeth, fille de Louis XV, qui donne lieu, le 4 novembre 1739, à une représentation de « Farnace » de Corselli, dans le théâtre du Buen Retiro, avec une distribution prestigieuse qui réunissait le castrat soprano Gaetano Majorano, dit Caffarelli ou Caffariello dans le rôle de Farnace, un autre castrat Annibale Pio Fabri (Pompeo), Anna Peruzzi, dite la Parruchiera (Tamiri), Vittoria Tesi Tramontini (Berenice), Lorenzo Saletti (Gilade), Rosa Mancini (Selinda), Elisabetta Utini (Aquilio). La représentation donna lieu à une mise en scène et des décors d’une magnificence qui impressionna Farinelli lui-même : « on vit ainsi quarante chevaux, montés pour moitié de cavaliers, moitié d’hommes en cuirasse, tous vêtus avec le plus grand goût et la plus grande richesse ».

« Farnace » représente l’apothéose de la carrière théâtrale de Corselli à la cour royale d’Espagne. Le compositeur se consacrera désormais surtout à la composition de musique religieuse, et à l’organisation des archives musicales de la cour. Quant à Farinelli, il connaîtra un nouvel âge d’or, à la mort de Philippe V, en 1746, en devenant le directeur de l’opéra et des spectacles royaux qu’il organisera pour le nouveau couple royal, Ferdinand VI et Maria Barbara de Bragance.

Jean-Claude Brenac – Janvier 2006

(1) que le livret Alia Vox du « Farnace » appelle de son nom espagnol Isabel.

(2) il avait abdiqué une première fois en 1724 en faveur de son fils Louis, mais celui-ci était mort sept mois après, et Philippe V avait repris la couronne sur l’insistance de son épouse.

(3) airs que les castrats emmenaient dans leurs bagages, exigeant de les chanter pour se mettre en valeur, quel que soit l’opéra.

(4) futur roi d’Espagne sous le nom de Charles III.