On n’a pas suffisamment rapproché le curieux destin de ces deux hommes qui touchèrent au faîte de la gloire et moururent, à vingt-cinq ans d’intervalle, dans une semi-disgrâce venant du même homme, celui qui les avait tant et si longtemps protégés.
Molière en 1672, et Lully en 1686, n’attendent qu’une chose, le premier, que le Roi invite sa troupe à aller jouer Le Malade imaginaire à Versailles ; le second, que le Roi vienne assister à une représentation d’Armide. Ils attendront en vain : Molière meurt sept jours après la première représentation du Malade imaginaire, et Lully treize mois après la première représentation d’Armide.
1672 commence mal pour Molière. Le 17 février, alors que la troupe joue La Comtesse d’Escarbagnas à Saint-Germain, la fidèle Madeleine Béjart s’éteint. Le 13 mars, Lully obtient pour lui seul le privilège de l’Opéra, assortie d’une interdiction pour les autres théâtres d’utiliser plus de deux instrumentistes. Il faut une démarche auprès du Roi pour qu’une ordonnance du 17 avril ramène l’interdiction à plus de six chanteurs et douze instrumentistes. Les représentations de Psyché sont sauvées.
En juin, Molière s’inquiète : à part une représentation des Femmes savantes chez Monsieur, la troupe n’a en vue aucun voyage à la Cour. Faut-il voir dans l’attitude lointaine du Roi à son égard l’influence de Lully ? Ou souffre-t-il simplement de la décision de Louis XIV d’envahir les Provinces-Unies, guère favorable à l’activité théâtrale ?
En juillet, il entame l’écriture du Malade imaginaire, en espérant pouvoir jouer la pièce devant le Roi en octobre. Armande, avec qui les relations se sont apaisées, attend un enfant. Hélas, Pierre-Jean-Baptiste, le fils qu’il attendait, né le 15 septembre, meurt le 10 octobre.
En novembre, l’écriture du Malade imaginaire est terminée, et Molière l’a fait porter au Roi, sollicitant la faveur de le représenter à la Cour. Le Roi reste silencieux. N’y tenant plus, Molière, le 17 décembre, se rend à Versailles. Une humiliation l’y attend : l’accueil est glacial, et le monarque ne daigne pas le recevoir.
Molière attend encore, et ne se résoud pas à représenter Le Malade imaginaire à Paris sans l’avoir préalablement joué devant le Roi. Le 6 janvier 1673, il cède aux pressions de la troupe : la première est programmée le 10 février. Mais sa santé s’est dégradée : toux, étouffements, crachements de sang… Se réjouit-il vraiment que la première représentation soit un succès, ou attend-il toujours un signe royal ? Les représentations sont rapprochées – tous les deux jours – et le rôle d’Argan bien lourd. Celle du 17 février est un calvaire, la dernière.
Comme le lui rappelait un jour Boileau, Molière était le meilleur écrivain de son règne. Louis XIV l’avait simplement oublié.
En 1685, Lully est au faîte de la gloire. L’année précédente, le Roi et la Cour ont assisté au mariage de sa fille Catherine avec Jean-Nicolas Francine, maître d’hôtel du roi. En janvier, Roland a été représenté à Versailles, et La Fontaine en a versifié la dédicace. Racine a écrit le texte de l’Idylle de la Paix, représenté en juillet à Sceaux. En octobre, Le Temple de la Paix a réjoui la Cour, à Fontainebleau. Et, comme d’habitude, Louis XIV a lui-même choisi le sujet de la prochaine tragédie en musique, Armide, parmi trois proposés, les deux autres étant Malaric, fils d’Hercule et Céphale et Procris.
Le Grand Roi aime toujours autant la musique, mais il a changé : il est de plus en plus sous l’influence de Madame de Maintenon, devenue son épouse morganatique, et ne peut rester insensible aux prédications de Bourdaloue, qui tonne contre les péchés, et notamment contre l’hérésie sexuelle à laquelle sacrifie son cher Surintendant. Certes Lully n’appartient pas à l’Ordre des Sodomites que vient de créer le duc de Grammont, et qui fait scandale. Mais le péril vient d’où il ne l’atttendait pas : de la demoiselle Certain, qu’il utilisait comme paravent, et surtout de sa mère, accommodante mais cupide. Une lettre adressée au Roi lui dévoile l’intimité de Lully, les relations avec le page Brunet. Le Roi sévit : Brunet est arrêté, emmené chez les Pères de Saint-Lazare. Grâce à Seignelay, fils de Colbert, l’affaire est étouffée, mais elle a fait rire toute la Cour, et fleurir nombre d’épigrammes égrillards.
En cet automne 1685, Lully peine, miné par la maladie (vérole, goutte, diabète ?), mais vient à bout de la partition d’Armide. L’opéra doit être chanté à Versailles en janvier 1686, avant d’être repris au Palais Royal en février. Mais Lully est repris par la maladie. Le Roi en profite pour faire jouer à Versailles, le 28 janvier, le Ballet de la Jeunesse de son autre protégé Richard de Lalande, que le succès du Temple de la Paix n’avait pas permis d’exécuter à Fontainebleau. Puis, à son tour, le Roi tombe malade, de la pierre, le 5 février. Et Armide ? C’est le Grand Dauphin qui se charge de la commission : Sa Majesté demande que l’opéra soit donné à Paris en attendant qu’elle fût en état de l’entendre. Ce qui nempêche pas les représentations du Ballet de la Jeunesse de se poursuivre à Versailles, tous les lundis jusqu’à caresme, c’est à dire jusqu’au 21 février.
Ainsi, le 15 février 1686, la première représentation d’Armide est donnée au Palais Royal. Le Grand Dauphin a beau être là, et aussi Monsieur, Madame, la duchesse de Bourbon. Paris a beau s’enthousiasmer pour Marthe Le Rochois quand elle tient Renaud en sa puissance. Toutes les cuisinières du royaume ont beau chanter Amour que veux-tu de moi ? Lully exhale son amertume dans une lettre célèbre au Roi qui servira de dédicace : Que me sert-il, Sire, d’avoir fait tant d’efforts pour me hâter de vous offrir ces nouveaux concerts ? Votre Majesté ne s’est pas trouvée en état de les entendre. Elle n’a voulu prendre d’autre plaisir que celui de le faire servir au divertissement de ses peuples.
Piètre consolation, Armide sera jouée en concert dans les Appartements, mais ne sera pas représentée à Versailles.
Jean-Claude Brenac – Février 2009