En ce 7 mai 1664, il fait beau à Versailles, où six cents personnes se pressent dans les jardins du château, pour se régaler des « Plaisirs de l’île enchantée » auxquels le Roi les a conviés. Un Roi qui peut mesurer le chemin parcouru depuis à peine plus de trois ans.
Trois ans ont en effet passé depuis que le cardinal Mazarin a tiré sa révérence. Âgé de vingt-trois ans, Louis XIV s’était alors montré sous un nouveau jour en décidant d’asseoir l’autorité royale et de gouverner seul. Le surintendant Fouquet, qui pensait éblouir le monarque par l’étalage de son faste, et se voyait déjà succéder au cardinal, l’avait vite appris à ses dépends. En 1662, à l’occasion d’un carrousel donné entre le Louvre et les Tuileries, Louis XIV avait pris pour emblème le Soleil. Nul doute que l’idée lui en était venue dès 1653 lorqu’il était apparu à la fin du « Ballet de la Nuit », dans le rôle majestueux du Soleil à son lever, entouré de l’Honneur, de la Victoire, de la Valeur, et de la Renommée.
Il fallait, pour le monarque rayonnant, un décor à sa mesure : ce serait Versailles. Dès 1661, Louis XIV embauchait les artistes, architectes et jardiniers qui avaient bâti le château de Vaux-le-Vicomte pour Fouquet. D’importants travaux de terrassement étaient réalisés, ainsi que des travaux de drainage et de captage d’eau. En 1663, Le Nôtre tracait les nouveaux jardins et Le Vau construisait une Orangerie, ainsi qu’une Ménagerie. Deux Appartements symétriques étaient créés au premier étage pour le Roi et la Reine, reliés par un salon central. Deux bâtiments de commun, destinés à abriter les cuisines et les écuries, étaient construits, délimités par une cour fermée d’une grille et précédée d’une place.
En 1664, le château de Versailles est encore loin de celui qui devait accueillir – dix-huit ans plus tard ! – le Roi et la Cour à demeure. Qu’importe ! Louis est impatient de le faire découvrir à la Cour, et a décidé de dédier – officiellement ! – les « Plaisirs de l’Île enchantée » aux deux reines, l’imposante reine mère Anne d’Autriche et l’effacée reine Marie-Thérèse.
Le Roi a confié l’organisation des fêtes à François-Honorat de Beauvilliers, duc de Saint-Aignan, premier gentilhomme de la chambre, fraîchement élu à l’Académie. Puisant son inspiration dans un épisode du « Roland furieux » de l’Arioste, celui-ci a imaginé une revue à grand spectacle, dont le thème sera le séjour du paladin Roger retenu dans l’île de la magicienne Alcine. Les courtisans, rompus au décodage des romans précieux, ont vite compris : le palais de l’île enchantée ouverte aux plaisirs n’est autre que le château lui-même, d’autant que le Roi s’est réservé le rôle de Roger, l’illustre paladin qui chevauchait le légendaire hippogriffe. Et Alcine, qui retient prisonnier le beau chevalier dans ses rets enchantés, ne serait-ce pas la douce Louise de La Vallière, dame d’honneur d’Henriette d’Angleterre, maîtresse aimante du Roi, qui fait à cette occasion sa première entrée publique à la cour ?
En cette fin d’après-midi du 7 mai, un héraut, suivi du mousquetaire d’Artagnan, portant la livrée du Roi, entouré de deux pages du duc de Saint-Aignan et du duc de Noailles, annonce le début des réjouissances. Au son des trompettes et des timbales, commence la « Marche du Roy et de ses chevaliers, représentant Roger et les autres chevaliers enchantés dans l’isle d’Alcine ». La fine fleur des courtisans défile, figurant les paladins de Charlemagne, prisonniers d’Alcine, habillés et armés « à la grecque ». Le duc de Saint-Aignan, figurant Guidon le Sauvage, ouvre la marche. Puis vient le Roi, monté sur un cheval dont le harnais couleur de feu éclate d’or, d’argent et de pierreries. Sa Majesté, revêtu d’une cuirasse de lames d’argent, recouverte d’une broderie d’or et de diamants, et coiffé d’une casque de plumes d’autruche rouge vif, suscite par son port altier et majestueux, l’admiration de tous. Suivent le duc de Noailles (Oger le Danois), le duc de Guise (Aquilant le Noir), le comte d’Armagnac (Griffon le Blanc), le duc de Foix (Renaud), le duc de Coaslin (Dudon), le comte de Lude (Astolphe), le prince de Marsillac (Brandimart), le marquis de Villequier (Richardet), le marquis de Soyecourt (Olivier), le marquis d’Humières (Ariodant), le marquis de la Vallière (Zerbin), et enfin monsieur le Duc, prince de Condé (Roland).
Puis vient le char d’Apollon, couvert de sculptures allégoriques dédiées au dieu des arts et de la lumière, conduit par Millet, le cocher personnel du Roi, personnifiant le Temps. Au sommet est juché Apollon, qui domine les quatre siècles : d’Or, d’Argent, d’Airain et de Fer. Des deux côtés marchent des figurants qui représentent les douze Heures du jour et les douze Signes du Zodiaque.
Lorsque toute le monde a pris place, Mademoiselle de Brie, de la troupe de Molière, adresse des vers à la louange de la Reine, avant que commence la course de bague, qui voit l’affrontement des chevaliers les plus habiles, dont le Roi. Le marquis de la Vallière se distingue particulièrement et remporte le prix : une épée d’or enrichie de diamants.
Le soir venu, le souper est servi en plein air. Trente-quatre violons et flûtes conduits par Baptiste (Lully) pénètrent lentement dans les jardins au rythme d’un rondeau, puis se séparent en deux files pour venir se placer de chque côté du dais sous lequel le Roi a pris place. Après un ballet exécuté par les Signes du Zodiaque et les Saisons, quatre des acteurs de la troupe de Molière font leur entrée, juchés sur des animaux tirés de la ménagerie de Versailles : un cheval pour la belle et admirée Marguerite Du Parc, figurant le Printemps, un éléphant pour Gros-René, figurant l’Eté, un chameau pour La Thorillière, figurant l’Automne, et un ours pour Béjart, figurant l’Hiver. Ils sont accompagnés par quarante-huit serviteurs, que l’on voit portant de grands plats sur la tête, costumés en jardiniers, en moissonneurs, en vendangeurs et en « vieillards gelés » qui portent des vasques de glace (!).
Enfin, au son d’un orchestre de hautbois et de musettes, on voit encore les dieux Pan (Molière) et Diane (Madeleine Béjart), qui font une entrée « en gloire » sur « une machine fort ingénieuse, en forme d’une petite montagne ou roche ombragée de plusieurs arbres (…) qu’on (…) voyait porté en l’air, sans que l’artifice qui la faisait mouvoir se pût découvrir à la vue », puis viennent déclamer des récits devant la Reine.
Une grande table se découvre, servie par les Plaisirs, les Jeux, les Ris et les Délices, et tout le monde prend place pour la collation, au son de trente-six violons. Tout autour, un « nombre infini » de chandeliers et deux cents flambeaux de cire blanche sont tenus par des serviteurs portant le masque.
Le lendemain soir (8 mai), place au théâtre, c’est à dire à Molière, qui a écrit pour la circonstance et dans la hâte – commencée en vers, elle se termine en prose – « La Princesse d’Elide », comédie galante mêlée de musique et d’entrées de ballet. Jean-Baptiste Lully a composé les six intermèdes et ballets, dont le premier – le récit de l’Aurore – est chanté par la fameuse Mlle Hilaire. « Dans l’âge où l’on est aimable, Rien n’est si beau que d’aimer » : Molière a su trouver les mots qu’il faut pour justifier les amours du Roi et de La Vallière.
Le troisième jour (9 mai), retour au plaisir des yeux : le ballet du palais d’Alcine est dansé sur un théâtre construit par Vigarani sur l’actuel Bassin d’Apollon, au milieu duquel évoluent trois monstres marins sur lesquels sont juchées Alcine (Mlle du Parc) et ses nymphes (Mlles de Brie et…Molière). Le ballet compte six entrées, et la dernière se termine par un feu d’artifice figurant l’embrasement du palais d’Alcine, et « jamais on ne vit d’incendie plus agréable ».
Le quatrième jour (10 mai) est consacré à une « course des têtes », exercice de cavalerie consistant à piquer une tête avec une lance, puis à couper à l’épée une autre tête juchée sur un piquet, le tout en conduisant son cheval d’une main et au galop. Le Roi gagne le prix de la course des dames, une rose de diamants, donné par la reine, qu’il remet en jeu et que gagne le marquis de Coaslin.
Le cinquième jour (11 mai) les invités sont conviés à la visite de la Ménagerie édifiée par Le Vau à la demande du Roi qui voulait réunir ses animaux dans un même endroit, orné d’arbres, plantes et fleurs, premier jardin zoologique. Un certain Monnier Gassion avait effectué plus de quarante voyages dans les pays dits chauds pour en ramener les animaux. Le soir, après une collation, la troupe de Molière donne une représentation des « Fâcheux », comédie mêlée de musique et d’entrées de ballet, créée en 1661 à l’occasion des Grandes Fêtes de Vaux offertes au Roi par le surintendant Fouquet.
Au programme du sixième jour (12 mai), figurent une loterie, où sont mises en jeu des pierreries, meubles, argenterie, et dont le Roi remet le gros lot à la reine, puis un défi gagné par le duc de Saint-Aignan contre le marquis de Soyecourt, enfin une représentation des trois premiers actes du « Tartuffe » de Molière, comédie « contre les hypocrites » qui connaît un vif succès, mais déclenche une violente cabale menée par la reine mère et le « parti dévôt » de la Compagnie du Saint-Sacrement : cinq jours après, au grand désespoir de Molière, la pièce sera interdite par le Roi.
Le septième jour (13 mai) voit se succéder un nouveau jeu de course de têtes, où le Roi se distingue à nouveau, puis une représentation du « Mariage forcé » de Molière, qui avait été créé au Louvre le 29 janvier précédent.
Le lendemain, les derniers invités quittent le château, le Roi part pour Fontainebleau. Versailles, petit village entouré de champs et de marécages, peut se rendormir en rêvant à un avenir glorieux.
Jean-Claude Brenac – Février 2005