Les énigmes de l’Orfeo

Tout le monde connaît le mythe d’Orphée. Tout amateur d’opéra connaît « L’Orfeo » de Monteverdi.

Ou croit connaître, surtout depuis qu’un musicologue de talent leur a consacré récemment une analyse fouillée et lumineuse (*).

Et pourtant, que de questions, voire que d’énigmes, à la lecture de ce merveilleux livret d’Alessandro Striggio !

Et d’abord Orphée, qui est-il ? réponse dès le second vers du livret : un demi-dieu. Pourquoi demi ? parce qu’il a des parents « mixtes » : l’un mortel, l’autre immortel. Dans L’Orfeo, Orphée est le fils d’Apollon, mais on ne l’apprend qu’à la fin. Quant à sa mère, elle n’est pas citée. Striggio semble avoir pris des libertés avec la mythologie (**), qui fait d’Orphée le fils d’un roi de Thrace, Oeagre, et de la Muse Calliope. Il tenait, paraît-il de cette dernière, son don pour la musique. Pourtant Calliope n’est pas la Muse de la Musique, mais de la Poésie épique.

Quant à Eurydice, le livret de L’Orfeo ne nous en dit qu’une chose : qu’elle est belle. Il ne nous dit pas qu’elle est une dryade, nymphe chargée de protéger les forêts de chênes sacrés, ce qui laisse quelques loisirs, car les dryades passent le plus clair de leur temps à cueillir et se parer de fleurs.

Quand commence la Favola, notre demi-dieu sort, nous dit-on, de « tourments amoureux » : « il a jadis soupiré et versé tant de larmes », et voilà seulement que « la compassion a pénétré dans l’âme autrefois si hautaine de la belle Eurydice ». Si on comprend bien, ça n’a pas toujours été rose entre Orphée et Eurydice ! D’ailleurs, on compte bien sur Hyménée pour « chasser les horreurs et les nuages sombres des tourments et des souffrances ».

Qu’est-ce qui a bien se passer entre ces deux là ? Sans être un accroc des revues « people », on a le droit d’être curieux ! Eurydice « hautaine » ? Trop ambitieuse, peut-être ? un demi-dieu ne lui suffisait-il pas ? Pour une dryade, épouser un demi-dieu, ce n’est quand même pas déchoir !

Orphée se fait un peu prier pour chanter. On lui demande de chanter l’amour, et le voilà qui s’adresse…au soleil, c’est à dire à Apollon. Pas ingrat, Orphée, d’autant que la mythologie nous apprend que c’est Apollon qui lui a fait cadeau de sa lyre à sept cordes ! Auxquelles il en a ajouté deux, parce qu’il y a neuf muses…

Orphée s’adresse ensuite à Eurydice, en lui affirmant que, lorsqu’il est tombé amoureux d’elle, « son doux émoi a répondu au sien ». Compte tenu de ce qu’on vient de nous raconter sur ses tourments passés, on a un peu de mal à le croire ! Ce n’est pas par Eurydice qu’on en saura plus. Six vers, pas un de plus, pour répondre à Orphée qu’elle est heureuse et qu’elle l’aime. Pas vraiment original…

Ils ne seraient pas un peu hypocrites, ces deux-là ? A peine Eurydice partie, Orphée avoue que ça n’a pas toujours été drôle ! il s’apitoie sur ses « longs et cruel tourments », « quand seules les pierres, touchées par sa douleur, répondaient à sa complainte » et explique que « la chance a tourné pour lui ». On est content pour lui, mais on se dit que si la chance a tourné une fois, elle pourrait bien tourner à nouveau.

De fait, on bascule directement de la pastorale dans le drame ! La mort d’Eurydice nous est racontée par la fameuse Messagère. Racontée seulement – pour la mort en « direct live », voir l’autre Orfeo, celui de Luigi Rossi. Et pourtant, quelle puissance dramatique dans ce recitar cantando de la Messagère. Elle n’a pas le beau rôle, la « gentille Sylvia », et elle le sait : elle se condamne elle-même à fuir jamais le soleil. Décidément, il ne fait pas bon être porteur de mauvaise nouvelle !

Et Orphée ? Après avoir accusé le coup – « Ohime ! »- il nous épate ! Là où on s’attendrait à de longues lamentations, en quelques phrases, il a dressé son plan de campagne : 1/ je vais aux Enfers, 2/ j’essaie d’attendrir Pluton, 3/ si ça marche, je ramène Eurydice, 4/ si ça ne marche pas, je reste avec elle. Quel suspense ! car c’est ni plus ni moins le pouvoir de la musique qui est ainsi en jeu.

Pas trop rassuré, Orphée, quand Speranza le laisse seul face au vilain nocher Charon ! Il n’a pas l’air commode, celui-là ! pourtant, la mythologie nous dit qu’il a ses petites faiblesses : Enée réussira à le séduire avec un rameau d’or, et Hercule avec…ses poings. Orphée, lui, n’a que sa lyre. Est-il sensible à la musique, le « possente spirto » ? Va-t-il s’attendrir au son des roulades d’Orphée, dont les accents savaient arrêter les fleuves, entraîner les rocher, apprivoiser les bêtes féroces ! Hélas, Charon, pas si bête, sent bien le piège et résiste…Puis s’endort ! Bizarre, cet endormissement ! Orphée, toujours content de lui, nous explique que « si sa cithare n’a pas su inspirer la pitié, son doux chant a su provoquer le sommeil ». C’est donc ça, le pouvoir de la musique, endormir, comme un mauvais film à la télé ? Pas de quoi pavoiser ! Mais bon, Orphée a quand même gagné la première manche.

Proserpine et Pluton. En voilà un beau couple ! Ces deux là ont vraiment l’air de s’aimer ! En tout cas, Proserpine sait s’y prendre avec Pluton, qui, de son côté, semble ne rien avoir à lui refuser. « Puisses-tu ne plus être attirée par les plaisirs célestes qui te font déserter le lit conjugal. » Et oui ! Pluton a des choses à se faire pardonner – l’enlèvement de Proserpine – et ne digère pas le jugement de Jupiter (dont Proserpine est la fille…) – Proserpine passe six mois aux Enfers et six mois sur terre…

Orphée a gagné la seconde manche ! Jusque là, il a fait un « sans faute ». S’il ne fait pas de bêtise, il touchera au but. Las ! c’est juste le moment où il perd la tête et accumule les erreurs. Orgueil, doute, blasphème, panique, tout se bouscule dans sa tête. Orgueil : « ma lyre toute-puissante… », doute : « qui m’assure qu’elle me suit ? », blasphème : « ce que Pluton interdit, Amour le commande », panique : »Qu’entends-je ? les Furies sont-elles en train de me dérober mon trésor ? »

La terrible sentence tombe : « Tu as enfreint la loi, tu es indigne de grâce ». En un instant, un des plus tragiques de toute l’histoire de l’opéra, Orphée perd Eurydice en même temps qu’il la revoit. Demi-dieu, Orphée ? ses faiblesses nous le font paraître bien humain, terriblement humain.

« Tu me perds pour m’avoir trop aimée ». Mourir deux fois, c’est le triste privilège d’Eurydice. Elle le fait avec dignité et tendresse, à nouveau en six vers.

Après un tel paroxysme, et un tel dénouement, à quoi peut bien servir le cinquième acte ? Question qui trouve sa résonance dans le fait qu’on connaît deux cinquièmes actes. Un écrit – le livret de la création, en 1607 – et une partition – celle publiée en 1609. Dans les deux, on retrouve Orphée revenu des Enfers, qui se lamente et se livre à une violente diatribe contre les autres femmes « orgueilleuses, perfides, impitoyables, volages, dépourvues d’entendement et de toute pensée élevée ». Rien que ça ! pas étonnant qu’Orphée passe pour l’inventeur de l’homosexualité ! Ensuite, totale divergence entre les deux versions. La première nous enfonce dans l’horreur : Orphée croise les Bacchantes, dont il est « l’infâme adversaire », et, en filigrane de la bacchanale auxquelles elles se livrent, apparaît la fin mythologique d’Orphée : mis en pièces par les Ménades, sa tête coupée roulant dans l’Hèbre, puis récupérée et ensevelie par les Muses dans l’île de Lesbos. On est encore loin du « lieto fine » qui deviendra la règle dans l’opéra baroque.

Plus sereine est la fin de la favola dans la partition : Apollon vient chercher « son fils » et lui propose de le faire bénéficier des « honneurs célestes » et de la « vie éternelle ». Orphée ne se fait pas vraiment prier. Rédemption, Ascension, pas étonnant que la figure du Christ et celles d’Orphée aient été souvent superposées.

Dernière énigme, la moresca finale ? un « vestige » – pense-t-on – de la Bacchanale de 1607. Conservée pour notre plus grand bonheur, a-t-on envie d’ajouter.

Jean-Claude Brenac – Février 2003

(*) Le Chant d’Orphée, par Philippe Beaussant

(**) principales sources : Apollonius, Virgile, Ovide