À en croire les auteurs de la fin du XIXe siècle, la ville de Carpentras était alors un inépuisable sujet de plaisanterie, au même titre que Brive la Gaillarde. Les Parisiens ne se lassaient pas de se moquer des natifs de Carpentrasss, et le succès d’une pièce était assuré lorsqu’elle s’ouvrait par la mention : La scène se passe à Carpentras.
C’était faire peu de cas d’un passé glorieux à plusieurs titres, dont le moins connu n’est pourtant pas le moindre, s’agissant de la représentation du premier opéra français.
Même si cette affirmation de Castil Blaze mérite d’être tempérée – comme c’est souvent le cas avec lui – il n’en reste pas moins que la scène qui se passa à Carpentras, en ce mois de février 1646, ne prêtait nullement à quolibet, et devait faire date dans la longue gestation de l’opéra français.
Carpentras, comme le Comté Venaissin, était devenu possession du Saint-Siège en 1229, et siège d’un évêché en 1320. Cette situation perdura jusqu’à la Révolution.
En 1646, l’évêque de Carpentras n’était pas n’importe qui. Parfois surnommé un second Mazarin, Alessandro Bichi appartenait à une famille patricienne de Sienne, et compta de nombreux cardinaux. Lui -même était né à Sienne en 1596. Après avoir été évêque d’Isola en 1628, puis nonce du pape Urbain VIII à Naples de 1628 à 1630, il fut envoyé en France en septembre 1630, comme nonce apostolique, et en même temps nommé évêque de Carpentras. En novembre 1633, il fut décoré de la pourpre. Tombé en demi-disgrâce, il resta évêque de Carpentras, jusqu’à sa mort en 1657, bénéficiant par ailleurs de commendes destinées à compenser les ressources insuffisantes de l’évêché de Carpentras, telles que celle de l’abbaye de Montmajour, près d’Arles.
Alessandro Bicchi aurait résolu de montrer à la France qu’il était possible d’avoir des opéras français, et voulut en faire la démonstration. Or l’abbé Mailly avait composé une tragédie autour d’Achébar, roi du Mogol (3). Ménétrier, dans son traité Des Représentations en Musique Anciennes et Modernes, raconte commment il en fit un opéra : Il fit […] quelques scènes en musique récitative pour une tragédie Achébar, roi du Mogol, et il accompagna ces récits d’une symphonie de divers instruments qui eut un grand succez (*).
Le résultat fut-il convaincant pour autant ? pas vraiment si l’on en croit toujours Ménestrier qui estime que l’abbé Mailly ne trouvait pas pour lors dans notre langue ces belles dispositions au chant récitatif qu’on y a trouvées depuis.
Alors, Achébar roi du Mogol, premier opéra français ? Plutôt premier opéra de ce côté-ci des Alpes.
En premier lieu, parce qu’en 1646, Carpentras n’était pas rattaché au royaume de France. Et en second lieu, parce que, faute que le moindre fragment de l’oeuvre ait été conservé, on ne sait si l’oeuvre fut écrite en français, langue de la bourgeoisie, en italien, langue de l’autorité écclésiastique, ou même en occitan, langue du peuple… Les commentaires de Ménétrier suggèrent que l’oeuvre était en français, mais il n’est pas à exclure que des passages en provençal aient été intégrées à l’oeuvre, pièce sans doute à caractère tragico-burlesque, à l’italienne (4).
Ah, si les murs du palais épiscopal de Carpentras pouvaient parler !
Jean-Claude Brenac – décembre 2009
(1) en 1801, le palais épiscopal devint palais de justice. La salle qui vit la représentation de Achébar, roi du Mogol, était sans doute celle qui servait pour la réunion des États du Comtat Venaissin, et qui fut occupée par la salle des Assises.
(2) Claude-François Ménestrier (1631 – 1705), jésuite, historien et héraldiste français. Il publia Des représentations en musique anciennes et modernes en 1681, et Des ballets anciens et modernes, selon les règles du théâtre en 1682.
(3) il s’agit en fait de l’empire moghol, de culture persane, fondé en Inde en 1526 par un descendant de Tamerlan. Considérablement étendu par Akbar (1542 – 1605), empereur à quatorze ans, il atteignit son apogée à la fin du XVIIe siècle, couvrant presque toute la péninsule indienne, avant de décliner.