Versailles – Théâtre des Petits Appartements

La marquise se donne en spectacle

« Je trouvai là une des plus jolie femmes que j’aie jamais vue : c’est Madame d’Etiolles ; elle sait la musique parfaitement bien, elle chante avec toute la gaieté et le goût possibles, sait cent chansons et joue la comédie à Etiolles, sur un théâtre aussi beau que celui de l’Opéra, où il y a des machines et des changements. » (Président Hénault – juillet 1742).

Cette Madame d’Etiolles (1) n’était autre que la future marquise de Pompadour. Devenue la favorite de Louis XV, elle fut présentée officiellement à la Cour le 14 septembre 1745. Quoique son pouvoir sur Louis XV fût grand, elle se préoccupa rapidement de rechercher quelque plaisir pour distraire le Roi et stimuler sa passion par des sensations nouvelles. Elle se rappela qu’elle jouait la comédie sur le théâtre que Le Normand de Tournehem, son protecteur (2), oncle de son mari, avait fait construire au château d’Etioles, près de Choisy. Elle décida alors de faire construire un théâtre à Versailles, et d’y jouer elle-même la comédie. On l’établit dans la Petite Galerie, située dans la partie Nord du château, près du cabinet des Médailles, où se trouvaient les petits appartements du Roi. D’où le nom de « Théâtre des Petits Appartements », puis de « Théâtre des Petits Cabinets ».

La marquise rédigea elle-même les statuts (3), qui donnaient aux actrices des pouvoirs étendus. Ainsi les actrices seules jouissaient du droit de choisir les ouvrages représentés, et de fixer les détailes des répétitions et des représentations ; on leur accordait par ailleurs une demi-heure de grâce avant amende en cas de retard… Puis on choisit un directeur : ce fut le duc de la Vallière (4), auquel fut adjoint un sous-directeur, Moncrif, lecteur de la Reine ; un chef d’orchestre : ce fut François Rebel, à la tête de musiciens professionnels encadrant des amateurs : le clavecin était tenu par un élève de Couperin, Joseph-Hyacinthe Ferrand, cousin de Madame de Pompadour, Mondonville était le chef d’attaque des violons (cinq premiers violons, cinq seconds) où l’on trouvait aussi M. de Courtaumer, les deux violes étaient tenues par M. de Dampierre et le marquis de Sourches, les deux flûtes par Michel Blavet et M. de Bussillet, et parmi les trois bassons figurait le prince de Dombes, fils du duc du Maine. l’orchestre était complété par deux hautbois et deux trompettes. Bernard de Bury fut chargé de diriger les choeurs, qui comptèrent jusqu’à vingt-six choristes et étaient divisés en deux groupes : « côté du Roi » et « côté de la Reine ». Enfin, on nomma Jean-Baptiste Dehesse, par ailleurs acteur de la Comédie Italienne, maître de ballet pour encadrer les danseurs, filles et garçons de neuf à douze ans. Parmi les danseurs figuraient le marquis de courtenvaux et le comte de Beuvron.

Lors des débuts, il n’y eut que trois « acteurs chantants » : la marquise de Pompadour, la duchesse de Brancas – une charmante douairière de trente-huit ans – et le duc d’Ayen. Ils furent bientôt rejoints par Mme Trusson, femme de chambre de la Dauphine (5), qui doublait la duchesse de Brancas, Mme de Marchais, cousine de la marquise, le vicomte de Rohan et le marquis de la Salle.

La première saison du théâtre eut lieu du 17 janvier au 18 mars 1747. Le 27 février (6), on représenta un acte du ballet Les Amours déguisés, de Bourgeois, créé trente-quatre ans auparavant et souvent repris. Sans succès, pourtant, en dépit des jolies voix du duc d’Ayen, de la marquise et de Mme de Brancas, et de la chorégraphie du marquis de Clermont-d’Amboise. Le 13 mars suivant, en revanche, Érigone, de Mondonville, obtint un franc succès, et fut repris quelques jours après devant la Reine (7). On loua la grâce et le goût de Mme de Pompadour, aussi bien comme chanteuse que comme danseuse. La marquise avait atteint son objectif, car, dit-on, l’amour quelque peu assoupi (déjà !) de Louis XV en fut réveillé.

La seconde saison du Théâtre commença le 20 décembre 1747. Entre-temps, on avait procédé à des améliorations dans l’aménagement de la salle et à un renforcement de l’orchestre, notamment par l’introduction d’un violoncelle joué par le célèbre Jélyotte. On joua Ismène, pastorale de Rebel et Francoeur, qui fut jugé un « charmant spectacle » par le Roi. Le 13 janvier suivant, fut joué Æglé, divertissement pastoral en un acte de La Garde, repris en février. On jugea que la marquise de Pompadour, dans le rôle-titre, « chantait et jouait supérieurement ». Puis vinrent Almasis, de Royer, qui eut l’heur de plaire au Roi au point de le faire reprendre deux fois, et Les Amours de Ragonde, le 27 février 1748, oeuvre de Mouret déjà ancienne, créée à Sceaux en 1714, durant la treizième des Grandes Nuits, reprise en 1742 à l’Académie royale de musique. La marquise de Pompadour y interprétait non pas le rôle de Colette, mais celui de Colin, inaugurant ainsi un rôle de travesti. Mais si elle était habillée en homme, c’était « comme les dames le sont quand elles montent à cheval, ce qui était un habillement très décent ». Le 26 mars 1748, on joua le prologue et l’acte «Cléopâtre, des Fêtes grecques et romaines de Colin de Blamont, sans la marquise de Pompadour, qui relevait d’une angine. La clôture eut lieu le 30 mars avec des reprises. Dès le lendemain, les récompenses pleuvaient sur les participants : montres, tabatières, gratifications de 25 louis d’or, nominations diverses, et un cadeau royal pour Jélyotte : une boîte d’or dont la façon avait coûté au moins quinze cents livres…

La troisième saison du théâtre de la marquise s’étala du 27 novembre 1748 au 22 mars 1749. Cette fois, on fit les choses en grand, afin de répondre à la demande pour participer aux réjouissances royales, que le trop exigu théâtre des Petits cabinets ne pouvait satisfaire. Il fut décidé d’installer un théâtre démontable (8) dans le grand escalier des Ambassadeurs. Solution ingénieuse mais ô combien coûteuse : vingt mille écus selon la marquise, soixante-quinze mille livres selon le roi lui-même, deux millions de livres selon les mauvaises langues… La saison s’ouvrit avec Les Surprises de l’Amour, où la marquise tenait les rôles d’Uranie et de Vénus. Rameau faisait ainsi son entrée au théâtre de la marquise. On admira les décors, les costumes et les machines, mais la musique fit bailler le Roi qui confia qu’il « aimerait mieux une comédie » . Les représentations se succédèrent à un rythme élevé : Tancrède de Campra, le 10 décembre 1748, où la marquise tenait le rôle d’Herminie, des extraits des Éléments de Destouches, du Ballet de la Paix de Rebel et Francoeur. Lorsqu’on démonta le théâtre pour la fin de l’année – non sans qu’un ouvrier y laisse la vie – , la marquise avait encore marqué des points, au grand déplaisir du marquis d’Argenson qui devait bien en convenir : « le Roi qu’on disait las de sa sultane favorite, en est plus affolé que jamais ». Sa victoire fut complète quand son ennemi juré, le duc de Richelieu, dut mettre fin à ses querelles de préséances.

Les représentations reprirent le 9 janvier 1749. Les Éléments de Destouches, le prologue de Phaëton et Acis et Galatée de Lully, où la marquise tenait le rôle d’une Nymphe, Jupiter et Europe, de Duport et Dugué, les Saturnales extraites des Fêtes grecques et romaines de Colin de Blamont, Zélie de Ferrand, les Amours de Ragonde de Mouret, Sylvie de La Garde, le Prince de Noisy de Rebel et Francoeur, dans lequel « la marquise se montra ravissante de grâce et de tendresse et obtint un véritable triomphe ». Cela valait bien quelques libéralités dont bénéficièrent notamment Tribou et La Garde.

Mme de Pompadour en Galatée

La nouvelle saison s’étala du 26 novembre 1749 au 27 avril 1750, et commença avec une représentation d’Issé de Destouches, dont les décors suscitèrent l’admiration, notamment un soleil formé de treize-cents bougies. Les Fêtes de Thétis, de Colin de Blamont et Bernard de Bury, en revanche, ne connurent qu’un succès médiocre, la marquise de Pompadour étant la seule à amuser le roi. On procéda à des reprises d’Issé, d’Erigone et de Zélie. Puis vint une création, la Journée galante, opéra-ballet de La Garde, dont le deuxième acte n’était autre qu’Æglé, puis à nouveau, en avril 1751, une reprise, du Prince de Noisy.

Excitées par la jalousie, les critiques allaient bon train, d’autant que la marquise de Pompadour venait de se faire construire le château de Bellevue (9), avec un petit théâtre, dont le coût avoisinait les trois millions, ce qui faisait murmurer le peuple et courir les libelles :

Fille d’une sangsue et sangsue elle-même,

Cette fille Poisson, d’une arrogance extrême,

Étale en ses châteaux, sans honte et sans effroi,

La substance du peuple et la honte du Roi.

Louis XV s’en émut et décida qu’il n’y aurait plus, à Versailles, ni comédies, ni ballets, ni chants, ni danses, et que les spectacles particuliers prendraient place à Bellevue. Ainsi s’acheva la quatrième et dernière saison du théâtre des Petits appartements.

Le château de Meudon Bellevue

La marquise prit acte de ce que le roi voulait « réduire la dépense », et s’attacha à montrer l’exemple. A Bellevue, elle ne disposait, selon ses propres termes, que d’un « brimborion de théâtre » (10), de très petite taille, et qui ne permettait d’admettre qu’un petit nombre de spectateurs. L’inauguration avait eu lieu le 27 janvier 1751, et c’est le 6 mai qu’on donna le premier ouvrage lyrique, la comédie ballet Zélisca, dont la musique avait été composée par Jélyotte sur un texte du comédien Lanoue, pour les fêtes du mariage du Dauphin, en 1746. Le second attendit avril 1752, et, le 11, on reprit l’opéra ballet déjà ancien de Mouret, Les Fêtes de Thalie, créé en 1714 à l’Opéra, où la marquise se réserva la rôle de la Femme, tandis que Mlle Romanet jouait la Fille et Mme de Marchais celui de la Veuve.

Ce même mois, la mort à vingt-quatre ans, de Madame Henriette, fille chérie du Roi, incita la marquise à organiser une fête au cours de laquelle fut donné Vénus et Adonis, de Mondonville, dont le rôle pricipal était tenu par la marquise, réputée « reine de beauté ».

Il fallut attendre mars 1753 pour que le théâtre de Bellevue jette ses derniers feux. Faute de spectateurs suffisamment nombreux, les acteurs et chanteurs étaient de moins en moins empressés. Le coeur n’y était plus. Mais la marquise voulait finir en beauté : après Zélindor, roi des Sylphes, de Francoeur et Rebel, on donna, le 4 mars, le Devin du village de Jean-Jacques Rousseau, qui venait d’être représenté à l’Opéra, et dans lequel la marquise de Pompadour joua le rôle de Colin, suivi d’un feu d’artifice. Il en coûta cinquante mille écus à la cassette royale, et Jean-Jacques Rousseau fut le dernier bénéficiaire des largesses de la marquise : celle-ci lui fit envoyer cinquante louis.

 

Jean-Claude Brenac – Décembre 2006 (d’après La Comédie à la Cour – Adolphe Jullien) (11)

(1) Jeanne-Antoinette Poisson épousa Charles-Guillaume Lenormant, seigneur d’Étioles, le 9 mars 1741

(2) et même aussi, dit-on, son père naturel

(3) cf. les dix articles du statut : http://www.madamedepompadour.com/_fra_pomp/galleria/teatro/statuto.htm

(4) Louis César de La Baume Le Blanc, dernier duc de La Vallière, petit-neveu de la duchesse de la Vallière

(5) la Dauphine était alors Marie-Josèphe de Saxe, épouse de Louis, premier fils de Louis XV.

(6) ne sont mentionnées ci-après que les oeuvres lyriques interprétées sur le théâtre de Mme de Pompadour

(7) Érigone fut repris en 1758 pour constituer la deuxième entrée des Fêtes de Paphos

(8) il fallait quatorze heures pour le démonter, et vingt-quatre pour le remonter

(9) le château fut construit par Jean Cailleteau dit Lassurance le jeune, assisté par Jean-Charles Garnier d’Isle pour les jardins, sur un terrain acheté par Louis XV et donné à la marquise de Pompadour en 1749

(10) en 1750, la marquise de Pompadour acquit, en contrebas du château de Bellevue, au bord de la Seine, un petit pavillon édifié sous la Régence, appelé Brimborion

(11) ouvrage disponible sur Gallica, le site de la BNF