Les rapports difficiles entre Farinelli et Haendel constituent un des principaux ressorts du film « Farinelli, il castrato ».
Il y a du « Je t’aime, moi non plus » dans la façon dont ces rapports sont illustrés : lorsque Farinelli est jeune, Haendel voudrait l’embaucher : il refuse. Et lorsque, plus tard, Farinelli voudrait que Haendel l’embauche, c’est ce dernier qui le repousse…Dans tous deux cas, Haendel joue le rôle du « méchant »…
Au delà de la caricature et du fatras cinématographique où l’on recherche vainement une once de vérité historique, il est légitime de s’interroger sur les rapports entre le castrat le plus célèbre de son temps et le plus grand compositeur dramatique de la première moitié du XVIIIe siècle.
Si l’on en croit le film de Corbiau, c’est en 1722, à Naples, que se situerait la première rencontre entre le jeune Farinelli et Haendel, ce dernier venu recruter des chanteurs pour ouvrir la première Royal Academy. Bien sûr, cette scène ridicule où l’on voit Farinelli bousculant Haendel et lui crachant au visage est pure invention. Ne serait-ce que parce que c’est en 1719 que Haendel alla recuter une troupe pour la Royal Academy of Music, et que Farinelli, âgé de quatorze ans, était alors totalement inconnu.
Haendel et Farinelli ne devaient se voir que bien plus tard – peut-être sans se parler – à Venise, en décembre 1728. Haendel était alors à nouveau en Europe continentale à la recherche de chanteurs pour la nouvelle Académie. En ce soir du 26 décembre, au teatro San Giovanni Grisostomo, on jouait la première d' »Artaserse » de Hasse d’après le livret de Pietro Metastasio. Distribution de luxe : les deux castrats les plus célèbres du moment, Caffarelli et Farinelli, et la belle mezzo-soprano Faustina Bordoni qui faisait battre bien des coeurs, notamment celui de Johann Adolf Hasse, qu’elle devait épouser. La Bordoni chanta un duo avec Farinelli. L’idée a été émise qu’elle ait pu être éprise de lui, mais peut-être confond-on avec Francesca Cuzzoni qui entretint longtemps des relations d’amitié avec le castrat. Les choses se corsent lorsqu’on prétend qu’Haendel était secrètement épris de la Bordoni, et qu’il ait été jaloux au point d’en vouloir au castrat… Ce soir là, Haendel ne prit pas contact avec Farinelli et… embaucha Faustina Bordoni.
Situation un peu comparable au teatro Malvezzi de Bologne pour la première de « Siroe, re di Persia » de Hasse, le 2 mai 1733 : Haendel aurait été présent, ainsi que son rival Nicola Porpora, directeur de l’Opéra de la Noblesse. Le rusé Porpora aurait persuadé Farinelli de chanter un de ses « aria di baule » – littéralement « air de malle » (*) – « Quell’usignuolo », extrait du « Merope » de Giacomelli, tout en sachant que cela allait le desservir auprès de Haendel, qui détestait ce genre d’exhibition vocale. Quoi qu’il en soit, Haendel embaucha Carestini, mais pas Farinelli. Mais peut-être Haendel avait-il d’autres raisons, plus prosaïques : Farinelli était trop lié à Porpora, et surtout trop cher : Farinelli demandait 1 500 livres par an pour venir à Londres, alors que la troupe entière de Haendel lui en coûtait 9 000.
Arrivé à Londres à l’été 1734, Farinelli passa moins de trois ans à Londres, dans la troupe de l’Opéra de la Noblesse. Période marquée par une concurrence acharnée entre la troupe de Haendel et celle de la Noblesse, agrémentée par une curieuse anecdote, d’ailleurs reprise dans le film de Corbiau, celle du « vol » de la partition d' »Ottone ». En décembre 1734, l’Opéra de la Noblesse donna « Ottone », opéra de…Haendel. Durant cinq représentations, Farinelli interpréta un personnage secondaire mais chanta sept airs, dont cinq extraits d’autres opéras de Haendel. On ne peut s’empêcher d’y voir une façon pour Farinelli de montrer et faire partager son admiration pour le Saxon.
Durant ces trois ans, Farinelli connut la gloire, mais ne put empêcher une désaffection progressive des Londoniens pour l’opéra italien, qui provoqua les départs de Porpora, Senesino et la Cuzzoni à l’été 1736, puis son propre départ en mai 1737, et la faillite de l’Opéra de la Noblesse.
Haendel sortait du combat exsangue, mais vainqueur. Les chemins du castrat et du vieux lion ne devaient plus se croiser.
Jean-Claude Brenac – Décembre 2005
(*) aria di baule : voir éditorial de novembre 2005