En 1608, à Mantoue, Monteverdi n’est pas un musicien heureux. Au service du duc Vincenzo de Gonzague depuis dix-huit ans, il rumine ses rancoeurs contre un prince qui le traite comme un domestique. L’année précédente, le succès de l’Orfeo avait été terni par la maladie de son épouse, qui devait l’emporter le 10 septembre, lui laissant deux enfants en bas âge.
Après l’enterrement sa chère Claudia à Crémone, contre son gré, il avait dû revenir à Mantoue, rappelé par le duc pour travailler aux représentations prévues en mai 1608, pour fêter le mariage du prince Francesco de Gonzague, fils aîné du duc Vincenzo, avec l’infante Marguerite de Savoie.
Le programme était chargé, et même si Claudio Monteverdi n’était pas le seul musicien mis à contribution, le travail ne manquait pas. Le principal projet était celui d’un opéra, sur un livret d’Ottavio Rinuccini, l’Arianna, mais Monteverdi devait aussi écrire le prologue d’Idropica, une comédie de Guarini, ainsi qu’un ballet, le Ballo delle Ingrate. Il travailla avec acharnement, et devait raconter plus tard que le délai trop court l’avait amené presque à la mort.
Il fallait, de plus, compter avec les rivalités à la cour des Gonzague : celle de Francesco Cini, librettiste d’une Tetide mise en musique par Jacopo Peri, celle de Marco di Gagliano, poussé par le cardinal Ferdinando de Gonzague, qui souhaitait et obtint que sa Dafne soit représentée. Et aussi avec la malchance : la maladie subite et la mort de Caterinuccia Martinelli, interprète prévue pour le rôle-titre, remplacée en hâte – mais avec succès – par Virginia Andreini.
L’Arianna, représentée le 28 mai, connut un grand succès et le Lamento d’Ariane fit beaucoup pleurer les dames. Mais l’attitude du duc à son égard, une fois de plus, ne laissa que de l’amertume au musicien. En novembre 1608, Monteverdi, réfugié à Crémone, laisse éclater sa lassitude dans une lettre, accusant aussi bien l’air de Mantoue qui lui ruine la santé, que la pingrerie et l’ingratitude du duc de Gonzague qui lui verse avec difficultés un salaire de misère.
Même si Monteverdi est contraint de rejoindre son poste à Mantoue, il est clair qu’il ne supporte plus sa situation, et qu’il commence à se chercher un autre protecteur.
On sait qu’en novembre 1610, il se rendit à Rome, muni de lettres de recommandation pour les cardinaux Montalto et Borghèse. Son voyage était destiné, dit-on, à obtenir une place pour son fils Francesco dans un séminaire romain. Mais s’il n’avait eu que cette ambition, aurait-il composé une oeuvre aussi imposante que les Vêpres à la Sainte Vierge, avec une dédicace au pape Paul V, dans laquelle il manifestait le souhait d’une protection contre les bouches injustes de ceux qui parlent contre Claude ?
Rome ne répondant pas, Monteverdi aurait-il alors lorgné aussi vers Paris ? L’hypothèse est crédible. Elle s’appuie notamment sur deux madrigaux – Volgendo il ciel et Ogni amante è guerrier – figurant dans le VIIIe Livre, Madrigali guerrieri e amorosi, publié en 1638.
Volgendo il ciel est présenté comme une introduction à un ballet – Il Ballo delle Ninfe dell’Istro – dédié à l’empereur Ferdinand III de Habsbourg, à l’occasion de son couronnement à Ratisbonne, le 30 décembre 1636. Or le texte du ballet est d’Ottavio Rinuccini, mort en mars 1621. Comment Rinuccini aurait-il pu écrire un ballet destiné à un prince qui, à cette date, n’avait que treize ans ? On en déduit que le madrigal a été écrit au départ pour un autre que le futur Ferdinand III, et qu’il fut remanié pour s’adapter à lui.
Quant à Ogni amante è guerrier, Nel suo gran regno, dont le texte est également de Rinuccini, certains n’ont pas manqué d’y voir une description du bon roi Henri. Qui d’autre aurait pu mieux mériter le surnom de l’amant-guerrier ?
Si l’on se souvient que Rinuccini fut accueilli en 1600 à la cour de Henri IV, et que celui-ci le nomma gentilhomme de la chambre, il apparaît qu’il aurait pu se faire « l’agent » de Monteverdi auprès de Henri IV, nanti de compositions destinées à glorifier le roi.
Monteverdi tenta-t-il sa chance auprès d’autres souverains ? On ne sait, mais la délivrance viendra de Venise, quelques années plus tard. En 1613, devenu maître de chapelle de Saint-Marc, Monteverdi avait enfin fini de manger son pain noir.
Jean-Claude Brenac – Avril 2010