En ce jour de 1688, Racine reçut une lettre qui le jeta dans une grande agitation. Elle émanait de Madame de Maintenon qui lui écrivait : « Nos petites filles viennent de jouer « Andromaque » et l’ont si bien jouée qu’elles ne la joueront plus, ni aucune de vos pièces. »
Si bien jouée ? Depuis le début de la création de la maison de Saint-Cyr, destinée à élever dans la vertu des demoiselles nobles mais peu fortunées, le théâtre était à l’honneur. Madame de Brinon, placée à la tête de l’institution par Madame de Maintenon, aimait les vers, et ne dédaignait pas « taquiner la muse ». Avec un résultat exécrable, semble-t-il, au point que Madame de Maintenon lui suggéra de se tourner vers Corneille et Racine, en veillant à choisir des oeuvres assez épurées des passions dangereuses à la jeunesse… C’est ainsi que ces demoiselles en vinrent à jouer « Cinna », …sans grand enthousiasme. Sans doute ne se sentaient-elles guère d’affinités avec les états d’âme des conjurés romains. En revanche, les amours contrariés de Pyrrhus et Andromaque semblent avoir suscité de leur part une ferveur coupable, et, si « Cinna » obtint peu de succès, « Andromaque » en obtint trop…
Il ne faut donc pas s’étonner si, dans cette même lettre, Madame de Maintenon demandait à Racine de faire « dans ses moments de loisir quelque espèce de poème moral ou historique dont l’amour fût entièrement banni… un ouvrage qui contribuât aux vues qu’elle avait de divertir les demoiselles de Saint-Cyr en les instruisant.»
Racine n’avait pas écrit de tragédie depuis 1677, depuis Phèdre, qui était tombée à cause d’une cabale montée par la duchesse de Bouillon et le duc de Nevers. La même année, il avait été nommé historiographe du roi, comme Boileau. Mais que pouvait-il refuser à l’épouse secrète du roi ? Il se mit donc au travail avec ardeur, conscient qu’il avait une réputation à défendre, même si Madame de Maintenon l’assurait que son ouvrage resterait enseveli dans Saint-Cyr.
Il trouva dans la Bible le sujet d’Esther, et alla bientôt soumettre le plan et le premier acte de sa tragédie à sa commanditaire qui en fut charmée. Se reconnut-elle, comme les courtisans s’empressèrent de le faire, en Esther, dont la beauté et la vertu font la conquête du roi de Perse Assuérus (Louis XIV), provoquant la répudiation de l’épouseVashti (Madame de Montespan) ?
Quoi qu’il en soit Racine fit travailler les demoiselles de Saint-Cyr durant l’hiver 1688. Sa tragédie comportait des choeurs dont la composition fut confiée à Jean-Baptiste Moreau, maître de musique à Saint-Cyr. Titon du Tillet raconte comment ce musicien assez obscur accéda à de telles responsabilités : on ne sçait par quel hazard, étant assez mal vêtu, et ayant un air provincial, il put se glisser à la toilette de Madame la Dauphine, Victoire de Bavière ; mais y étant entré, il fit plus que de tenir bonne contenance ; car sçachant que cette Princesse aimoit la Musique, il eut la hardiesse de la tirer par la manche, et de lui proposer de chanter un air, ce qui fit rire cette Princesse qui lui permit de chanter : elle fut très satisfaite de sa chanson, d’autant plus qu’il lui dit en avoir fait la Musique. Le même jour Madame la Dauphine fit le récit de cette aventure au Roi, qui eut la curiosité de voir cet homme original. Il fùt deux jours après introduit dans l’Appartement de Madame de Maintenon où étoit le Roi, devant lequel il eut l’honneur de chanter quelques airs dont Sa Majesté fut fort contente.
La première représentation d’« Esther » eut lieu le 26 janvier 1689, dans la vestibule des dortoirs du second étage de Saint-Cyr, aménagé en conséquence, en présence du Roi et du Grand Dauphin, ainsi que de courtisans triés sur le volet. Dangeau note dans son Journal que Toutes les petites filles jouèrent et chantèrent très bien, et que Madame de Caylus fit le Prologue (à la gloire du Roi et de Madame de Maintenon), mieux que n’aurait pu faire la Champmeslé. On avait prévu trois décors différents, des costumes « à la persane » avec pantalons et turbans couverts de dorures et de pierreries, des figurants, des accessoires.
Le succès fut tel qu’une nouvelle représentation eut lieu pour la famille royale trois jours après. Puis les représentations s’enchaînèrent les 3, 5, 15, 19 février, devant des salles combles, et l’on assista à cette scène incroyable du « plus puissant roi du monde » contrôlant lui-même à la porte de la salle, la canne à la main, que des resquilleurs sans invitation ne s’y introduisaient pas.
Je ne puis vous dire l’excès d’agrément de cette pièce : c’est un rapport de la musique, des vers, des chants, si parfait et si complet qu’on n’y souhaite rien. Ainsi Madame de Sévigné, qui fit partie des heureux élus, résuma admirablement ses impressions.
Madame de Maintenon pouvait se féliciter : elle avait mis le théâtre au service de la morale. Et pourtant des notes discordantes s’élevèrent de l’Église, notamment de père Hébert, curé de Versailles, de l’abbé Gobelin, son propre directeur de conscience, et de M. de Meaux, alias Bossuet, qui la mirent en garde contre les tentations que les succès théâtraux pouvaient induire dans le coeur des jeunes filles. Madame de Lafayette n’était pas en reste, qui avertit : cet endroit, qui est le séjour de la vertu et de la piété, pourra quelque jour être celui de la débauche et de l’impiété. De fait, les feux de la rampe et la vie de cour avaient tourné la tête des demoiselles de Saint-Cyr. Elles se prenaient pour des vedettes, paraient leurs habit de colifichets, devenaient capricieuses, indociles, refusaient de chanter à l’église pour ne pas gâter leurs voix. On dit même que des intrigues galantes se nouaient et que les murs de clôture voyaient passer quelques allées et venues nocturnes.
Madame de Maintenon éprouva alors combien l’enfer pouvait être pavé des meilleures intentions. Elle sentit la menace planer sur l’oeuvre de sa vie, et fit marche arrière. Finies les représentations publiques : la nouvelle pièce commandée par le Roi à Racine, Athalie fut jouée le 5 janvier 1691, en représentation « privée », certes en présence du Roi et du Grand Dauphin, toujours avec des choeurs de Moreau, mais sans décors, ni costumes, les pensionnaires de Saint-Cyr portant leur strict uniforme noir.
Rien n’y fit. Madame de Maintenon avait donné Saint-Cyr au monde, il fallait maintenant le donner à Dieu : le 30 septembre 1692, Saint-Cyr devint un monastère régulier de l’ordre de Saint-Augustin. Quant à la « tragédie sacrée avec intermèdes et choeurs », le genre s’éteignait après seulement deux ans de vie agitée.
Jean-Claude Brenac – avril 2007