Quand la musique descendait des étoiles

« C’est moi la Musique, qui par ses doux accents, sait apaiser les coeurs troublés, et qui, d’une noble colère ou d’amour, peut enflammer les coeurs les plus glacés.

Chantant aux sons de ma cithare d’or, j’ai coutume de flatter l’oreille des mortels, et j’incite ainsi l’âme à désirer plus ardemment entendre les harmonies de la lyre céleste. »

Alessandro Striggio, auteur du livret de l’Orfeo, connaît ses classiques. Quand il évoque le pouvoir qu’a la Musique d’élever l’homme à l’écoute des harmonies célestes, il fait référence au culte apollinien – Apollon est le dieu de l’harmonie – et aussi à la théorie de Pythagore qui fait de l’harmonie le principe de toutes choses. Deux références, reliées par le mot « harmonie », lui-même à double sens, à la fois mélange de sons, mais aussi ordre parfait.

Apollon est omniprésent dans « l’Orfeo ». Orphée n’est-il pas le fils du dieu du Soleil ? Quand la Musica nous présente Orphée, elle l’appelle la « Gloire immortelle du Pinde et de l’Helicon ». Or l’Helicon est une chaîne de montagne de Béotie, consacrée au culte d’Apollon, et aussi sanctuaire des Muses. Et plutôt qu’à la belle Eurydice, c’est au « Soleil, qui englobe tout et qui voit tout » qu’Orphée dédie son premier chant. Enfin, c’est Apollon qui, au cinquième acte, vient apporter la consolation à son fils en l’invitant à le suivre « dans le ciel et les étoiles ».

Sur sa montagne sacrée, Apollon n’est pas seul. Les Muses sont ses compagnes, qui possèdent des voix sans pareilles et dont les chants sont si beaux qu’un jour, dit-on, le mont Helicon s’enfla de plaisir au point d’atteindre le ciel. Preuve, s’il en fallait, que la musique a le pouvoir d’ouvrir à l’homme une porte vers la connaissance de la structure de l’univers, et lui permettre de percevoir l’harmonie des sphères.

Cette harmonie fascinait Pythagore, qui n’imaginait pas que les lois physiques puissent être autre chose que le reflet d’une ordre universel d’origine divine. Ce philosophe et mathématicien grec du VIe siècle avant J.-C. – que certains disait fils… d’Apollon ! – découvrit que la musique était directement liée à la science des nombres. On raconte que passant devant une forge, il remarqua que les marteaux résonnaient en engendrant des sons différents, et que la hauteur du son dépendait de la masse des marteaux, et qu’en doublant le poids des marteaux, le son grimpait d’une octave. Il définit ainsi une gamme composée de sept intervalles dont la somme représentaient six tons, et qui s’étageaient selon des proportions numériques.

Après avoir ainsi associé la musique et la science des nombres, il appliqua sa théorie des sons à la science des corps célestes, persuadé que la structure de l’univers – le « cosmos » – ne pouvait être qu’un reflet de l’harmonie universelle.

Il expliquait que la terre était un corps céleste au centre d’une sphère – quoi de plus harmonieux qu’une sphère ? – et que les astres errants, les planètes, tournaient autour d’elle sur des orbites sphériques et à des vitesses constantes. A quelle distance ? Etant donné qu’il y a autant d’intervalles musicaux que d’astres errants, chaque planète correspondait à une note de la gamme – la pour la Lune, sol pour Vénus, fa pour Mercure, mi pour le Soleil, ré pour Mars, do pour Jupiter, si pour Saturne – et leurs distances devaient offrir les mêmes rapports. Ainsi la distance de la Terre à la Lune – soit 126 000 stades – correspondait à l’intervalle d’un ton entier, celle de Lune à Mercure et de Mercure à Vénus un demi-ton, de Vénus au Soleil un ton et demi, de Soleil à Mars, et de Mars à Jupiter un demi-ton, de Jupiter à Saturne un ton et demi. De plus le mouvement de chaque planète correspondait à un mode : dorien pour Saturne, phrygien pour Jupiter, etc. Ainsi les sept planètes étaient comme les sept cordes d’une lyre céleste.

Sa théorie – un univers fondé sur l’harmonie – était tellement séduisante que l’école pythagoricienne fit des émules, mais le système allait en se complexifiant : la lyre céleste que Pythagore avait assortie de sept cordes, en gagna une huitième attribuée au Zodiaque, puis une neuvième attribuée à la Terre. Au Moyen Âge, on passa à quinze cordes pour expliquer, au delà des planètes, le Ciel, les Puissances, les Principautés, les Dominations, les Trônes, les Chérubins. Et un musicographe grec n’hésita pas à bâtir un système de sphères célestes à partir de la cythare à dix-huit cordes…

Au moment où Alessandro Striggio écrivait le livret de l’Orfeo, l’astronome et physicien Kepler tentait de percer le mystère de l’harmonie des sphères. Considérant que chaque planète est vivante, douée d’un âme, et que Dieu, architecte, donc musicien, avait attribué à chacune une phrase musicale propre, liée à sa vitesse angulaire. Celle-ci variant dans la mesure où l’orbite des planètes est elliptique et non circulaire, le mouvement des planètes engendre une « mélodie » consistant en une montée et une descente des notes d’un intervalle : intervalle d’une octave plus une tierce pour Mercure, réputé soprano, d’une quinte pour Mars (ténor léger), d’une tierce pour Jupiter et Saturne (basses), d’un demi-ton seulement pour la Terre, intervalle nul pour Vénus (contralto), condamnée à répéter toujours la même note…

Restait à comprendre pourquoi cette musique céleste n’est guère perceptible. Mais la question avait déjà été posée à Pythagore. On ne l’entend pas parce qu’elle est continuelle, depuis notre naissance. Pour l’entendre, il faudrait d’abord qu’elle s’arrête, puis qu’elle recommence…

Ah, si c’était possible !

Jean-Claude Brenac – avril 2006