Sophie Arnould, la chouchou des biographes

Qui, plus que Sophie Arnould, aurait pu inspirer tant de biographes ?

Le premier à s’intéresser à cette chanteuse qui fascina le Tout-Paris aussi bien par son talent sur scène que par ses frasques à la ville, et ses bons mots ravageurs (1), fut Pierre-François Albéric Deville, professeur d’histoire naturelle à l’École centrale d’Auxerre, éditeur des écrits botaniques de J. J. Rousseau, et également auteur de recueils de poésie, qui fit paraître en 1813, un Arnoldiana, ou Sophie Arnould et ses contemporaines, sous-titré Recueil choisi d’anecdotes piquantes, de réparties et de bons mots de Mlle Arnould ; précédé d’une notice sur sa vie et sur l’Académie impériale de Musique (2). Albéric Deville n’en était pas à son coup d’essai, ayant déjà à son actif un Biévrana ou jeux de mots de M. de Bièvre, recueil de calembours dont le marquis de Bièvre, à ce qu’il semble, n’était pas avare.

Sophie Arnould - portrait de La Tour - gravure de Bourgeois de la Richardière - frontispice de l'Arnoldiana d'Albéric Deville
En 1837 parurent des Mémoires de Mademoiselle Sophie Arnoult, recueillis et publiés par la Baron de Lamothe Langon, ouvrage devenu rare. Étienne-Léon de Lamothe-Langon (1786-1864) fut un auteur fécond – plus de soixante ouvrages – et se fit une spécialité des Mémoires apocryphes, dont certains connurent le succès, notamment ceux de la comtesse Du Barri.

Les choses sérieuses commencèrent en 1857, avec la première édition de Sophie Arnould d’après sa correspondance et ses mémoires inédits, écrits par les frères Goncourt, Edmond et Jules. Dans la préface, ceux-ci racontent comment ils trouvèrent dans une liasse de papiers achetés à un libraire des documents, des notes, des extraits, des fragments, l’ébauche de mémoires inachevés, des copies de lettres concernant Sophie Arnould, et comment, après avoir vérifié leur authenticité, ils entreprirent de reconstituer la vie de cette courtisane qui, selon leur formule, fut, vivante, le scandale d’un siècle, et morte, son sourire.

Le succès fut tel que la première édition connut deux retirages, en 1859 et en 1861, et fut suivie de plusieurs rééditions. En 1877, parut la seconde, enrichie par Edmond Goncourt du commencement des Mémoires autographes de Sophie Arnould, fragment de quatorze pages ne couvrant que sa jeunesse jusqu’à son enlèvement par le comte de Lauraguais.

Sophie Arnould - Gravure de François Flameng  en frontispice de l'édition de 1877 chez Dentu
Une troisième parut en 1885, puis une quatrième en 1902, puis une cinquième, « augmentée », en 1922.

Le livre des frères Goncourt, bourré de citations et d’extraits de lettres, dont des emprunts discrets à Arnoldiana, est le passage obligé pour quiconque s’intéresse à l’Opéra du troisième quart du XVIIIe siècle. Il a en effet l’avantage de ne pas se borner à la vie sentimentale de l’actrice, mais de retracer la vie musicale pendant la période – une vingtaine d’années – d’activité de la chanteuse.

En 1898, parut à Paris la traduction d’un ouvrage écrit en anglais par Robert B. Douglas sous le titre Sophie Arnould, actress and wit (Sophie Arnould, actrice et femme d’esprit), assorti de gravures d’Adolphe Lalauze, dans le plus pur style fin de siècle.

Sophie Arnould - Frontispice de l'édition anglaise de Robert DouglasSophie Arnould - Edition française de l'ouvrage de Robert Douglas - gravure d'Adolphe Lalauze
Le siècle changea, et c’est surtout la vie sentimentale de Sophie Arnould qui allait désormais intéresser les auteurs.

André Billy fut le premier d’entre eux, avec La Vie amoureuse de Sophie Arnould, en 1929, s’inscrivant dans une collection de Flammarion La vie amoureuse de …. Le futur académicien Goncourt n’était alors pas le grand biographe qu’il devait devenir plus tard avec des ouvrages sur Balzac, Diderot, Sainte-Beuve. Sa biographie de Sophie Arnould, bien documentée, est d’une lecture agréable, dans un style très vivant, et reprend, bien sûr, les principaux bons mots de Sophie. Mais on n’y trouvera rien qui évoque la vie de l’Opéra.

La vie amoureuse de Sophie Arnould - André Billy
Albin Michel prit le relais à peine dix ans plus tard, en 1938, avec la collection Les Grandes Pécheresses – tout un programme ! Sophie Arnould, La plus belle des Bacchantes, est l’oeuvre de Béatrix Dussane, sociétaire de la Comédie Française, dont la Bibliothèque du Conservatoire conserve un fonds (3) d’une grande richesse sur le théâtre. La célèbre comédienne raconte qu’elle aussi s’intéressa à Sophie Arnould après être entrée en possession d’une lettre d’elle, inédite. Son petit livre est écrit dans un style de bonne tenue, mais ne s’attarde pas non plus sur les coulisses de la vie théâtrale, comme on aurait pu s’y attendre de la part d’une grande actrice.

Sophie Arnould - La plus spirituelle des Bacchantes - Dussane
Le thème de collection de La vie amoureuse fut repris, en 1958, dans un style « roman de gare », agrémenté de dessins très kitsch, par Guy et Madeleine de Bellet, auteurs dont on ne connait aucune autre oeuvre.

La Vie amoureuse de Sophie Arnould - Guy et Madeleine de Bellet
C’était l’époque où on aimait l’Histoire à condition qu’elle ne soit pas trop sérieuse. Le filon amoureux devait être porteur, car Gallimard créa à son tour une collection Les Amours célèbres, et confia à Janine Brillet le soin d’écrire une nouvelle biographie de Sophie Arnould qui sortit en 1959, et dont le titre Sophie Arnould ou le jeu de l’amour et du plaisir, parodie gentiment Marivaux. L’éditeur ne pouvait mieux choisir, cette journaliste de Télé 7 Jours ayant participé à des livres sur l’Opéra, et écrit peu auparavant un livre sur Le Couple

Sophie Arnould ou le jeu de l'amour et du plaisir - Janine Brillet
L’histoire devait reprendre ses droits avec les biographies plus récentes. En 1999, Rodolphe Trouilleux, historien de Paris, auteur de plusieurs ouvrages sur Paris, notamment Paris Secret et insolite, publiait N’oubliez pas Iphigénie – Biographie de la cantatrice et épistolière Sophie Arnould 1740-1802, le titre faisant référence au dernier grand rôle de Sophie Arnould dans l’Iphigénie en Aulide de Gluck.

Il faudra attendre 2007 pour que paraisse une biographie « moderne » de Sophie Arnould, sous la plume d’Isabelle Jos-Roland : Une femme libre, Sophie Arnould, chanteuse et courtisane. L’auteur, agrégée d’histoire, raconte qu’elle tomba sur Sophie Arnould au cours de recherches destinées à son premier roman Tempête sur Royaumont, et annonce la couleur : roman historique. Et effectivement, les frasques de l’actrice sont resituées dans leur contexte, et on se plaît à voir défiler les silhouettes de madame Geoffrin, de Diderot, de Grimm, de Favart… à une époque où l’Ancien Régime avançait aveuglément vers l’abîme.

Une femme libre - Isabelle Joz-Roland
On pourrait penser qu’après neuf biographies, il n’y avait plus rien à dire sur Sophie Arnould. Ce ne devait pas être l’avis de Michel Peyramaure lorsqu’il entreprit de dévoiler la face cachée de la chanteuse, en couplant, sous le titre Les grandes libertines, paru en février 2009, le destin de Sophie Arnould avec celui d’une homosexuelle notoire, l’actrice Françoise Raucourt. La face cachée de l’artiste – les biographes ne l’avaient jusque là que pudiquement esquissée – est le prétexte à ce qui fait véritablement le prix de l’ouvrage : une passionnante chronique romancée des moeurs de la fin de l’Ancien Régime.

Les grandes libertines - Michel Peyramaure
Dix ouvrages ! Pécheresse, bacchante, libertine, courtisane, gageons que Sophie Arnould n’a pas fini d’inspirer les littérateurs, et que le compteur n’en restera pas là. Pour notre plus grand plaisir.

Jean-Claude Brenac – août 2009

(1) voir Les bons mots de Sophie – éditorial – avril 2008

(2) Arnoldiana est disponible en ligne

(3) Fonds Béatrix Dussane : 4000 études sur le théâtre français et étranger de l’Antiquité à nos jours, 5600 textes de pièces, 30 périodiques, 207 vidéocassettes de travail et de pièces de théâtre