« Avouons que nous avons commencé le visionnage avec appréhension. La jaquette immonde où l’on aperçoit Marijana Mijanovic coupé à la garçonne, en blouse blanche, accroupie sur ce qui ressemble à un bureau d’école devant un tableau noir, le visage barbouillé de peintures de guerre ne plaidait guère en la faveur d’une mise en scène respectueuse de l’intensité dramatique du livret de Capece. On se dit alors avec résignation que le double DVD pourrait éventuellement servir de CD, si l’équipe vocale est à la hauteur. Cette crainte s’avère vite infondée, la transposition de Jens-Daniel Herzog se révélant intelligente et prenante. D’abord, ceux qui espèrent des paladins héroïques, des princesses et des forêts enchantées tourneront ailleurs leurs pas. Herzog a déplacé l’action dans un début XXème siècle indéterminé au sein d’un sanatorium très Vienne du Dr Freud. Orlando, officier traumatisé par les combats, en uniforme anglais de la Première guerre mondiale fait ainsi face à une élégante cohorte de jolies infirmières, à un psychiatre chauve et autoritaire (le mage Zoroastre), et à une infirmière en chef (la bergère Dalinda). Angelica et Medoro, « façon prohibition années 30 » deviennent alors une sorte de couple de passage, avec une blonde légère et une sorte de gigolo gominé. L’intrigue fonctionne car elle recentre le drame pratiquement uniquement sur le duel psychologique entre Zoroastre et Orlando. En outre certaines trouvailles telles la projection d’un film de propagande pendant le « Lascia Amore e siegui marte » suivi d’un récitatif où le guerrier avoue sa répugnance devant les images funestes ou encore l’opération chirurgicale de la fin s’adaptent au texte littéraire. De même, les passages où sont mentionnés les éléments naturels sont traités comme des métaphores obscures où le corps médical jargonne en dissertant devant un tableau noir afin de sonder les recoins de l’âme humaine. L’air de bataille « Fammi combatere » de l’acte I voit le soldat reconditionné, s’entraînant mécaniquement à planter sa baïonnette, à saluer, à marcher au pas, robot à la raison inhibé, sans doute drogué. La scène de folie de l’acte 3 est effrayante – avec des réminiscences de Shining – lorsqu’ Orlando fait irruption dans la pièce, une hache de pompier à la main. Angelica ne sera sauvée que par des grenades de gaz soporifique, ce qui donne lieu à une séquence visuellement intense où le héros titube dans la brume dorée entouré d’ombres munies de masques à gaz. Une telle relecture est à la fois extrême mais rappelle ce qu’est Orlando : un opéra sur la folie. Les décors patinés de Mathis Neidhardt sont très soignés, et le jeu de cloisons coulissantes, bénéficiant de l’immense scène de l’Opéra de Zurich permet de reconfigurer l’espace tout à tour amphithéâtre, dortoir, bureau, salle d’opération ou couloir. Les costumes sont soignés (avec une réserve pour les tenues tapageuses de Medoro), les accessoires méticuleusement reconstitués (voir la tenue de parade d’Orlando avec ses médailles et sa cape). Le plateau vocal est dominé par l’Orlando de Marijana Mijanovic de bout en bout. Le physique est androgyne (grâce aux excellents maquilleurs), la voix également. Certes, on pourra lui reprocher des graves poitrinés presque « machos », des aigus forcés et une coloration assez uniforme mais le chant est d’une grande tenue, les da capos florissants (« Fammi combatere »), les ornements impeccables. L’incarnation du fier guerrier est tout à fait convaincante, la scène de folie imprévisible et musicale (« Vaghe pupille » erratique). Dans l’actuelle discographie et vidéographie, Mijanovic tient sans nul doute le haut du pavé, en attendant peut-être qu’Ewa Poddles ou Lawrence Zazzo se risquent aux égarements de l’esprit de Roland. L’Angelica de Martina Jancova possède des aigus diaphanes et un phrasé attentif, même si l’émission pâtit d’un vibratello constant. L’air d’adieu (« Verdi piante ») est interprété avec une nostalgique tendresse. Le soprano mutin et fruité de Christina Clark convient bien à une bergère Dorinda moins « mignonette » que d’habitude en raison d’un timbre parfois un peu dur. Le trio « consolati bella » où les voix se fondent langoureusement et avec ambigüité permet à la soprano de ciseler son portrait d’une jeune fille trompée, revancharde et pas si cruche que cela. En revanche, on ne comprendra pas l’attachement de toutes ces donzelles pour le Medoro de Katharina Peetz, seule franche déception de la distribution. Mal à l’aise dans une tessiture trop grave pour elle, luttant contre une émission tendue et instable, la mezzo peine à donner corps à un personnage que le metteur en scène a déjà ravalé au rang de séducteur opportuniste. Enfin, last but not least, le Zoroastre de Konstantin Wolff, d’une prestance altière, a misé sur l’autorité de son timbre profond et cuivré. Puissant et agile, ne connaissant ni le doute ni la peur, le dogmatique chef de clinique / psychiatre / chirurgien campe un savant positiviste, inébranlable Dr Frankenstein en devenir. La direction de William Christie est aussi énergique et fluide que lors de son excitant Giulio Cesare (Opus Arte). Si le chef a d’abord tâtonné chez Haendel (avec des enregistrements bancals d’Alcina ou de Theodora par exemple), le langage en même temps franc et subtil du Caro Sassonne n’a désormais plus de secrets pour lui. Elégance des articulations, vision d’ensemble très architecturée avec une réelle progression dramatique, « Bill » n’a pas son pareil pour établir un climat d’un air à l’autre, en évitant l’enchaînement mécanique récitatif-air, avec une attention particulière pour les passages introspectifs ou désespérés : le « Già l’ebro mio ciglio » se balance, hésitant et coupable, bercé par les remords des violes d’amour, le « Verdi allori » d’un amour contrarié s’avère touchant malgré les insuffisances de l’interprète, la scène de folie impressionnante et féroce, sans excès. L’orchestre baroque « La Scintilla » de l’Opéra de Zürich, sur instruments d’époque, s’épanouit pleinement sous la battue du chef, ornementant avec grâce, attaquant avec précision, capable de nuances et de couleurs. Voilà donc un double DVD pleinement convaincant, et qui, en dépit d’un casting un peu hétérogène, s’imposera aisément dans la vidéographie haendélienne. «
Diapason – février 2009 – appréciation 3 / 5
« Notre conseil : extraire de ce DVD la bande-son, et ranger le reste au fond du tiroir. En dehors d’un Medoro médiocre, à la voix mal placée, sans grave et à l’italien exotique, la distribution surpasse celle qu’Erato avait offerte à William Christie en 1996. Comme toujours, le Haendel du maestro possède davantage de charme et d’élégance que de vigueur et de variété. Heureusement, dans le rôle-titre, Marijana Mijanovic écrase ses rivaux, en dépit d’un vibrato un peu lourd et d’une virtuosité moins déliée que naguère. L’Angelica de Martina Jankova séduit par un timbre pulpeux et argenté à la fois, tout autant que la délicieuse Dorinda de Christina Clark chez qui il n’est pas interdit d’entendre le souvenir d’une certaine Kathleen Battle. Le très prometteur Zoroastro de Konstantin Wolff, basse au métal noble, finit de démontrer les choix vocaux judicieux de l’Opéra de Zurich. Ils ne le sont guère, c’est le moins qu’on puissee dire, au chapitre de la mise en scène. Jens-Daniel Herzog livre une lecture de seconde main, paresseuse, prosaique, d’un simplisme navrant, sourde aux données stylistiquas et dramatiques de la partition. Combien de fois déjà nous a-t-on imposé ces hôpitaux psychiâtriques, cas soubrettes d’hôtel, ces décors et uniformes de la Grande Guerre, cas tableaux noirs où un personnage écrit et dessine des machins sans intérêt ? Et cela se prétend « relecture innovante »! Dans ce contexte, l’alibi littéraire évoqué (La Montagne magique de Thomas Mann, excusez du peu!) sonne comme une mauvaise blague. Le tout n’est pas vraiment servi parla réalisateur Felix Breisach qui prend soin de bien montrer, an gros plan, que la seringue plantée par le docteur edans le cou du seconde classe Orlando ne comporte pas d’aiguille, et qu’elle est vide. A l’instar du spectacle. «