Eritrea (Érythrée)

L'Eritrea - livret - 1652

COMPOSITEUR Francesco CAVALLI
LIBRETTISTE Giovanni Faustini


Drama musicale sur un livret en un prologue et trois actes de Giovanni Faustini, représenté au teatro Sant’Apollinare de Venise, le 17 janvier 1652. Le livret, édité par il Giuliani, était en vente chez Giacomo Batti libraro in Frezzeria. Il est dédicacé All’Illustrissimo Signor Marc’Antonio Corraro fù dell’Illustrissimo Sig. Vicenzo, la dédicace étant signé par Giacomo Batti, et comporte une Delucidatione della favola.
L'Eritrea - frontispice - 1652
L’ouvrage fut repris à Bologne en 1654, avec un livret édité par les héritiers d’Evangelista Dozza, dédicacé all’Eminentiss. e Reverendiss. sig. Card. Lomellini Legato dignissimo di Bologna.
L'Eritrea - livret - Bologne - 1654
Il fut également repris à Gênes en 1655 sous le nom de Vicendo d’Amore, à Naples en 1659, au S. Salvatore de Venise en 1661.
Le livret de la reprise à Venise en 1661, imprimé par Giacomo Batti, est ainsi libellé : L’Eritrea – Drama undecima di Giovanni Faustini – Da rappresentarsi nel Novissimo Theatro di S. Salvatore, l’anno 1661 – Posta in musica dal Signor Francesco Cavalli dignissimo Organista di San Marco – Con nove aggionte d’incerto autore. Il comporte une Delucidatione della Favola, et un avis au Cortese Lettore.
Eritrea - Livret de la reprise à Venise en 1661
Lors de cette reprise, le Prologue se passait entre Junon, Neptune et deux Zéphyrs, dans un bois, devant une tempête de mer.
Une reprise eut lieu à Brescia, en 1665, au Teatro Nuovissimo. Le livret, édité par Policreto Turlino, est intitulé : L’Eritrea. Drama per musica di Giovanni Faustini, da rappresentarsi nel Theatro nuovissimo della illustrissima Academia di Brescia, posta in musica dal sig. Francesco Cavalli dignissimo organista di S. Marco in Venezia. Con nove aggiunte d’incerto Autore. In Brescia, per Policreto Turlino, 1665.
Le manuscrit est conservé à la Biblioteca Marciana de Venise dans la Collection Contarini. Une autre partition manuscrite est conservée à Paris.
Les actes I et II s’achèvent par un ballet : Ballo di Ninfe ò Giardinieri, et Ballo di Pastori e Giganti.

Castil-Blaze, dans L’Opéra de 1548 à 1856, indique qu’après le succès très mitigé de l’Ercole amante et de Xerse, Les Italiens, à peu près délaissés, firent retraite devant le fantôme de l’opéra français, et ne donnèrent point au public l’Eritrea, qu’ils avaient mise à l’étude et répétée.
Henry Prunières a mis en doute l’attribution de L’Eritrea à Cavalli dans Notes sur une partition faussement attribuée à Cavalli : L’Eritrea, en 1920.
Pourquoi L’Eritrea ?

Parce que c’est un des opéras les plus riches et les plus étonnants de Cavalli et Faustini. On peut le considérer comme le premier opéra bouffe de l’histoire : l’intrigue et son traitement sont désopilants. Dans L’Eritrea, le premier élément sautant aux yeux est la concentration de la trame autour d’un nombre restreint de protagonistes : l’opéra n’en compte que onze, ce qui induit une grande efficacité du rythme théâtral. A la fois dense, nuancée tout en donnant lieu à des passages hilarants, l’action de L’Eritrea, résolument exotique, se déroule en Orient. Au milieu d’une joyeuse compagnie de pécheurs, de pêcheuses et autres capitaines, elle met en scène une princesse assyrienne (Eritrea) se travestissant et se faisant passer pour son frère jumeau afin de demander la main de Laodicea, reine de Phénicie, qui vient de céder aux avances d’Eurimedonte, prince d’Egypte aimé d’Eritrea. De son côté, Teramene, amoureux de cette dernière, perd la raison car il la croit morte : il délire continûment de la scène 8 de l’acte I à la scène 2 de l’acte III, donnant lieu à une folie démonstrative et truculente qui complète allègrement notre anthologie en la matière… Les scènes comiques sont d’ailleurs majoritaires au sein du livret. L’intégralité du premier acte est particulièrement cocasse, donnant lieu à différents quiproquos dus au travestissement d’Eritrea : le prince Teramene aime le roi Periandro (Eritrea trasvestie) qui aime le prince Eurimedonte (résumons : un homme aime un homme qui aime un homme). Plus tard, Misena, ignorant que Periandro est en réalité Eritrea, a cette fabuleuse idée de le travestir en femme afin qu’il (elle) s’évade du palais : nous avons donc une femme travestie en homme que l’on propose de travestir en femme… De son côté, Laodicea, tombée amoureuse de Periandro et ne se doutant pas qu’il est en réalité une femme, se plaint explicitement du caractère platonique de leur relation : « Correte, entrate, entrate in questo petto. Portatemi il diletto.» (I, 6) ; elle appelle continûment Periandro à rejoindre son lit, mais celui-ci retarde toujours son consentement… A la fin de l’opéra, un consensus aboutit au couronnement de Teramane, fou à lier : la démence est appelée à monter sur le trône ! Fidèle aux unités de temps et de lieu, le librettiste signe après son grand opéra mythologique La Calisto, une œuvre excluant les personnages divins (en dehors du bref prologue), au point que Laodicea vient à s’en plaindre : « Il n’y a donc pas de dieu au ciel pour veiller sur nous ? » (II, 12). A l’époque de sa création, le succès fut au rendez-vous de L’Eritrea, et la fit entrer au panthéon des rares ouvrages repris à Venise plusieurs années après sa création. Dans la préface du livret, on peut lire qu’Eritrea « espère […] faire belle figure par la vertu de ce seul Cavalli qui, connu et estimé de tous, est vénéré même par ses rivaux ». (Olivier Lexa – juillet 2014)

Le drame se passe à Sidon, ville noble de Phénicie.
Personnages : Borea, Iride (Prologue) (*) ; Nisa, Alcione, pêcheurs ; choeur des Pêcheurs ; Eurimedonte (Eurymédon), prince d’Égypte ; Dione, capitaine phénicien) ; Laodicea (Laodicée), reine de Phénicie ; Misena (Misène), dame d’honneur de Laodicea ; Eritrea (Érythrée), princesse d’Assyrie, sous les vêtements du roi mort, son frère Periandro (Periandre), précédemment destinée comme épouse à Théramène, éprise d’Eurimedonte ; Theramene (Théramène), prince assyrien ; Lesbo, page de Theramene ; Niconida (Niconidas), capitaine assyrien ; Argeo (Argée), capitaine égyptien ; choeur des Dames phéniciennes de Laodicea ; choeur des Soldats assyriens de la garde prétorienne d’Erythrée ; Choeur des Pages d’Erythrée ; choeur des Soldats phéniciens de Dione ; choeur des Soldats assyriens de Theramene ; choeur des Soldats égyptiens d’Eurimedonte ; choeur des Soldats égyptiens d’Argeo ; choeur des Soldats assyriens de Niconida

Décors :
Prologue : décor horriblement nuageux
Acte I : Port de mer et plage de Sidon ; cour du palais royal de Laodicea ; jardin royal

Acte II : Palais de Sidon ; appartements de Laodicea

Acte III : salle royale de Laodicea ; camp de tentes d’Eurimedonte devant la ville de Sidon saccagée.

Synopsis détaillé


Événements antérieurs (d’après la Delucidazione)
Périandre et Érythrée sont jumeaux, fils et fille du roi d’Assyrie. Périandre est destiné à monter sur le trône, et sa sœur doit épouser le prince Théramène. Eurymédon, fils du roi d’Égypte, vit avec eux ; Érythrée s’éprend de lui, et tous deux jurent de se marier ensemble.
Périandre et Eurymédon partent en voyage ; en Phénicie, Eurymédon tombe sous le charme de Laodicée et oublie Érythrée. Périandre l’apprend à sa sœur, qui tombe malade. Lui-même en fait autant, et meurt. Leur mère, qui tient à ses prérogatives de reine-mère, fait passer Érythrée pour morte et la substitue à Périandre.
Érythrée, désormais en vêtements masculins, pour se venger de l’infidèle Eurymédon, est plus rapide que lui pour demander et obtenir la main de Laodicée. Eurymédon outré rassemble une armée pour ravager la Phénicie, que défend Érythrée-Périandre avec l’aide de Théramène, qui délire sans cesse en retrouvant en «Périandre» les traits de son Érythrée supposée perdue.
Au lever de rideau, Eurymédon a été victime d’une tempête au large de Sidon.

Prologue
Borée (vent du nord) se flatte d’avoir déclenché une tempête ; mais Iris ramène le beau temps.

Acte I
Sc. 1 à 5 : au bord de la mer.
Un couple de jeunes pêcheurs chante ses amours ; les autres pêcheurs leur reprochent de faire du bruit au lieu de pêcher. On aperçoit une épave avec quelqu’un dessus. C’est Eurymédon naufragé, qui apprend avec consternation qu’il est arrivé chez ses ennemis. Dion le fait prisonnier et le conduit au palais. Le chœur des pêcheurs souligne les drames causés par l’amour ; les deux jeunes chantent ses plaisirs.
Sc. 6 à 14 : au palais de Sidon
Laodicée déplore que son époux n’ait toujours pas consommé leur mariage. Érythrée prétexte attendre d’avoir vaincu Eurymédon. Théramène en délire s’extasie sur les charmes du faux Périandre, en qui il retrouve le visage d’Érythrée. Le page Lesbos annonce la capture d’Eurymédon. Celui-ci reproche au faux Périandre de lui avoir déloyalement soustrait Laodicée, et s’en veut de lui avoir confié sa passion. On l’emmène.Laodicée réclame ses droits d’épouse, maintenant qu’Eurymédon est prisonnier ; mais Érythrée diffère jusqu’à la libération du territoire phénicien. Niconidas, qui connaît la véritable identité d’Érythrée, s’informe de ses projets : elle veut se faire reconnaître, épouser Eurymédon et régner en Assyrie ; mais, rappelle Niconidas, la loi assyrienne refuse le trône aux femmes, et c’est Théramène qui devrait régner. Niconidas craint le pire pour l’Assyrie.

Acte II
Sc. 1 à 4 : dans une cour du palais
Eurymédon chante son désespoir, dans un dialogue avec Amour qui l’invite à espérer. La vue d’Érythrée le met en rage ; elle lui explique (parlant en tant que Périandre) qu’elle venge l’infidélité qu’il a faite à sa sœur ; Eurymédon met cette infidélité sur le dos du Destin.
Niconidas ordonne à Dion d’empoisonner le prisonnier. Niconidas parti, Dion se révolte : il n’a jamais apprécié l’union Laodicée-Périandre, et s’apprête à trahir ce dernier.
Sc. 5 à 15 : dans l’atrium du palais
Théramène délire toujours. Le page chante les émois de sa puberté. Théramène prend la suivante Misène pour Érythrée et l’embrasse ; elle ne se débat guère, ce qui inspire au page un air misogyne. Restée seule, Misène chante à son tour : « Nous sommes ainsi faites. »
Laodicée n’en peut plus d’attendre. Lesbos annonce la trahison de Dion et l’irruption des troupes égyptiennes, et invite Érythrée à fuir. Celle-ci déclare vouloir tuer Laodicée pour éviter qu’elle tombe aux mains d’Eurymédon, qui arrive à point pour l’en empêcher. On emmène Érythrée prisonnière. Laodicée éplorée résiste aux déclarations d’Eurymédon et lui reproche d’avoir trop tardé à demander sa main. On annonce qu’un guerrier inconnu a libéré «Périandre» ; Laodicée espère qu’il pourra revenir la libérer.

Acte III
Sc. 1 à 7 : une salle
C’est Théramène qui a libéré Érythrée, laquelle commence à se reprocher son infidélité envers lui. Tous deux se préparent au combat et à la mort. Mais Misène suggère qu’Érythrée prenne ses vêtements et s’habille en femme, ce qu’elle fait – si bien que Théramène la prend de plus en plus pour Érythrée.
Dion annonce à Théramène qu’Eurymédon lui donne le trône d’Assyrie. Théramène est choqué, mais fait semblant d’accepter. Lesbos chante successivement les incertitudes du sort, comparé à un jeu de hasard, puis les défauts des femmes.
Érythrée déplore de se voir si belle en ce miroir ; Misène trouve que ses nouveaux charmes seront une arme redoutable. Érythrée la charge de remettre la couronne d’Assyrie à Théramène, car il est vain de résister au destin.
Sc. 8 à 15 : dans le camp égyptien
Laodicée résiste toujours aux sollicitations d’Eurymédon. Théramène déclare qu’il accepte la couronne d’Assyrie. Misène annonce la mort de Périandre. Érythrée se montre sous son vrai visage à Théramène, qui la prend pour un fantôme. Laodicée, puis Eurymédon, la prennent pour Périandre ressuscité et déguisé. Érythrée se fait connaître, et Niconidas apporte son témoignage et explique tout. Érythrée épouse donc Théramène, Eurymédon Laodicée, et tous chantent l’Amour.

 

Livret en français disponible sur livretsbaroques.fr

 

Livret original

1652 : http://badigit.comune.bologna.it/cmbm/viewscheda.asp?path=/cmbm/images/ripro/libretti/Lo00910/&id=14967 (Museo internazionale e biblioteca della musica)
1652 : http://www.urfm.braidense.it/rd/00401.pdf (Milan – Biblioteca Nazionale Braidense)
1652 : http://books.google.fr/books?id=4yNEAAAAcAAJ&printsec=frontcover&dq=l’eritrea&source=bl&ots=IYvwYgm53s&sig=Jh2tyLzOEvNJhNzO05C77XMJ4Ww&hl=fr&sa=X&ei=oQpjUJ7rJ9Co0AWItYHQAw&ved=0CE8Q6wEwBQ#v=onepage&q=l’eritrea&f=false
1661 : http://daten.digitale-sammlungen.de/~db/0004/bsb00048090/images/ (Roma, Istituto Storico Germanico)
1661 : http://www.urfm.braidense.it/rd/00736_1.pdf (Milano – Biblioteca Nazionale Braidense)
1661 : http://books.google.fr/books?id=F_xDAAAAcAAJ&printsec=frontcover&dq=l’eritrea&source=bl&ots=gQVW5qRQex&sig=egD2dDWOjUgz69bcBKbf-wQHPRo&hl=fr&sa=X&ei=oQpjUJ7rJ9Co0AWItYHQAw&ved=0CFUQ6wEwBg#v=onepage&q=l’eritrea&f=false

Livret en italien : http://amsdottorato.cib.unibo.it/226/1/I_drammi_musicali_di_Giovanni_Faustini_per_Francesco_Cavalli.pdf (page 393)

Partition : Oxford University Press – 1976 – arrangement Jane Glover – traduction du livret par Anne Ridler


Représentations :

Teatro la Fenice – Venise – 8, 10, 11 juillet 2014 – Ca’Pesaro – dir. Stefano Montanari – mise en scène Olivier Lexa – avec Giulia Semenzato (Eritrea/Iride), Francesca Aspromonte (Nisa/Lesbo/Laodicea), Anicio Zorzi Giustiniani (Eurimedonte), Rodrigo Ferreira(Teramene), Renato Dolcini (Borea/Alcione/Niconide/Argeo), Giulia Bolcato (Misena), Elena Traversi (Dione) – en collaboration avec Fondazione Musei Civici di Venezia et Venetian Centre for Baroque Music



Forum Opera

« Au fil des résurrections, d’Eliogabalo à Elena et, dernière en date, L’Eritrea, c’est véritablement un géant qui sort de l’ombre et un chapitre fondamental de l’histoire de l’opéra qui s’offre à notre découverte. Et si le spectacle qui vient d’être donné à Venise du 8 au 11 juillet consacrait le retour, définitif cette fois, de Cavalli en sa patrie ? Ce qui était encore un rêve hier pourrait bien prendre corps car cette coproduction du Teatro La Fenice et du Venetian Center for Baroque Music démontre que ses compatriotes sont parfaitement capables de le défendre et peuvent rivaliser avec ses meilleurs interprètes.
Difficile d’imaginer cadre plus propice que le Palazzo Ca’ Pesaro, chef-d’œuvre de Baldassare Longhena et siège des musées d’Art moderne et d’Art oriental de Venise, pour un opéra dont l’action se déroule principalement au palais de Sidon (Phénicie). Ses colonnes monumentales se substituent avec bonheur au carton pâte et aux toiles peintes alors que velours, soieries et tapis d’Orient évoquent l’opulence de la cour antique où Giovanni Faustini situe une intrigue politico amoureuse certes extravagante, mais néanmoins lisible. Les divinités, avec leur chant virtuose caractéristique, n’apparaissent que dans le prologue et s’effacent ensuite devant une douzaine de mortels, assoiffés de pouvoir, transis d’amour ou dévorés par la jalousie : reine, princes, capitaines et pages, mais point de nourrice. Le comique, ingrédient essentiel de l’ouvrage, naît ici des quiproquos que suscite le travestissement d’Eritrea, qui se fait passer pour morte et se substitue à son frère jumeau Periandro, héritier du trône d’Assyrie dont le décès, lui, est tenu secret, ainsi que des accès de démence du prince Teramene épris de la belle.
Cependant, Teramene délire-t-il vraiment en reconnaissant et en adorant chez « Periandro » les traits d’Eritrea ou voit-il ce que personne ne soupçonne ? La folie se niche parfois, sinon d’abord dans le regard de l’autre et le doute nous saisit, chacun demeurant libre de le dissiper ou de s’en délecter. L’ambiguïté n’est pas que sexuelle dans cette Eritrea emblématique du théâtre vénitien, qui autorise bien des lectures. Ainsi, lorsque ce même Teramene, jusque-là contralto, bascule en clé de fa après avoir été couronné, nous pourrions penser qu’il barytonne pour mieux se démarquer de « l’efféminé et vil Periandro », à moins qu’il ne recouvre la raison ou encore tombe le masque – Teramene « finto pazzo », comme plus tard l’Orlando du « Dottore » Braccioli, librettiste du premier opéra de Vivaldi pour la Sérénissime…
Au sommet de son art, Cavalli jongle avec les registres et maintient un équilibre fascinant entre le bouffe et le pathétique, ariosi, duetti langoureux et lamenti plus ou moins brefs émergeant, sans le briser, du flot vivace d’un recitar cantando capable d’épouser les moindres fluctuations du sentiment. La question de la primauté des paroles ou de la musique ne se pose jamais tant elles semblent naître d’une seule et même inspiration pour jaillir indissolublement liées dans l’immédiateté du concert, c’est du moins l’illusion que parviennent à recréer les artistes sous la conduite éclairée de Stefano Montanari et Olivier Lexa. Français, mais vénitien d’adoption, le nouveau biographe de Cavalli fait ses premiers pas dans la mise en scène, mais il a manifestement développé une compréhension intime de ce répertoire. Son travail, inventif et rythmé, intègre la gestuelle baroque et livre de superbes tableaux, mais sans dogmatisme, sa direction d’acteurs, parfois très physique, ne renonçant pas à la spontanéité des solistes dont elle sait exploiter la fougue juvénile et la fraicheur.
Si des distributions internationales ont pu s’approprier avec succès La Calisto (Jacobs/Wernicke) ou Giasone (Sardelli/Clément), les chanteurs italiens conservent un avantage indéniable : au-delà de la prosodie, des doubles consonnes et des accents toniques, qu’ils maîtrisent évidemment comme personne, ils magnifient les couleurs et la chair des mots. Il faut préciser que les dimensions de la salle créent une proximité idéale grâce à laquelle aucune inflexion, aucune intention n’échappe au spectateur qui peut aussi apprécier pleinement la volupté du chant.
Au sein d’un plateau proche de l’idéal, nous avons plaisir à retrouver Giulia Semenzato (Eritrea), dans un rôle fort différent de celui d’Elena et qui sollicite davantage ses dons d’actrice, et le contre-ténor brésilien Rodrigo Ferreira (Teramene), seul allochtone dans une partie en or qui flatte son timbre fauve et lui permet de sortir le grand jeu. Si la basse chantante et très dégourdie de Renato Dolcini (Borea/Alcione/Niconida/Argeo), une espèce rare en terres baroques, constitue une belle surprise, Francesca Aspromonte est la révélation du jour. Nous l’avions déjà remarquée dans l’Orfeo monté par Leonardo Garcia-Alarcón avec l’Académie d’Ambronay et lors de la reprise d’Elena à Versailles, mais ni la Musica, ni Giunone ne laissaient deviner un tel pouvoir d’incarnation. Ce soprano, ferme et brillant, campe deux personnages fortement contrastés, passant et repassant avec une aisance renversante des pirouettes de Lesbo, page mutin et rieur, aux accents douloureux de la reine Laodicea, jouet d’Eritrea, qui, sous l’identité de Periandro, la séduit pour prendre de vitesse le volage Eurimedonte, lequel la délaisse et n’a plus d’yeux que pour la souveraine (excellent Anicio Zorzi Giustiniani). Nous ne pouvons conclure sans saluer la qualité de l’accompagnement prodigué par les instrumentistes, au nombre de huit (violons, alto, violoncelle, violone, clavecin/orgue, théorbe et luth), sous la direction, nerveuse mais très souple, de Stefano Montanari. »

Le Figaro

« Certains soirs, par extraordinaire, le Ca’ Pesaro se transforme en salle d’opéra. C’était le cas à la mi-juillet. Le Centre de musique baroque de Venise recréait L’Eritrea de Francesco Cavalli, opéra qui a fait frémir la Cité des Doges au milieu duseicento et traîne depuis parmi les fantômes de la lagune.
Coussins, tapis, bougies ornent la scène improvisée dans l’entrée monumentale du palais, tandis que les artistes vont et viennent par l’escalier central et que l’orchestre comme les chanteurs jouent à 30 cm du premier rang des spectateurs. L’histoire? Une fable sur l’amour et les alliances avec moult travestissements et rebondissements. «Cavalli correspond à un âge d’or, lorsque les œuvres sont conçues non plus pour la cour, mais pour un public qui achète sa place», dit Olivier Lexa, directeur du Centre de musique baroque de Venise et metteur en scène, qui publie la première biographie de Cavalli chez Actes Sud en septembre. Le livret en devient plus important que la musique, c’est lui qui tient les spectateurs en haleine.
Alors que certains ont accentué le côté tragique et sensuel des opéras de Cavalli, Lexa, en accord avec le chef Stefano Montanari, mise sur l’ironie pour souligner le marivaudage auquel s’amusent, avant l’heure, le compositeur et son librettiste. Et il pimente la gestuelle baroque du mouvement et de la danse. Les chanteurs, tout jeunes, vêtus de ces couleurs qui disent l’éclat vénitien, s’en donnent à cœur joie, voix d’ambre et de soie, et malice plein les yeux.
Si René Jacobs a redécouvert Cavalli dès les années 1970, notamment avec sa splendide Callisto, sept de ses vingt-huit opéras retrouvés à Venise restent à exhumer. La maison Bärenreiter veille à leur édition. Il s’agit de compléter la musique où il manque souvent des parties de chant et d’orchestre et de redéfinir le livret ; plus les opéras ont été repris, plus il y a de versions différentes du livret. Installé à Venise pour redécouvrir sa musique, qui sinon resterait cantonnée aux Vivaldi pour les touristes, le Centre de musique baroque fonctionne grâce au mécénat de trois grands patrons français: Gilles Etrillard, Patrick le Lay et Philippe Logak. »

Libération – 31 août 2014

« Une chose est sûre, l’Eritrea reconstituée en juillet à Venise marque une nouvelle étape dans la redécouverte de Cavalli qui a commencé au XXe siècle avec des chefs comme Carlo Maria Giulini, Raymond Leppard, Alan Curtis et surtout René Jacobs, qui dirigea et grava une Calisto sensationnelle dans les années 90. A l’instar de ce dernier et de Leonardo García Alarcón, qui a dirigé une production d’Elena publiée cet été en DVD, le chef Stefano Montanari n’hésite pas à compléter et adapter la musique de Cavalli, lequel était limité en termes d’effectif instrumental par les contraintes économiques du théâtre privé. Le travail de Lexa n’est pas moins captivant en ce qu’il rompt avec la doxa philologique française en la matière : pas de gestuelle illustrative et précieuse ni de tableaux figés dans son Eritrea qui virevolte en permanence et renoue avec la commedia dell’arte. En traitant les lamentos sur un mode comique, Lexa révèle de surcroît l’ironie et le second degré souvent ignorés par les metteurs en scène de Cavalli. La distribution de cette Eritrea confirme le génie dramatique du contre-ténor brésilien Rodrigo Ferreira et permet de découvrir en Francesca Aspromonte, une ébouriffante soprano de 23 ans, autant musicienne, chanteuse que danseuse. A voir le nombre de directeurs de festivals et d’opéras ayant fait le voyage à Venise pour découvrir cette production, on peut s’attendre à la voir reprise bientôt, mais surtout à une vague sans précédent de nouvelles productions d’opéras de Cavalli en Europe dans les années à venir. »

Wexford Festival Opera – Irlande – 22, 25, 28 octobre, 1er novembre 1975 – adaptation et dir. Jane Glover – traduction en anglais Anne Ridler – mise en scène Ian Strasvogel – décors, costumes Franco Colavecchia – luimères James McCosh – avec Ann Pashley (Eritrea), Paul Esswood (Teramene), Philip Langridge (Eurimidonte), Ann Murray (Ladicea), John York Skinner (Dione), Ian Caddy (Boreas, Niconida), Jessica Cash (Iris, Misena), Anna Benedict (Lesbo, Nisa), Stuart Harling (Alcione), James O’Neill (Itidio), Matteo de Monti (Argeo)


enregistrement disponible – 2 CDPremiereopera