Cadmus et Hermione

COMPOSITEUR Jean-Baptiste LULLY
LIBRETTISTE Philippe Quinault

 

Première « tragédie mise en musique » par Lully sur un poème de Philippe Quinault (3 juin 1635 – 26 novembre 1688) , d’après les Métamorphoses d’Ovide, en un prologue et cinq actes (LWV 49).
Elle fut représentée au Jeu de Paume du Béquet, ou de Bel-Air, près du Luxembourg, à partir de la mi-avril 1673. Le 27 avril 1673, la représentation eut lieu en présence du roi (*).
(*) Sa Majesté, accompagnée de Monsieur, de Mademoiselle et de Mademoiselle d’Orléans, alla au faubourg Saint-Germain prendre le divertissement de l’opéra, à l’Académie royale de musique établie par le sieur Baptiste Lulli, si célèbre en son art ; et la compagnie sortit extraordinairement satisfaite de ce superbe spectacle, où la tragédie de Cadmus et Hermione, fort bel ouvrage du sieur Quinault, est représentée avec des machines et des décorations surprenantes dont on doit l’invention et la conduite au sieur Vigarani, gentilhomme modénois. (La Gazette de France – 29 avril 1673)


C’était la première fois que le roi se déplaçait à Paris pour assister à une représentation, et il en fut très satisfait, accordant dès le lendemain à Lully d’utiliser la salle du Palais Royal, ce qui conduisait à déloger la troupe de Molière, mort deux mois avant (le 17 février), et celle des Comédiens Italiens.
La salle du Palais Royal avait été construite à la demande de Richelieu par l’architecte Le Mercier, et inaugurée par une représentation de Mirame, une tragédie signée de Richelieu lui-même. Molière l’occupait depuis 1660.
Théâtre du Palais Royal sous Richelieu
La distribution réunissait : Marie-Jossier Cartilly (Palès), Clédière (L’Envie) et Jean Borel Miracle (Le Soleil) pour le prologue, François Beaumavielle (Cadmus), Marie-Madeleine Brigogne (Hermione), Marie-Jossier Cartilly (*) (Charite, confidente d’Hermione), Bernard Clédière (La Nourrice), Rossignol (Draco).
(*) Selon certains, l’assiduité de Louis XIV aux représentations n’était pas sans lien avec les faveurs qu’il recueillait auprès de celle qu’on appelait Mademoiselle de Castilly. Dans ses « Chroniques secrètes et galantes de l’Opéra », Georges Touchard-Lafosse raconte cette anecdote : … quelquefois le soir, Sa Majesté qui, nourrie dans le sérail, en connaissait parfaitement les détours, se rendait dans la loge de mademoiselle de Castilly, qu’il eût reçue difficilement à Versailles, parce que la vie des souverains, quoiqu’ils fassent, est toujours de verre. Il arriva qu’un soir, l’une de ces visites, que le monarque croyait très-mystérieuses, fut révélée à l’une des dames de la cour, qui se piquait le moins de mystère, même dans ses propres aventures. Les loges des acteurs ouvraient sur un corridor ordinairement bien éclairé, mais dans lequel, par ordre supérieur, on entretenait une demi-obscurité, lorsque le pied royal devait s’y égarer. Vous savez qu’il est convenu que l.ouis XIV était un soleil ; mais la lumière de cet astre allégorique n’éclairait que ses panégyristes, et plus d’une fois le Phoebus de Versailles faillit se rompre le cou dans ses excursions galantes. L’aventure que nous racontons n’eût pas celle gravité; seulement le roi, distrait ou préoccupé, prit une porte pour une autre. Les souverains entrent partout chez eux; pourquoi frapperaient-ils quand les clefs se trouvent aux portes ? Louis XIV entra donc sans frapper chez la noble cantatrice du moins, il le croyait. Mais que devint Sa Majesté, lorsqu’ayant pénétré dans la loge, il reconnut le chanteur Beaumavielle, que la maréchale de La Ferté achevait d’habiller en Cadmus, pour jouer dans l’opéra de ce nom. Les trois acteurs de cette scène tout-à-fait inattendue, se regardèrent un moment en silence : l’acteur etson illustre habilleuse comprenaient fort bien qu’il ne leur appartenait pas d’ouvrir un entretien dont le royal survenant devait donner le ton. De son côté, le grand Louis XIV éprouvait un immense embarras.[….] … jusqu’à l’an de grâce 1675, la grandeur souveraine n’avait pas pris un intérêt assez immédiat à la gloire théâtrale pour justifier des visites dans les loges des acteurs ; et le roi s’y trouvant ce soir-là, ne pouvait guère dissimuler l’intention de visiter une actrice. Il se décida donc à rompre le silence sur le ton jovial : — Ah ! ah ! madame, dit Sa Majesté avec un sourire qui trahissait quelque peu son embarras, je ne savais pas que les héros de l’antiquité eussent des maréchales de France pour femmes de chambre : j’en félicite sincèrement Cadmus. — Sire, quoique votre Majesté se soit trompée de porte, je n’en féliciterai pas moins Hermione , avec infiniment plus de raison, puisqu’elle a le plus grand roi de la terre pour valet de chambre. En cet instant, la sonnette éminemment secourable du régisseur, en appelant Beaumavielle au théâtre, le dispensa de prendre part à la plus délicate conversation… Trop bien né pour s’excuser auprès du roi de le laisser dans son étroit chez lui , au milieu d’un désordre qui n’appartenait pas entièrement à la vie dramatique, il sortit en se bornant à s’incliner très bas devant Sa Majesté, qui ne fut pas fâchée d’avoir à continuer, à deux, un colloque qu’elle eût trouvé plus embarrassant à trois.

 

Les décors avaient été préparés par Carlo Vigarani.
Décor de Vigarani pour l'acte II
Le succès fut grand, et Vigarani pouvait écrire dans une lettre au comte Graziani que l’opéra avait reçu les applaudissements et le concours du tout Paris.
Mais, selon la Petite bibliothèque des théâtres : On a reproché, avec raison , à Quinault, d’avoir mis du burlesque dans cette Tragédie. En effet, le rôle d’Arbas , confident de Cadmus , et celui de la Nourrice d’Hermione , sont du genre le plus trivial. Mais Quinault imitait en cela les Italiens, qui prétendent diversifier leurs sujets par cette ressource pire que l’uniformité. Quinault reconnut bientôt son erreur, et s’en corrigea dans la suite.
Malgré cette variété de tons dans le Poème, on en trouva trop peu dans la Musique, ce qui fit faire le couplet suivant :
Quand vous verrez Cadmus à l’Opéra,
Vous ennuyer par sa monotonie,
Avec raison on se demandera
S’il est de ce divin génie
Que la tendre Erato tant de fois inspira
Oui ; c’est Lully que l’on admirera
Tant qu’en France on aura du goût et de l’oreille ;
Mais le Public l’excusera,
Et, pour réconfort se dira,
Qu’on vit même chose en Corneille.

L’oeuvre fut reprise :

en juillet 1674, lors de fêtes données dans les jardins de Versailles, puis au théâtre du Palais Royal, avec la même distribution.

La troupe de Molière, délogée du Palais Royal sans dédommagement, avait emporté tout ce qui pouvait être démonté, notamment dix lustres en cristal, nécessitant des travaux importants financés par Lully et son associé Carlo Vigarani, qui furent exécutés sous la direction de l’architecte Le Paultre. Ils aboutirent à une salle comportant une scène élargie, un espace pour l’orchestre, un parterre pour les spectateurs debout, un amphithéâtre en degrés, deux étages de loges et un troisième niveau appelé « paradis ».
Ce fut à l’occasion de cette reprise que dansa pour la première fois Louis-Guillaume Pécourt (*), élève de Beauchamps, qui s’était retiré en 1687.

(*) Louis-Guillaume Pécourt, né en 1653, mort en 1729. « Fils d’un courrier du Cabinet du Roy ; il fut élève de Beauchamps ; il se distingua de façon dans la danse qu’en peu d’années il devint le premier de sa profession. Pécourt était beau. et bien fait, dansant avec toute la noblesse possible. Beauchamps s’étant retiré en 1687, Pécourt obtint sa place pour la composition des ballets de l’Académie Royale de Musique et de ceux qu’on a faits de son temps à la cour. Pécourt joignoit à son talent beaucoup d’esprit et de lecture. Il est auteur de la chorégraphie ou l’Art de noter les pas de danse, mis au jour de son temps par Feuillet ; Pécourt cessa de danser vers l’année 1703; mais il continua de travailler pour les ballets de l’Opéra jusqu’à sa mort, arrivée le 11 avril 1729. »

 

en 1678, à Saint-Germain-en-Laye, avec Mlle Lagarde (Palès), Mlle Bony (Mélisse), Morel (Pan), Langeais (Arcas), Le Roy (L’Envie) et Clédière (Le Soleil) pour le prologue, Gaye (Cadmus), Clédière et Gingan (Princes Tyriens), Morel (Arbas), Mlle La Garde (Hermione), Mlle Ferdinand (Charite), Piesche (Aglante, Vénus), Le Roy (La Nourrice), Godonesche (Draco, le Grand Sacrificateur de Mars), Mlle Desfronteaux (Junon), Mlle Bony (Pallas), Antonio Bagniera (*) (L’Amour), Pluvigny (Mars) ;

Habit d'Hermione qui a servi dans l'Opera de Cadmus
(*) Antonio Bagniera était appelé le signor Antonio. Né en 1638, il fit partie des pages de la Chapelle, puis se fit castrer clandestinement pour conserver sa voix de soprano. Il parvint à se maintenir en France, en dépit de la colère de Louis XIV apprenant l’opération. Il ne mesurait qu’un peu plus d’1,30 mètre, était bossu, avait les jambes torses, mais fut un des seuls castrats à se voir confier des rôles – généralement d’enfant – dans les tragédies de Lully.

en octobre 1679, au théâtre du Palais Royal ;
en décembre 1690, au théâtre du Palais Royal, avec Mlle Desmatins (Palès), Mlle Barbereau (Mélisse), Dun (Pan), Chopelet (L’Envie) et Desvoyes (Le Soleil) pour le prologue, Hardouin (Cadmus), Moreau (Arbas), Mlle Rochois (Hermione), Mlle Moreau (Charite), Boutelou (La Nourrice), Dun (Draco), Mlle Maupin, alors débutante (Pallas) (*), Bourgeois (L’Amour) ;

(*) Mlle Maupin vint à Paris , où , reprenant le nom de son mari, elle débuta à l’opéra, dans Cadmus, par le rôle de Pallas, et fut généralement applaudie. Pour marquer sa reconnaissance , elle se leva dans sa machine et salua le public en ôtant son casque ; ce qui fit encore redoubler les applaudissemens. Elle était d’autant plus sûre de plaire, qu’elle avait de beaux cheveux, le nez aquilin, une jolie bouche, des dents et une gorge parfaitement belles. Quoiqu’elle ne sut pas une note de musique , elle y suppléait par une mémoire prodigieuse. (Annales dramatiques – 1810)

Mlle Maupin - estampe de Berey
N.B. Les débuts d’Armande Maupin à l’Académie de musique dans le rôle de Pallas ont été racontés par Henri Evans dans « La Petite Maupin » – Julliard – 1984

C’est à l’occasion de cette reprise que la danseuse Mlle de Subligny fit ses débuts à l’Opéra. Elle passait pour la meilleur danseuse de son temps, quoique on lui reprochât d’avoir les genoux et les pieds en dedans. Elle était petite, des yeux beaux, la taille de même et beaucoup de sagesse et de modestie.
Mlle Subligny - estampe de H. Bonnart
(*) Marie-Thérèse Perdou de Subligny, née en 1666, entra à l’Opéra en 1688, se retira en 1707, et mourut en 1736. Peu avant sa mort, elle aurait renversé un pot d’urine sur la tête du violon Francoeur.

en avril 1691(ou à partir du 13 mai ?), avec la même distribution ;
le 21 septembre 1703, avec Mlle Sallé (Palès), Mlle Loignon (Mélisse), Dun (Pan), Chopelet (L’Envie) et Desvoyes (Le Soleil) pour le prologue, Thévenars (Cadmus), Dun (Arbas), Mlle Desmatins (Hermione), Mlle Armand (Charite), Dupeyré (Aglante), Boutelou (La Nourrice), Hardouin (Draco, Géant), Mlle Loignon (Pallas) ;
le 28 août 1711, avec Mme Pestel (Palès), Mlle Poussin (Mélisse), Dun (Pan), Cochereau (L’Envie) et Mantienne (Le Soleil) pour le prologue, Thévenard (Cadmus), Mlle Journet (Hermione), Mlle Poussin (Charite), Mlle Dun (Aglante), Chopelet (La Nourrice), Hardouin (Draco), Mlle Loignon (Pallas), Hardouin (Le Grand Sacrificateur) ;
le 22 août 1737, avec Mlle Eremans (Palès), Mlle Monville (Mélisse), Le Page (Pan), Tribou (L’Envie) et Cuvillier (Le Soleil) pour le prologue, Chassé (Cadmus), Dun (Arbas), Mlle Pélissier (Hermione), Mlle Petitpas (Charite), Tribou (La Nourrice), Person (Draco), Mlle Monville (Pallas), Albert (Le Grand Sacrificateur), Mlle Fel (L’Amour). Le public se plaignit de ce que l’on habille toujours de toile les pièces de Lully pour donner plus de lustre à Rameau. Marie Sallé figura Hébé, suivie de la troupe des Plaisirs au ballet du second acte.


L’œuvre fut représentée à Londres en 1686 par une troupe française, et la musique fut jugée fort belle en vérité. Purcell s’inspira du Prologue – l’Entrée de l’Envie – dans The Tempest. Elle fut représentée également Amsterdam en 1687, et à Bruxelles, au Théâtre de la Monnaie, en novembre 1734.
Une parodie, Pierrot Cadmus, de Denis Carolet, fut jouée à la foire St Laurent après la reprise de 1737, le 31 août.
Le livret est directement inspiré des Métamorphoses d’Ovide (huitième fable du premier Livre), mais sensiblement modifié : Cadmus combat pour la main d’Hermione, et les deux amants ne sont plus métamorphosés en serpents.
Le prologue allégorique raconte comment le dieu Apollon, dieu du Jour, de l’Harmonie et de la Poésie (personnifiant le roi) abat avec ses flèches le serpent Python, animal fabuleux et monstrueux aux cent têtes redoutables et aux cent gueules qui vomissent des flammes (personnifiant les armées hollandaises).

Synopsis détaillé

Prologue
Une campagne où l’on découvre des hameaux des deux côtés et un marais dans le fond : le ciel fait voir une aurore éclatante, qui est suivie du lever du soleil dont le Globe brillant s’élève sur l’horizon, dans le temps que les instruments achèvent de joeur l’Ouverture
Décor de Berain pour le prologue
Palès, déesse des pasteurs, et Mélisse, divinités des forêts et des montagnes, sortent des deux côtés du théâtre, et appellent les troupes champêtres qui ont accoutumé des les suivre. Les nymphes et les bergers célèbrent le lever du soleil. le Soleil. Pan, dieu des bergers, accompagné de joueurs d’instruments champêtres et de danseurs rustiques, se joignent à eux.
La fête est interrompue par la nuit qui tombe brutalement, accompagnée de bruits souterrains, provoquant l’effroi et la fuite. L’Envie apparaît, qui évoque le serpent Python, qui apparaît dans son marais bourbeux, jetant des feux par la gueule et par les yeux. Elle appelle les Vents les plus impétueux pour seconder sa fureur, en fait sortir quatre qui sont enfermés dans les cavernes souterraines, et en fait descendre quatre autres qui forment des orages. Tous, après s’être croisés dans les airs , viennent se ranger autour d’elle. Puis l’Envie distribue des serpents aux Vents qui forment des tourbillons, tandis que le Python s’élève en l’air.
Tout à coup, des traits enflammés percent l’épaisseur des nuages et fondent sur le Serpent Python qui se débat et tombe tout embrasé dans son marais bourbeux. Une pluie de feu se répand sur la scène et fait disparaître l’Envie et les quatre Vents souterrains, tandis que les Vents de l’air s’envolent. Les nuages se dissipent et le théâtre devient entièrement éclairé.
Apollon terrasse le Serpent Python - gravure de Moreau pour les Métamorphoses d'Ovide
L’assemblée champêtre revient et célèbre la victoire du Soleil, pour lui préparer des trophées et des sacrifices. Palès annonce la venue du Soleil. Celui-ci apparaît sur son char et annonce qu’il souhaite rendre tout le monde heureux, et invite à profiter des beaux jours. Il disparaît dans les cieux, et l’assemblée champêtre forme des jeux et des danses. Palès, Mélisse et Pan, puis Arcas, un dieu des forêts, chantent les plaisirs de l’amour.
Acte I
Un jardin
Décor de Berain pour l'acte I
(1) Cadmus, à la demande de son père Agénor, a quitté Tyr depuis deux ans à la recherche de sa soeur Europe enlevée par Jupiter.
Agénor ordonne à Cadmus d'aller chercher sa soeur Europe enlevée par Jupiter - gravure de Moreau pour les Métamorphoses d'Ovide
Il confie aux deux princes tyriens qui le suivent qu’il est épris de Hermione, la fille de Mars, et qu’il veut la délivrer du géant monstrueux à qui elle est promise. (2) Cadmus confie à Arbas qu’il compte sur un divertissement offert par ses Africains pour faire comprendre à Hermione qu’il l’aime. Arbas lui annonce que les Géants ont l’intention de s’inviter à la fête. (3) Hermione apparaît avec ses suivantes, Charite, Aglante et sa nourrice. Celle-ci lui conseille d’accepter son sort et d’oublier Cadmus. (4) Danse des Africains autour d’un palmier, auxquels se sont joints quatre géants. Chants pour célébrer l’amour. Hermione est empêchée de se retirer par le géant qui lui rappelle qu’elle lui est promise même si elle ne l’aime pas. (5) Cadmus veut intervenir, en dépit des conseils des princes tyriens. (6) Junon veut arrêter Cadmus, mais Pallas, au contraire, l’incite à secourir Hermione. Cadmus décide de céder à l’amour, Junon le menace mais Pallas lui promet sa protection.
Acte II
Un palais
Décor de Bérain pour l'acte II
(1) Arbas confie à Charite que Cadmus a résolu d’affronter le dragon. Il lui déclare qu’il est épris d’elle et se plaint de son indifférence à son égard. (2) La nourrice d’Hermione, qui est éprise d’Arbas essaye de le retenir, mais Arbas part rejoindre Cadmus. (3) Elle laisse éclater sa colère auprès de Charité. (4) Hermione fait part de sa crainte à Cadmus qui veut affronter le dragon. Ils se disent adieu. (5) Hermione se lamente. (6) Amour la rassure et part secourir Cadmus.
Acte III
Un désert et une grotte
Décor de Berain pour l'acte III
(1) Arbas et les deux princes tiriens ne sont pas rassurés. (2) Arbas reste avec deux Africains, pour préparer le sacrifice que veut donner Cadmus en faveur de Mars. Le dragon entraîne les deux Africains qui puisaient de l’eau. (3) Cadmus arrive et affronte le dragon, alors qu’Arbas se cache. Il tue le dragon.
Cadmus tue le dragon sous la protection de Minerve - gravure de Moreau pour les Métamorphoses d'Ovide
(4) Arbas croit Cadmus mort, puis aperçoit le dragon à terre et va l’achever. (5) Les deux princes tiriens arrivent et sont surpris de découvrir le dragon mort. (6) Le sacrifice en l’honneur de Mars a lieu en présence du Grand Sacrificateur et de seize sacrificateurs qui chantent et dansent. (7) Mars apparaît, qui interrompt le sacrifice en indiquant que Cadmus doit accomplir d’autres exploits. Quatre Furies viennent briser l’autel.


Acte IV
Le Champ de Mars
Décor de Berain pour l'acte IV
(1) Cadmus doit semer les dents du dragon et affronter les soldats armés qui en naîtront. Il recommande à Arbas d’aller voir Hermione, s’il succombe. (2) Amour apparaît et promet son aide à Cadmus. Cadmus sème les dents du dragon, qui se transforment en soldats. Mais Cadmus jette une grenade apportée par Amour qui les fait se retourner les uns contre les autres. (3) Cinq d’entre eux déposent leurs armes devant Cadmus. Cadmus les envoie vers Hermione, et part à la recherche des princes tiriens. (4) Le géant propose à Cadmus de renoncer à Hermione, puis, sur son refus, (5) appelle trois autres géants pour le combattre. Pallas, assise sur un hibou, demande à Cadmus de fermer les yeux, présente son bouclier aux géants qui sont instanément changés en pierre. Cadmus ne sait comment la remercier. (6) Hermione et Cadmus laissent éclater leur joie. Un nuage environne et enlève Hermione. Junon apparaît qui savoure sa vengeance.
Acte V
Le palais que Pallas a préparé pour les noces de Cadmus et d’Hermione
Décor de Berain pour l'acte V
(1) Cadmus, seul, se lamente. (2) Pallas apparaît qui le rassure : Jupiter et Junon ont fait la paix, Hermione revient sur terre, et tous les dieux assiusteront aux noces. (3) Les cieux s’ouvrent, et tous les dieux paraissent et s’avancent pour accompagner Hermione qui descend dans un trône à côté de Hyménée, qui donne la place à Cadmus, et se met au milieu des deux époux. La suite de Cadmus et celle d’Hermione viennent prendre part à la réjouissance des dieux, et Jupiter commence à inviter les Cieux et la Terre à contribuer au bonheur des deux amants. Les dieux forment des voeux en leur faveur : Junon, Vénus, Mars, Pallas, l’Amour. Pendant ce temps, Arbas et la Nourrice se retrouvent. Des Amours font descendre du Ciel sous un espèce de petit pavillon, les présents des Dieux, attachés à des chaînes galantes. Les hamadriades et les suivants de Comus les portent aux deux époux, et forment une danse, où Charite chante. Tous les dieux du ciel et de la terre recommencent à chanter : les Hamadriades et les suivants de Comus continuent à danser ; et ce mélange de chants et de danses forme une réjouissance générale, qui achève la fête des noces de Cadmus et Hermione.
Décor de Berain pour la scène finale

Le livret imprimé par Christophe Ballard en 1673 comporte un frontispice dessiné et gravé par François Chauveau (1613-1676), dessinateur, graveur du Roi et peintre, illustrateur des œuvres de fiction du XVIIe siècle.
Frontispice pour Cadmus et Hermione, dessiné et gravé par François ChauveauFrontispsice de l'édition Ballard de 1673
Une nouvelle édition du livret parut l’année suivante chez Baudry.
Frontispice de l'édition Baudry de 1674Frontispice de l'édition Baudry de 1678
De nouvelles éditions parurent en 1678, à l’occasion des représentations à Saint-Germain-en-Laye ; puis chez Ballard pour les reprises de 1690 et 1711. D’autres éditions parurent en 1684, 1687 et 1688.
Quant à la partition, on dispose :

d’un manuscrit réalisé par Jérémie Vignol, copiste de l’atelier Philidor, en 1678 ;
du « manuscrit Fürstenberg », ayant appartenu au comte Charles de Fürstenberg, datée de 1692 ;
de l’édition réalisée en 1719 par Jean-Baptiste-Christophe Ballard ;
d’autres manuscrits conservés à Stuttgart et Uppsala.

Partition de l'atelier Philidor

4me Opé. C’est une Tra. en cinq Ac. de Quinault & de Lully. La Fable de Cadmus est assez connue. Le Prolo. est la défaite du Serpent Pithon. Cet Opé. qui a eu huit reprises (en 1674, 1678, 1679, 1690, 1691, 1703, 1711 & 1737 ), fut représenté pour la premiere fois le premier Fév. 1673, & est imprimé en musiq. partition in-fol. Le Basque, homme très-léger, & les sieurs Faure & Laîne, y parurent dans la nouveauté. (de Léris – Dictionnaire des Théâtres)

« L’oeuvre contient en germe tout ce qui fera la gloire du compositeur : clarté de la prosodie, définition des caractères des personnages, pièces pour orchestre, scènes de ballet. Le magnifique livret de Quinault, d’après Ovide, n’est pas avare en rebondissements où se cotoient scènes de magie, créatures merveilleuses et monstrueuses. » (Le Monde de la musique – décembre 2001)

En fait, Cadmus et Hermione n’est pas vraiment une tragédie, mais plutôt une tragi-comédie : des personnages grotesques côtoient héros et dieux et leurs intrigues comiques se mêlent à l’argument principal, couronné par un dénouement heureux; de toute évidence, l’ouvrage appartient à la veine pré-classique de Quinault. En outre, le personnage de la Nourrice, campé par une haute-contre travestie, mais aussi quelques violents contrastes qui innervent la musique de Lully trahissent également ses influences vénitiennes. Ceci dit, ces éléments baroques ne nuisent pas à la cohérence de l’oeuvre, qui épouse déjà la structure ainsi que la morale héroïque et guerrière du théâtre classique.

« La première tragédie en musique de l’Histoire est beaucoup plus qu’un coup d’essai, le concert en apporte la preuve, éclatante. Même privé des machines, des effets spéciaux et des ballets qui enchantaient le public du Jeu de Paume, le théâtre musical imaginé par Lully et Quinault fonctionne à merveille : au fil d’un récitatif limpide et animé, le verbe est souverain et nous captive, les airs, peu nombreux, sont investis d’une réelle fonction dramatique et les choeurs apportent à l’ouvrage un souffle et une grandeur inconnus de l’opéra italien. Les monologues de Cadmus et Hermione, leurs adieux déchirants livrent une clef essentielle de la tragédie lyrique, à mille lieues de la grandiloquence légendaire de Lully : une économie de moyens, un sens aigu des affects et une justesse dramatique extraordinaire. Mis à nu, surexposés, les artistes doivent impérativement transcender la prosodie, oublier les notes, sous peine d’engendrer un ennui fatal. Ce langage dépouillé peut se passer de beaux organes, mais ne souffre pas de médiocres acteurs. » (Forum Opéra)

« Au source de l’opéra français – C’est un véritable succès que remporte la première création de Cadmus et Hermione donnée en présence du Roi et de la cour. Avec cette œuvre, Lully déloge la troupe de Molière de la salle du Palais Royal. Au delà de cet impact, cette tragédie lyrique place Lully comme le créateur de l’opéra français. Il s’agit en fait d’un prototype, synthèse parfaite de la musique du XVIIe siècle, dont la principale innovation réside dans l’implication dramatique du chœur et cela au moment même où le chœur disparaît de l’opéra seria italien. Impulsant une nouvelle tradition, Lully déjoue d’un autre côté les pièges de l’héritage du ballet de cour. Les entrées de ballet, les divertissements qui se manifestaient jusqu’alors comme une rupture dans la narration viennent ici s’intégrer au récit. La force de cette nouvelle forme réside donc essentiellement dans la création d’une nouvelle dramaturgie, plus forte et plus cohérente où les arts se rencontrent, le merveilleux, les intrigues et les grands thèmes de la gloire et de l’amour se côtoient. Du grand Art, à la hauteur d’un règne, celui du Roi soleil. !
Cadmus et Hermione : le manifeste du style français – Alors que Molière n’est pas encore mort, Lully, désormais brouillé avec lui, fait appel à Philippe Quinault pour le prototype d’un genre qui aura les faveurs du public pour plus d’un siècle, genre illustré après Lully par Campra, Rameau et Gluck : la tragédie lyrique. Véritable manifeste du style français, Cadmus et Hermione est une synthèse de tous les éléments les plus caractéristiques de la musique française au XVIIe siècle : à côté du récit directement hérité du “ recitar cantando ” italien mais adapté à la langue française par la scrupuleuse étude de la déclamation de l’Hôtel de Bourgogne (future Comédie Française), Lully reprend l’air de cour à une ou plusieurs voix, le ballet si caractéristique du goût français, il architecture sa pièce à l’instar du modèle de la tragédie classique en 5 actes introduit par un prologue, et enfin, dernier élément qui sera la “ griffe ” de l’opéra français : le chœur, référence incontournable à la tragédie grecque qui ponctue ou participe à l’action et contribue au grandiose. Tout est déjà en place dans Cadmus et Hermione et c’est le style héroïque, mythique ou mythologique qui sera toujours la première source d’inspiration. Le succès fut considérable et ouvrit la voie à la pléiade d’autres opéras de Lully qui éclipsèrent le prototype qui nous intéresse. Apparition de dieux, combats de géants, monstres surgissant, sacrifices, statues qui s’animent : Cadmus remplit sa fonction de grand spectacle où le merveilleux côtoie les grands thèmes tragiques de la gloire et de l’amour avec quelques touches comiques dans les intrigues des suivants, élément importé de Venise mais qui disparaîtra rapidement. Malgré sa structure très architecturée, très Louis XIV, Cadmus est une pièce fragile où le style déclamatoire est l’élément le plus présent. Si les danses, particulièrement inspirées, viennent à nous tout naturellement, ce sont les passages plus intimes qui nous semblent particulièrement intéressant pour leur difficulté dramatique et stylistique. Organiser un stage autour de cet opéra me semble particulièrement indiqué de par le nombre de rôles, par la variété des genres, et par la difficulté du style louis-quatorzien. » (Christophe Rousset)

« L’œuvre – Tragédie en musique en un prologue et 5 actes, poème de Philippe Quinault, musique de Jean-Baptiste Lully, écrite pour soli, chœur, orchestre à 5 parties (htb et bassons), trp. et timbales, créée à Paris, au Théâtre Bel-Air, rue de Vaugirard, le 27 avril 1673, en présence du roi et de la cour. Si l’on excepte la pastorale des Festes de l’Amour et de Bacchus représentée l’année précédente et qui n’est qu’une composition d’œuvres antérieures, c’est le premier véritable opéra écrit par Lully et le prototype du genre qui allait marquer la musique française pendant près d’un siècle. Le roi, très satisfait du spectacle, donna à Lully la jouissance de la salle du Palais-Royal d’où il fit déloger la troupe de Molière, mort en février de la même année. Lully fit alors transporter sa pièce dans ce théâtre où les représentations se poursuivirent à succès. La partition imprimée en 1719 affirme que l’œuvre a été représentée pour la première fois devant le roi à Saint-Germain-en-Laye en l’année 1674. De nouvelles représentations eurent lieu à la cour à Saint-Germain-en-Laye en 1678 et 1682. En octobre 1679, Lully la redonna à Paris pour faire attendre la création de Proserpine. Après sa mort la pièce fut reprise en décembre 1690, avril 1691, septembre 1703, août 1711 et août 1737.
Première œuvre originale représentée par l’Académie Royale de Musique, Cadmus et Hermione pose la thématique et le cadre stylistique de la tragédie en musique : un prologue fondé sur une action symbolique exaltant la figure du Roi-Soleil ; une action en cinq actes indépendante du prologue, mais reposant sur les mêmes valeurs : morale héroïque et guerrière, culte de la gloire. Contrairement à une opinion répandue, l’amour ne vient qu’en second lieu, lorsque que cette exigence glorieuse est satisfaite. A Junon qui s’étonne de voir Pallas intervenir en faveur de Cadmus à la fin du premier acte, la déesse répond : “ Qui peut être contre l’Amour/Quand il s’accorde avec la Gloire ? ”, mais lorsqu’il ne s’y accorde pas, ce même amour devient une faiblesse coupable voire une trahison – ce sera le sujet de Roland et d’Armide-, car une même thématique fondée sur ce couple amour-gloire court dans la plupart des tragédies en musique de Lully et Quinault.
Sur le plan musical, Cadmus joue le même rôle de référence pour les opéras à venir : c’est avec cette œuvre que se met en place l’équilibre savant entre les éléments musicaux très divers qui composent la tragédie en musique. Dans le domaine de l’action , le récitatif se taille la part du lion : c’est là l’invention capitale de Lully, celle par laquelle le développement d’une action musicale sur des paroles françaises a été rendu possible. Son récitatif est imité d’assez près de la déclamation des comédiens-français de l’Hôtel de Bourgogne. Aussi est-il d’une grande exactitude sur le plan de la prosodie, ce qui lui donne en même temps une grande lisibilité quant à la compréhension du texte littéraire (on sait du reste que pour les contemporains le texte prime sur la musique), mais cette médaille a son revers : les rythmes de la langue parlée (et surtout de l’alexandrin tel qu’il était déclamé à l’époque) étant assez rigides, le musicien risque d’enfermer son récitatif dans un véritable carcan rythmique. Aussi les alexandrins sont-ils souvent entrecoupés d’octosyllabes qui introduisent d’heureuses discontinuités rythmiques.
Face à la primauté du récitatif, et si l’on excepte le cas particulier des petits airs, les airs véritables jouent un rôle encore assez effacé. Il n’existe en fait que deux grands airs monologues dans l’opéra, un pour Hermione à l’acte II et un pour Cadmus au début de l’acte V. Au moment où les chœurs venaient de disparaître de l’“ opera seria ” italien, Lully, prenant le contre-pied de cette évolution, allait créer une tradition opposée et durable dans l’opéra français en leur confiant un rôle considérable. Dès le prologue, les chœurs de bergers interviennent fréquemment et avec une grande liberté, qu’il s’agisse de chanter la beauté de l’aurore ou de célébrer la victoire du Soleil sur le monstre. Mais à l’acte III, dans la grande scène du sacrifice au dieu Mars., qui est peut-être le sommet de l’œuvre et en cas une des plus réussies sur le plan musical, le chœur, loin de se contenter d’un rôle ornemental, joue par ses supplications qui alternent avec celles du grand sacrificateur celui d’un personnage de premier plan. Ce type d’utilisation dramatique des masses chorales impose que celles-ci parlent d’une seule voix, c’est à dire dans un style strictement homophonique.
Récitatifs, airs et chœurs de l’action ne constituent cependant qu’une partie de la tragédie en musique dont chaque acte comprend aussi une ou plusieurs entrées de ballet, assorties de passage chantés ou même de chœurs, qui représentent la tradition de l’ancien ballet de cour et que l’on appelle divertissements. Imposés par l’engouement du public français, ils posaient au librettiste et au musicien un problème de cohérence dramatique. Là encore, les deux solutions adaptées par Lully dans Cadmus vont faire école. A l’acte I, Cadmus offre à la femme qu’il aime un spectacle de danse qui est une sorte de déclaration d’amour par entrechats interposés ; le musicien peut alors introduire une vaste chaconne qui, si elle interrompt l’action, est cependant justifiée par la volonté de “ divertir ” un des personnages principaux du drame.
Mais à l’acte III, le divertissement est intégré à l’action elle-même : au cours du sacrifice propitiatoire, tandis que les sacrificateurs chantants demeurent prosternés, d’autres sacrificateurs miment une danse guerrière. Ces deux types de divertissement permettent au musicien d’intégrer au spectacle un éventail de danses extrêmement variées. Dans le premier type peuvent entrer toutes les danses répertoriées, aristocratiques ou populaires ; gavottes, menuets, chaconne, dans le prologue et aux actes I, II et V. Dans le second entrent au contraire des morceaux originaux souvent très expressifs, en rapport avec la situation dramatique : marche et danse des sacrificateurs de l’acte III, danse pour les combattants de l’acte V. dans l’un et l’autre cas, la réussite musicale est incontestable. Si Lully ne manqua pas d’apporter au genre nouveau nombre de perfectionnements dans ses œuvres suivantes, ces améliorations portent finalement sur des détails. » (Présentation – Académie baroque européenne)



Pour en savoir plus :

Cadmus & Hermione de Jean-Baptiste Lully et Philippe Quinault – Livret, études et commentaires – Textes réunis par Jean Duron – Editions Mardaga – 2008

Le site d’Alpha consacré au DVD

Représentations :

Opéra Comique – 29, 30 novembre, 2, 3, 5 décembre 2010 – Opéra de Rouen – 16, 17, 19 décembre 2010 – Solistes, danseurs, choeur et orchestre du Poème Harmonique – dir. Vincent Dumestre – mise en scène Benjamin Lazar – chorégraphie Gudrun Skamletz – scénographie Adeline Caron – costumes Alain Blanchot – lumières Christophe Naillet – avec André Morsch / Marc Mauillon (Cadmus), Claire Lefilliâtre (Hermione), Arnaud Marzorati (Arbas / Pan), Jean-François Lombard (Nourrice / Echion), Isabelle Druet (Charite / Melisse), Camille Poul (Amour / Pales), Arnaud Richard (Draco / Mars), Geoffroy Buffière (Le Grand Sacrificateur / Jupiter), David Ghilardi (Le Soleil / Premier Prince Tirien), Romain Champion (Premier Africain / Envie), Vincent Vantyghem (Second Prince Tirien), Luanda Siqueira (Junon / Aglante) – coproduction avec Centre de Musique Baroque de Versailles; Fondation Royaumont ; Opéra de Rouen-Haute Normandie ; Théâtre de Caen ; Le Poème Harmonique


Culturopoing.com

« Quelques mois après la mort de Molière, Lully, « surintendant de la musique du Roy », va inaugurer un genre inédit en France avec une tragédie lyrique inspirée des Métamorphoses d’Ovide, sur un texte de Philippe Quinault. Cadmus et Hermione peut en effet se targuer d’être officiellement LE premier opéra français. Les lumières s’éteignent : le rêve peut commencer. Passé un allégorique prologue à la gloire de Louis XIV dans lequel le soleil sortira vainqueur de toutes les puissances maléfiques, le spectateur suit les aventures du vaillant héros de ce conte mythologique obéissant à tous les archétypes du genre. Follement épris d’Hermione, fille de Mars promise au géant impétueux Draco, le prince égyptien Cadmus, voulant conquérir la belle, passera d’épreuve en épreuve, pour prouver au père divin que par sa bravoure et sa droiture, il est le mortel qui mérite sa fille.
Ce parcours initiatique est un festival de péripéties, prodiges du théâtre à machine qui nous laissent les yeux écarquillés : divinités furieuses descendant du ciel, monstres des enfers, dragon à vaincre, morts vivants soldats émergeant de la terre, combattants valeureux et ballets de nymphes. Cadmus et Hermione alterne les duos amoureux et les danses, les chœurs et les récitatifs, pour finir dans l’apogée festive du mariage consommé et de la réconciliation des dieux. Les arbres et les nuages se poussent et la terre s’entrouvre. Cadmus et Hermione baigne dans le fabuleux et le féérique merveilleux, dans le mythologique païen et pastoral. Lazar plonge avec délice dans la naïveté des effets spéciaux de mécaniques et carnavalesques : dragon marionnette, jets de fumée ou pluie d’étoiles.
S’il semble d’abord répondre aux archétypes de l’opéra français sous le règne Louis XIV, Cadmus et Hermione recèle parfois une singularité inattendue dont la présence d’une ironie omniprésente. Arbas et Charité, personnages de faire valoir des deux héros, tout en négatif de ces derniers, parviennent par leur vivacité burlesque à leur faire de l’ombre. L’ami couard, vantard et lucide assez proche de Sganarelle chez Molière, et sa soupirante féministe et libérée qui se moque de lui à l’envi, constituent in fine des caractères plus denses que les protagonistes. En comparaison, Cadmus et Hermione en apparaitraient presque fades. A ce titre, si Claire Leffiliatre (Hermione) et André Morsch (Cadmus) sont irréprochables, Isabelle Druet (Charité) et Arnaud Marzoti (Arbas), sont tous deux admirables.
Benjamin Lazar et Vincent Dumestre n’ont de cesse d’effectuer une recontextualisation de l’Opéra et de nous mettre dans la peau du spectateur du XVIIe siècle, magnifique invitation au voyage, plus de 300 ans en arrière. Voilà plusieurs années qu’ils ont entrepris un travail de recherche méticuleux pour retrouver les expressions artistiques du XVIIe et coller au plus près aux pratiques de l’époque : prononciation, art de la déclamation, gestuelle, interprétation. Associé aux fascinants tableaux chorégraphiques de Gudrun Skalmetz, loin d’aboutir à une représentation engoncée dans de froides théories, à la convergence du théâtre, de la danse et de la musique, Cadmus et Hermione aboutit à une forme d’accord parfait dans lequel convergent théâtre, musique et danse. Plus qu’un opéra, on assiste ici à une expérience poétique. Si le spectacle rejoint par ses couleurs les fastes de la mythologie, il se tisse dans une atmosphère intimiste, Lazar prenant le parti d’éclairer la scène, comme à la chandelle, accentuant cette sensation de traversée du miroir. Cadmus et Hermione, constitue l’opéra rêvé pour initier à l’opéra baroque, définissant un Art qui loin de l’idée élitiste qu’on s’en fait, serait à même de toucher un plus large public.
Le metteur en scène ne s’arrête pas à un simple retour aux sources qui aurait pu le conduire à une reconstitution méticuleuse « à la lettre » et académique. Il cherche des correspondances, n’hésitant pas à verser dans un anachronisme affranchi de tout axe temporel qui s’intègre parfaitement à l’unité du spectacle, rappelant parfois dans son approche celle d’un Topor dans les décors du Casanova de Fellini. Le décor puise tout autant dans ceux en vigueur à l’époque que dans les montagnes anthropomorphes du peintre flamand Joos de Momper ou dans l’Italie baroque, jusqu’au Parc aux monstres de la villa Bomarzo. On y perçoit déjà les germes du XVIIIe et les teintes des costumes, la nuance des lumières, laissent déjà présager des badinages dans les jardins de Watteau ou de Fragonard. N’oublions pas d’ailleurs qu’avec Cadmus et Hermione nous abordons le dernier tiers du XVIIe… comme un avant-goût de Rameau quelques décennies plus tard.
Il nous paraît curieux, presque absurde, de retrouver le froid citadin et les voitures en sortant de l’Opéra tant ces 2 h 15 attirent vers l’ailleurs, quelque part entre le XVIIe siècle français et l’imaginaire universel. Il y a quelque chose de juvénile et d’émouvant dans ce Cadmus et Hermione, une forme d’éloge du bucolique et du naïf, des couples unis dans un paganisme féérique qui échappe toujours à l’illustration mauvais goût ou au suranné. Cette émotion précieuse, presque fragile, n’existerait probablement pas sans la fraicheur communicative de toute la troupe du Poème Harmonique et à cette spontanéité si spécifique à l’ensemble, qui ne cesse de redonner vie à une musique supposée éteinte. Amours féériques, allégresse ondoyante, exaltation du sentiment, dans Cadmus et Hermione règne l’atmosphère rare du vrai souffle de vie. »

Aix-en-Provence – Grand Théâtre de Provence – 10, 11 mars 2009 – Théâtre de Caen – 21, 22 mars 2009 – Grand Théâtre de Luxembourg – 1er, 2 avril 2009 – Solistes, danseurs, choeur et orchestre du Poème Harmonique – dir. Vincent Dumestre – mise en scène Benjamin Lazar – chorégraphie Gudrun Skamletz – scénographie Adeline Caron – costumes Alain Blanchot – lumières Christophe Naillet – avec André Morsch (Cadmus), Claire Lefilliâtre (Hermione), Arnaud Marzorati (Arbas, Pan), Jean-François Lombard (La Nourrice, Dieu champêtre), Angélique Noldus (Charite, Melisse), Arnaud Richard (Draco, Mars), Camille Poul (L’Amour, Pales), David Ghilardi (Le Soleil, Premier Prince Tirien), Geoffroy Buffière (Le Grand Scarificateur, Jupiter), Romain Champion (Premier Africain, L’Envie), Vincent Vantyghem (Second Prince Tirien), Luanda Siqueira (Junon, Aglante), Eugénie Warnier (Pallas), Anthony Lopapa (Second Africain), Jan Jeroen Bredelwold (Echion), Elonie Fonnard (L’Hymen), Brigitte Pelote (Vénus)

ResMusica

« Le Grand Théâtre de Provence accueille pour deux représentations la superbe production de Cadmus et Hermione donnée il y a un an, à l’Opéra Comique avec le succès que l’on sait. Une tournée va conduire la troupe ainsi reconstituée vers Caen et Luxembourg.
Il a fallu bien du travail et des répétitions pour retrouver cet esprit de troupe, cette cohésion si amicale qui fait de ce spectacle une fête de l’esprit et des sens. Un public comblé a pu se rendre compte, que ce grand vaisseau si apte à recevoir Janácek permet également de goûter la délicatesse et la variété des nuances infinies de la toute première tragédie de Lully et Quinault. Car une surprise inattendue pour beaucoup tient à l’acoustique de la salle qui a permis de déguster les plus infimes nuances que Vincent Dumestre obtient de son orchestre, et ce dès les premières mesures de l’ouverture d’une souplesse et d’une noblesse extrême, mais surtout nuancée avec grand art.
Tout s’enchaîne ensuite et le public n’a que peu applaudi entre les actes, gardant ainsi intact la magie qui opère si délicatement. En revanche, des tonnerres d’applaudissements à la fin et de nombreux rappels ont prouvé le plaisir rare que donne ce spectacle total. Le DVD a pour l’éternité retenu le spectacle en ses débuts, mais il est important de signaler que ce moment musical rare est si vivant et coloré qu’il ne cesse d’évoluer. Ainsi, une nouvelle Charite s’intègre avec art à la troupe et en mobilise autrement le chant et le jeu théâtral. La voix d’Angélique Noldus est somptueuse, fruitée et facile. La jeunesse de l’actrice va lui permettre de s’assouplir avec les autres représentations, mais le personnage est là, campé avec énergie.
Autre changement moins visible mais fondamental avec l’utilisation des « Vingt-quatre Violons du Roy » du CMBV, qui apportent une rondeur, une couleur de son très « à la française ». Incroyable Mira Glodeanu qui avec un patient travail a su marier les timbres et déployer les qualités propres de chaque instrument, basse, quinte, taille, haute-contre, dessus ! Car ce qui est au cœur de la réussite du Poème Harmonique, et cette production n’y fait pas exception c’est la qualité de l’orchestre. Vincent Dumestre est un alchimiste coloriste extraordinaire qui ne bride pas les talents, où peut-on entendre des bassons si expressifs et beaux, des flûtes si délicates, un continuo si varié et vivant ?
Le dialogue entre l’orchestre et les solistes permet de caractériser chaque personnage, favorisant les transitions avec souplesse. André Morsch est un Cadmus au charisme héroïque de plus en plus envoûtant, il forme avec Claire Lefilliâtre, Hermione, un couple d’amants évoluant vers toujours plus de sensibilité. La magie des adieux est de plus en plus émouvante. Mais tous les autres personnages sont également campés avec une réelle présence vocale et scénique donnant à chaque tableau aussi court soit-il, une noblesse ou une drôlerie idéale (impayable nourrice de Jean–François Lombard), soulignant ainsi toutes les beautés des alternances baroques de cette première tragédie lyrique de Lully. Ainsi la scène de sacrifice à Mars est loin d’être musicalement la plus belle, avec l’apparition de la trompette, la couleur martiale en aurait contenté plus d’un. Vincent Dumestre obtient des musiciens et des chanteurs, dont le magnifique Grand Sacrificateur de Geoffroy Buffière, un phrasé et des impulsions dynamiques insoupçonnables… la parfaite harmonie avec les danseurs fait de cette courte scène une réussite.
Le travail patient et extrêmement harmonieux de « restitution » de Benjamin Lazar semble toujours progresser. La très belle gestuelle baroque est de plus en plus naturelle et les relations entre les personnages gagnent encore en subtilité. La cohésion de ce spectacle est totale et fonctionne même dans un lieu si vaste. La recherche de couleurs et d’expressions codifiées et vivantes est la même, elle comble les oreilles et les yeux. Les costumes aux couleurs parfois si crues, sont sublimés par l’éclairage à la bougie comme les couleurs de l’orchestre irisent dans l’espace. Une quintessence de spectacles baroque qui prouve comment en 60 ans, la tragédie lyrique a évolué, faisant le passage de l’âge baroque de Lully à la période classique de Rameau. Ainsi bat et palpite le cœur avec délice, pour le plus grand plaisir des spectateurs des plus Grands Théâtres de Province d’aujourd’hui !  »

Opéra Comique – 23, 24, 25, 26 janvier 2008 – Pierrot Cadmus, parodie – conception et mise en scène Nicolas Vial

« C’est à l’occasion d’une reprise de Cadmus & Hermione à l’Académie Royale de Musique que Denis Carolet, célèbre auteur de parodies pour la Foire, forgea ce Pierrot Cadmus, donné en août 1737 à la Foire Saint-Laurent (près de l’actuelle Gare de l’Est). Le claveciniste Philippe Grisvard en a réalisé un arrangement musical (intégrant un extrait d’Hippolyte & Aricie, sauf erreur) vigoureusement exécuté par quelques musiciens du Poème Harmonique, conduits à jouer quasiment en continu pendant une heure. Nicolas Vial, qui avait interprété avec brio le rôle de Mme Jourdain dans Le Bourgeois gentilhomme, en a réglé la mise en scène pour les compagnons habituels de Benjamin Lazar, tous disciples d’Eugène Green, Lazar lui-même jouant le rôle d’Hermione face à Alexandra Rübner.
Le spectacle est une grande réussite, et sa fantaisie comique, d’une puissance souvent irrésistible, est cependant poétique. C’est là l’effet le plus remarquable d’une approche archéologique ainsi conduite. Il en résulte un ambigu d’énergie et de finesse ironique particulièrement séduisant, et porté par la petite troupe. La Danse des Africains devient inoubliable. Si Arbas est dans l’opéra de Lully une figure déjà comique, il devient ici une sorte de pantin burlesque auquel Jean-Denis Monory prête un grand savoir-faire. Anne-Guersende Ledoux, plutôt habituée aux grands rôles tragiques, est d’une très grande aisance dans la stylisation comique. Louise Moaty excelle à parodier le Géant ou le Serpent, cette dernière composition parodiant avec bonheur le théâtre extrême-oriental à l’aide d’un éventail. Elle est en revanche très insuffisante lorsqu’il s’agit de chanter, confuse et inconsistante.
Les triomphateurs demeurent le couple des amants après permutation des sexes. La puissance de jeu et d’incarnation prodiguée par Alexandra Rübner est exemplaire, et elle confère à la parodie comique non seulement une grande rigueur esthétique mais une qualité d’étrangeté tout à fait étonnante : c’est en quelque sorte le pendant comique du mystère insensé qu’exhalait son Athalie de Racine. Et que dire de Benjamin Lazar en princesse travestie ? La science théâtrale à laquelle il donne corps, son économie dans l’effet de dérision sont sidérants. Plus d’une fois, on songe à l’art de Chaplin, jusqu’à se dire que la limite entre le comique et le sublime est bien fragile… Son costume rose et empanaché est lui-même la version apauvrie de celui que porte Claire Lefilliâtre dans la tragédie lyrique. Cependant la farce du travestissement se résout constamment en poésie, en partie parce que Benjamin Lazar, acteur phénoménal et personnalité vocale évidente (quel grain de voix il possède !), se révèle d’une maîtrise époustouflante dans les parties chantées : le fausset est non seulement soutenu mais très prenant, le phrasé expert, les ornements impeccablement réalisés pour la plus grande gloire de la parodie. On se dit une fois de plus que si les réalisations de Lazar comme metteur en scène peuvent être discutables, son art d’acteur et d’orateur (et ajoutons de chanteur) subjugue totalement. Heureux ceux qui ont pu l’entendre quelque heures avant dans cette même salle, dans le programme « Au chevet du Roy » où il interprétait deux grands morceaux de Racine, le récit de Théramène et le grand monologue d’Hermione — l’autre ! » (L’Isola disabitata)

Opéra Comique – 21, 23, 24, 26, 27 janvier 2008 – Opéra de Rouen – 3, 5, 6 février 2008 – Solistes, danseurs, choeur et orchestre du Poème Harmonique – dir. Vincent Dumestre – mise en scène Benjamin Lazar et Louise Moaty – chorégraphie Gudrun Skamletz – scénographie Adeline Caron – costumes Alain Blanchot – lumières Christophe Naillet – avec André Morsch (Cadmus), Claire Lefilliâtre (Hermione), Isabelle Druet (Charite, Mélisse), Camille Poul (Amour, Palès), Arnaud Marzorati (Arbas, Pan), Jean-François Lombard (Nourrice, Dieu champêtre) , Arnaud Richard (Draco, Mars), David Ghilardi (Le Soleil, Premier Prince Tirien), Geoffroy Buffière (Le Grand Sacrificateur, Jupiter), Romain Champion (Premier Africain, L’Envie), Vincent Vantyghem (Second Prince Tirien), Luanda Siqueira (Junon, Aglante), Eugénie Warnier (Pallas), Anthony Lopapa (Second Africain), Jerœn Bredelwold (Echion), Elodie Fonnard (L’Hymen), Hélène Richer (Vénus) – coproduction Opéra Comique – Centre de Musique Baroque de Versailles – Fondation de Royaumont – Théâtre de Caen – Opéra de Rouen


Libération« Cadmus et Hermione » tel qu’au premier jour

« Il y a quatre ans, le chef Vincent Dumestre et le metteur en scène Benjamin Lazar proposèrent un Bourgeois Gentilhomme révolutionnant l’approche de la comédie-ballet. Ils récidivent à l’Opéra-Comique avec Cadmus et Hermione de Lully. Pour leur troisième collaboration, après Il Sant’Alessio de Landi cet automne, ils s’attaquent au premier opéra français de l’histoire, créé le 27 février 1673 dans au Jeu de paume de Bel-Air, rue de Vaugirard.
Conjuguant tragédie antique et ballet français, Cadmus et Hermione est une fable amoureuse traversée de nymphes, dieux et python. Avec le soutien du Centre de musique baroque de Versailles, Dumestre, Lazar et la chorégraphe Gudrun Skamletz, la scénographe Adeline Caron, l’éclairagiste Christophe Naillet, et le costumier Alain Blanchot ont poussé la reconstitution historique, qu’il s’agisse du choix des instruments, des peintures et des colles utilisées pour les décors, de la gestuelle des chanteurs et du style des danses. La beauté de l’orchestre saisit, croisant violes de gambe, théorbes et cornemuse, souffle du chœur ; gestion limpide de l’espace et éclairage à la bougie complètent le tableau.
Vingt ans après Atys par William Christie et Jean-Marie Villégier au même Opéra-Comique, Cadmus et Hermione fait date par ses options stylistiques, à commencer par le recours à l’ancien français qui sonne les finales. La troupe se surpasse pendant 2 h 15, au point qu’on ne saurait louer l’exquise Hermione – fille de Mars et Vénus – de Claire Lefilliâtre, plus que le Cadmus, prince de Tyr, d’André Morsch, l’Arbas d’Arnaud Marzorati, la Charité d’Isabelle Druet ou la Nourrice du haute-contre Jean-François Lombard.
Profus et stylisé, tissé de passions terriennes et d’acrobaties, d’Africains et de combats allégoriques avec des dragons, Cadmus et Hermione apparaît comme la réalisation du rêve humaniste porté par le Ballet des Nations qui clôturait le Bourgeois Gentilhomme. Une enivrante célébration baroque. »

La Tribune – Cadmus et Hermione, spectacle total !

« Quel spectacle charmant, quels plaisirs goûtons-nous ! Les dieux mêmes n’en ont point de plus doux… ». Molière et Lully achevaient par ces vers leur oeuvre commune en 1670, « Le Bourgeois Gentilhomme », comme pour mieux annoncer ce qui suivra trois ans plus tard: « Cadmus et Hermione », sous la plume du compositeur de Louis XIV et celle de Philippe Quinault, futur librettiste des autres opéras de Lully.
A l’Opéra Comique, la « tragédie en musique » donnée lundi soir par le chef du Poème Harmonique, Vincent Dumestre, et le metteur en scène Benjamin Lazar fut un spectacle total. Pour la vue, tout d’abord. Les décors plantés, réalisés selon des techniques anciennes par Antoine Fontaine et le Centre de Musique Baroque de Versailles, recréent la perspective d’un jardin d’orangers, l’intérieur d’un palais, ou bien encore le champ de Mars. Les panneaux coulissent à vue et une machinerie directement empruntée aux techniques théâtrales des XVIIe et XVIIIe siècles fait apparaître ici un serpent python, là un dragon. Mars traverse les airs sur son char, tandis que le Soleil s’extrait des nuages… Le trucage est visible, cousu d’un fil désuet, mais l’illusion est totale tant l’ensemble est magique. Le plateau est entièrement éclairé à la bougie, ce qui lui confère une intimité sensuelle et chaleureuse.
On doit ce travail d’orfèvre à Christophe Naillet, déjà salué pour le « Bourgeois Gentilhomme », précédente production du tandem Dumestre/Lazar, ainsi que très récemment pour « Il San’t Alessio », créé par Benjamin Lazar à l’opéra de Caen. Les costumes sont à l’image des décors: précieux et inspirés. De plumes en bijoux incrustés, les soieries se succèdent, dans un frou-frou enchanteur.
Mais « Cadmus et Hermione » est aussi un bonheur pour l’ouïe. Vincent Dumestre dirige le Poème Harmonique (choeur, orchestre et danseurs) avec une fougue qui n’étouffe jamais la nuance. Le son qui émane de la fosse est d’une profondeur et d’une subtilité remarquables. La diction des chanteurs est parfaite, leur gestuelle cohérente dans l’accompagnement du geste vocal, et cette langue est si plaisante, que l’on se prend plus tard à en imiter les accents…
Si Claire Lefilliâtre (Hermione) et André Morsch (Cadmus) incarnent des premiers rôles un peu figés dans leur statut d’héroïne/héros, le baryton Arnaud Marzorati (Arbas) et la soprano Isabelle Druet (Charite/Mélisse), drôles et expressifs, explosent en seconds espiègles.
Alors oui, décidément, « quel spectacle charmant, quels plaisirs goûtons-nous! Les dieux mêmes n’en n’ont point de plus doux… ».

Webthea

« Ce premier opus lyrique de Lully devint en son temps le sésame qui lui ouvrit les portes du royaume du Roi Soleil. Lequel, sur le succès remporté, le sacra surintendant de la musique de sa cour. Ce n’est sans doute pas son meilleur opéra mais il tient lieu de document et de témoignage tout comme la représentation qu’en donne l’équipe qui réunit salle Favart, le chœur, l’orchestre et les danseurs du Poème Harmonique, son chef Vincent Dumestre et Benjamin Lazar, leur metteur en scène.
A l’heure où les diktats de la mode poussent à réactualiser toutes les œuvres du passé en les projetant sous nos cieux à n’importe quel prix, ces drôles de loustics baroqueux font marche arrière , se retournent à 360° et s’appliquent à retrouver toutes couleurs, tous les rythmes et toutes les ficelles du temps où les œuvres furent créées. Leur engagement nous valut en 2004 un Bourgeois Gentilhomme, éclairé à la bougie comme chez Molière et récemment au Théâtre des Champs Elysées le Sant’Alessio de Stefano Landi chanté par neuf contre ténors dans les mêmes lumières vacillantes.
Dumestre et Lazar ne lésinent sur aucun détail : la gestique baroque est scrupuleusement reconstituée dans les attitudes et les danses si délicieusement chorégraphiées par Gudrun Skamletz. Le parler comme le chanter respectent les règles de la diction d’alors (ou du moins ce qu’on en imagine), avec un sort jeté sur les consonnes terminales (les « s » des pluriels, les « r » des verbes à l’infinitif) et des tournures où les « ouah » deviennent des « ouéh », les rois des « rouéhs ». Paradoxalement ce qui pourrait paraître affecté ou maniéré revêt ici un charme souriant, un parfum désuet gentiment facétieux.
Les nuages joufflus, les animaux fantastiques, les paysages qui défilent et se chevauchent en toiles peintes des décors d’Adeline Caron, la richesse des costumes et leur incroyable fantaisie revisitée par Alain Blanchot, les danseurs ailés, les hommes insectes, les soldats de plomb animés, les géants et les satyres dans les lumières dansantes des bougies qui font écho aux discrets éclairages de Christophe Naillet… Tout est miraculeusement en place, l’œil se régale et se met à l’écoute.
C’est dans les Métamorphoses d’Ovide que le poète Quinault puisa pour Lully le sujet de sa tragédie avec « happy end ». Un monde d’entre deux mondes, entre les dieux de l’Olympe et les hommes qui leur sont soumis, où Apollon terrasse le serpent Python et Cadmus un vilain Dragon, où l’on croise Pallas, Junon, Venus, Mars et l’Amour aux yeux bandés, des Africains en goguette, où les bons gagnent et où les méchants sont punis, autant d’allégories pour chanter les passions du cœur et du corps– ah ! qu’il est doux d’aimer… – et pour célébrer la grandeur du monarque.
La connivence est perceptible entre l’orchestre, son chef et le metteur en scène devenu en quelques années le spécialiste assermenté de spectacles à l’ancienne, suivant en cela la voie ouverte il y a vingt ans par Jean-Marie Villégier qui recréait avec William Christie cet Atys de Rameau entré dans les annales de légende. Clavecins, théorbes, violes, basses de violon, hautbois se parent de broderies sonores rarement atteintes. Les chanteurs/acteurs en suivent les méandres avec grâce et brio, André Morsch/Cadmus, Claire Lieffiliâtre/Hermione, l’ineffable Arbas d’Arnaud Marzorati et la nourrice drolatique du haute contre Jean-François Lombard, mènent la troupe vers l’ovation debout du triomphe. Le spectacle est total. Comme le plaisir qu’il procure. »

Forum Opéra – 21 janvier 2008

« Je m’en vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus secrète jusqu’aujourd’hui, la plus brillante, la plus digne d’envie. Eh bien ! Il faut donc vous la dire : la tragédie lyrique est revenue. Elle est revenue avec ses ors et sa pompe, avec sa spontanéité et ses couleurs, avec le sourire complice des saltimbanques, l’héroïsme des Précieux, la noblesse de la tragédie. Et cette critique n’est pas une chronique ordinaire où l’on dissèque tour à tour les actes et les chanteurs, c’est un billet virevoltant, gonflé de l’enthousiasme invincible des paladins du Tasse ou de l’Arioste, et qui n’a d’autre but que de faire partager aux lecteurs un pur moment de bonheur musical.
Revenons en arrière, non pas en 1673, date de naissance de la tragédie mise en musique, mais il y a 20 ans. 20 ans déjà que le tandem Jean-Marie Villégier / William Christie ressuscitait Atys, dans une mise en scène à la fois moderne et baroquisante, ébranlant les idées reçues à propos d’un Lully aussi pompeux qu’injouable. Dans la foulée, Jean-Claude Malgoire et Jean-Louis Martinoty avaient également signé une grandiose réalisation d’Alceste en 1991-1992 avec des cavaliers emperruqués juchés sur leurs froides montures de marbre. Pourtant, l’on attendait toujours désespérément une renaissance de la tragédie lyrique, dans sa globalité et sa cohérence. Plus de 8 mois de travail acharné ont été nécessaires à Benjamin Lazar et Vincent Dumestre pour préparer ce coup d’éclat.
Comment rendre compte de cette incontestable réussite qui est avant tout le fruit d’une équipe ? On voudrait tout louer, et tout louer à la fois, sans préséance et dans le désordre. Alors, tel un Cyrano balbutiant, ces réflexions « je vais vous les jeter, en touffe, sans les mettre en bouquet » : je dirai, hésitant, qu’on ne peut être que confondu devant la beauté exotique et chatoyante des costumes et des décors inspirés de Bérain ou de Vigarani, émerveillé devant les machineries qui meuvent les furies, les dragons et les dieux, transforment à vue les palais de carton-pâte en rochers odieux, effeuillent d’un souffle destructeurs les tendres ombrages en déserts affreux. Tandis que la lueur tremblotante des bougies nimbe chaleureusement la scène, les danseurs et les chanteurs de son voile de poésie, dessine ça et là des nuages sur les fards et se réfléchit sur les miroirs et les charmilles dorées, on découvre soudain que les accents du français restitué sont tout à fait compréhensibles, que la gestuelle hiératique érigeant les protagonistes en statues versaillaises paraît incroyablement appropriée à cet écrin, et que si Quinault avait du talent et de l’humour, Lully avait du génie.
Car nous n’avons encore touché mot de la musique de cette première tragédie lyrique, fraîchement sortie de la comédie-ballet et au livret encore très vénitien dans le panachage des dieux, héros et personnages comiques secondaires (dont la Nourrice travestie de Jean-François Lombard qu’on jurerait échappée de Monteverdi ou de Cavalli). La partition se révèle d’une inventivité bouillonnante qui laisse la part belle aux ariettes, aux chœurs et aux danses, au détriment des grands airs ou récitatifs dramatiques, en dépit du monologue de Cadmus « Belle Hermione, hélas ! Puis-je estre heureux sans vous » (V,1). Elle charme insidieusement par son apparente limpidité, sa mélodie franche et directe, son économie de moyens (la scène des adieux de Cadmus et Hermione toute en retenue n’en est que plus bouleversante), la constante recherche des changements de climats.
Le Poème Harmonique a incontestablement gagné en ampleur et en liant depuis Le Bourgeois Gentilhomme, et Vincent Dumestre se délecte des sonorités de l’orchestre à cinq parties, joue avec les timbres notamment sur l’opposition entre les bois grainés et les trompettes tonitruantes, sculpte les vers de Quinault syllabe par syllabe. L’orchestre est vivant, articulé, soucieux des contrastes ; le continuo sensible, très dynamique, mais avec douceur et prévenance. Les chœurs sont de la même veine et font preuve d’une remarquable homogénéité doublée d’une sensuelle rotondité du phrasé. Enfin, last but not least, les solistes frisent la perfection. Nous avons ainsi retrouvé l’égalité des registres, la clarté de la projection et les aigus lunaires de Claire Lefilliâtre, découvert en André Morsch un fort noble Cadmus (le baryton allemand fait par ailleurs preuve d’une impeccable diction française). A ses côtés son veule compagnon Arbas, Leporello avant la lettre, permet à Arnaud Marzorati d’allier son goût du chant et de la comédie grâce à une interprétation truculente digne de son Grand Moufti du Bourgeois, et de soupirer vainement auprès du soprano perlé et mutin d’Isabelle Druet. Et il faudrait ainsi citer tous les chanteurs dans un fastidieux catalogue d’éloges…

L’Isola disabitata

Cadmus & Hermione me laisse mitigé, comme devant une demi-réussite. La difficulté de cet opéra est dans son attrait : du spectacle partout, tout le temps, sans cesse, s’il est vrai qu’on peut à peine parler d’intrigue. Les épreuves surmontées par le valeureux Cadmus pour arracher la belle Hermione à la convoitise du géant Draco peinent à fournir une architecture dramatique. L’élément tragique est ici dilué dans une sorte de romanesque héroïque et galant, à mi-chemin de l’épopée et du conte merveilleux, où le péril qui guette les protagonistes prend à peine corps qu’il est aussitôt conjuré par une divinité amie (l’Amour, Pallas). Pour autant, on admire comment Quinault a cousu avec autant d’élégance et de fluidité, et non sans humour, des moments aussi disparates qui forment miraculeusement un spectacle. Ici tout est machines, prodiges, théophanies adverses ou favorables, dragons et soleils, Africains dansants et panthéon aimable : les éléments du merveilleux de l’épopée sont recyclés en fête théâtrale permanente dans laquelle la musique de Lully affirme une perfection fonctionnelle rarement égalée, sans renoncer à la puissance poétique qui lui appartient en propre, et avec quelle économie expressive. Le sacrifice au temple de Mars est très étonnant, la variété des théophanies enchante, et plus que le célèbre lamento de Cadmus (« Belle Hermione, hélas »), c’est le duo des adieux (II, 4), magistral, qui s’impose comme un sommet d’émotion dans la retenue la plus élégante : voilà bien la quintessence de l’esprit classique au sein d’un foisonnement qu’on dira baroque, et dont participe le contrepoint comique d’Arbas, chaînon notable entre le valet fanfaron de la comédie antique et le Papageno de Schikaneder.
Ce foisonnement constitutif de l’œuvre appelle la magnificence sur scène, et impose de soigner autant (sinon plus) l’aspect scénographique et plastique de la dramaturgie que le drame qui reste un prétexte fuyant : tout changera déjà avec Alceste l’année suivante, pour ne rien dire d’Atys ou plus tard d’Armide, qui glissent plus rigoureusement vers le pathétique de la tragédie. Pour le dire autrement, mettre en scène Cadmus & Hermione, c’est d’abord régler la poésie de la fête et du faste, soit un spectacle qui en mette plein la vue. Et c’est là où, dans cette production, le bât blesse. Certes on se réjouit de voir, sur ce théâtre métamorphique, les dieux descendre et s’envoler dans leur machine, un serpent monstrueux et des guerriers surgis des dents du dragon, des rochers glisser comme en songe pareils à des nuées. La cérémonie assumée des mouvements d’Hermione est un ravissement : sa sortie à la fin du second acte, lente, presque liturgique, est aussi sublime que les adieux de la scène précédente. Cette plastique constitutive de l’esprit autant que de la dramaturgie de cette musique est alors merveilleusement rendue, mystérieuse et pourtant évidente, et immédiatement touchante.
Et cependant, quelle esthétique nous sert-on là ? Que les artisans du spectacle ambitionnent de renouer avec la scénographie et les costumes de l’époque dans une œuvre si déterminée par son contexte historique, on applaudit à leur dessein. Mais que sous couvert d’une démarche historique, on aligne des chœurs habillés comme à un bal masqué de la Compagnie Créole, des dieux qui semblent sortis du Casino de Paris dans les années 50 ou (c’est du pareil au même) des Indes galantes de Maurice Lehmann au Palais Garnier dans les mêmes années, un Amour en velours marron avec de gros cœurs dorés sur sa robe et deux plumes de faisan sur la tête ? Que dire de ces prêtres de Mars sortis d’une japonaiserie, ou surtout de ces statues animées par l’Amour, cantonnées à des poses ridicules qui évoquent davantage la bande à Bilitis passée à la bombe dorée ou je ne sais quel néo-classicisme des années 1920 ? On aurait voulu faire du bariolage kitsch, avec du vintage et du flashy, qu’on ne s’y serait pas pris autrement.
Entendons-nous bien : je ne mets pas en cause la polychromie du spectacle. Je ne soupire pas après le noir et argent de l’Atys de Villégier, je ne suis pas d’humeur janséniste, et les couleurs les plus éclatantes et les plus variées sont en effet requises pour Cadmus. Mais pour autant je perçois surtout une absence d’esthétique cohérente avec l’esprit revendiqué. Fallait-il tomber dans cet effet malencontreux de mascarade kitsch où on jouerait à un Versailles rigolo et foutraque ? Même chose pour les décors, d’ailleurs. Vive le trompe-l’œil, mais que ces rochers sont grossièrement dessinés si on les compare aux dessins des décors de Berain ! Peut-on raisonnablement prétendre à ressusciter l’esprit de ces formes et de ces manières sans faire révérence à la rigueur et à la splendeur des dessins de décors et de costumes qui nous ont été conservés ? Il suffit d’avoir feuilleté des ouvrages qui révèlent la beauté de cette iconographie (il en existe d’excellents) pour mesurer la distance entre leur grand style et ces choses approximatives et grosses installées sur la scène de la salle Favart.
Pourtant, le costume d’Hermione semble conforme aux costumes de Berain, avec plumes de tête : il est un des rares à évoquer l’esthétique Grand Siècle, mais pour le reste, on a manifestement bricolé, et pas forcément avec goût. Mars descend des cintres dans un machin rouge immonde, et dans un costume bon pour un manga, tandis que trois colonnes mouchetées semblent importées de Versailles mais se trouvent acoquinées sans vergogne avec un décor qui évoque irrésistiblement ces fresques de restaurant italien où s’étale un golfe trop bleu. L’acte V atteint ainsi des sommets de n’importe quoi plastique, au risque de la niaiserie, et au mépris de cette Harmonie dont on célèbre les noces (puisque tel est après tout le sujet chez Ovide).
Pourquoi ce kitsch inattendu ? Ce n’est pas parce que certains costumes semblent réalisés avec des chutes de feutrine qu’on doit suspecter, il me semble, des moyens financiers limités. Qui d’ailleurs pourrait se payer le luxe révolu des costumes d’Atys, dessinés par Cauchetier dans le plus grand goût et réalisés paraît-il en soie naturelle ? Sans doute pas l’Opéra-Comique, qui n’a même pas imprimé assez de programmes : il n’en reste plus à la 3e représentation (!!). Peut-être dans ce programme l’équipe artistique justifie-t-elle ses choix. Faute de disposer de telles lumières, je me hasarde à supposer que les concepteurs du spectacle n’auront pas voulu paraître trop prisonniers d’une esthétique du fac-similé, et qu’en effet ces clins d’œil au dessin animé japonais ou à un kitsch années 50 sont assumés. Pourquoi pas en effet jouer la carte de la farcissure et du bariolage au second degré ? Mais le problème, c’est que de tels choix sont en contradiction flagrante avec les partis pris de restitution (prononciation, gestuelle, etc.). On nous fait miroiter un Grand Siècle en gloire, et on se retrouve plus d’une fois devant un spectacle préparé pour la fête annuelle d’un collège. Je force le trait, bien sûr, mais l’impression que donnent telle et telle scène est bien celle-là, hélas. Les danses semblent assez inoffensives, mais la partition en est peut-être responsable. Dans Atys néanmoins, elle formaient des moments mémorables du spectacle, et fascinaient même hors de la séquence du sommeil, alors qu’ici elles ne laissent aucune trace dans la mémoire. Bref, ce Cadmus est peut-être entre Tyr et Thèbes, mais il a surtout le cul entre deux (ou trois) chaises.
Musicalement, la jouissance est chichement dispensée. L’orchestre séduit au début, ample, nerveux, et la direction de Vincent Dumestre semble délivrée de la raideur dont pâtissait Le Bourgeois gentilhomme. Mais passé le prologue, la monotonie n’est pas absente dans le récitatif, tandis que les passages élégiaques souffrent d’une certaine sécheresse, avec une substance instrumentale trop ténue, m’a-t-il semblé. Il n’est pas sûr que le chef pense suffisamment au théâtre, ou pense assez large.
Mais la défaillance vient d’abord des chanteurs, s’il est vrai que dans cette distribution nombreuse et juvénile, bien peu semblent à leur place. Il s’agissait, souligne Dumestre, de « découvrir l’exact équilibre entre geste vocal et geste dramatique ». Mais on aura surtout été sensible aux pièges de l’inconsistance. André Morsch est pourtant splendide, clair d’élocution, plein de timbre, avec de l’élégance et du relief, mais il semble avare d’émotion dans son lamento (V, 1). Et à propos de sa belle Hermione… hélas ! En d’autres circonstances, Claire Lefilliâtre peut charmer dans un air de cour, mais ici elle est désespérante : monochrome comme il n’est pas permis, la voix semble tassée dans une petite boîte, courte, sans épanouissement, sans poésie, mais aussi sans éloquence, réduite à une joliesse vague, ornée mais sourde. Malgré l’élégance de l’actrice, elle est impuissante à incarner les mots et le caractère. Françoise Masset, où êtes-vous ?
Arnaud Marzorati est excellent dans le rôle comique d’Arbas, mais que cette Nourrice censée incarner un contrepoint franchement comique, dans l’esprit vénitien, est fade et insignifiante, bon Dieu ! Isabelle Druet s’impose en revanche en Charite et Mélisse par sa fraîcheur, son élocution et sa présence. La partie du Grand Sacrificateur échoit à une voix sans majesté ni assise : raté, comme pour Jupiter. Mars ne vaut guère mieux. Pallas et Junon sont médiocres. Quant à l’Amour, il ne laisse aucun souvenir, mais c’est peut-être mieux ainsi, comme dirait la princesse de Clèves. »

Res Musica – Un songe, un rêve, une féerie …

Cadmus et Hermione était une promesse que le Poème Harmonique nous avait faite, celle de nous émerveiller, de nous étonner, de nous bouleverser. Ce soir la troupe de Vincent Dumestre a comblé nos espérances. L’Opéra-Comique est devenu en cette soirée du 21 janvier un doux séjour, nous permettant de goûter tous les plaisirs de la première tragédie lyrique française.
… Dès le début, on est saisi par cette musique faite pour les plaisirs. Vincent Dumestre fait palpiter le cœur de son orchestre à l’unisson des passions qu’exprime cette tragédie (tragi-comédie). Les nuances des cordes sont subtiles, délicates et pourtant aussi fulgurantes que les mouvements de la gestuelle baroque ou des éclats de la lumière des bougies sur les décors et les solistes. Le rideau s’ouvre et nous vibrons dès lors aux côtés d’Hermione et Cadmus, mais également d’Arbas et Charite ou de la Nourrice. Nous vivons pleinement ces peines, ces désirs, ces joies et ces danses qui se jouent sur scène. Les récitatifs chantants sont d’une fluidité qui nous permet, d’airs en ritournelles, de menuets en chaconnes (celle des Africains est un bijou, une véritable ode à l’Amour), accompagnés par la chorégraphie inventive de Gudrun Skamletz, de nous sentir conquis par cette histoire.
Les décors qui jouent sur les perspectives, les costumes, les lumières, la scénographie sont d’une beauté somptueuse. La mise en scène éblouissante de Benjamin Lazar offre aux solistes le plus bel écrin qui soit.
André Morsch (une découverte à suivre absolument) et Claire Lefilliâtre forment un duo bouleversant, leurs voix et leurs gestes s’unissent en un parfait équilibre, où la suavité de la diction et du chant baroque donne à ce couple une absolue harmonie. Arnaud Marzorati lui s’empare du personnage d’Arbas (mais également dans le prologue du personnage de Pan), le fidèle serviteur avec une gourmandise vocale et scénique nous aura bien souvent entraîné sur les voies du rire à la Molière. Isabelle Druet, toute aussi gourmande est une Charite sensuelle et une Mélisse coquine, qui sait user de toutes les subtilités de son art vocal et de la rhétorique baroque. Mais une fois de plus, un article ne suffirait pas à citer tous les artistes, et pourtant tous le méritent, car c’est bien une troupe qui s’est présentée devant nous, prenant plaisir à nous donner du plaisir. Comme nous aurions aimé danser et chanter à leurs côtés. Ils ont su nous peindre ou nous dépeindre en utilisant tous les « artifices » de l’art baroque l’intensité et la diversité des passions de l’âme. Et lorsque le rideau se referme on ne peut s’empêcher de penser à la voix de Puck « Songez cher spectateur que tout ceci n’aura été qu’un songe… ». Alors souhaitons que longtemps encore, Vincent Dumestre et Benjamin Lazar rêvent et rêvent encore car de leurs songes surgissent des contes merveilleux, nous emportant bien loin, bien au-delà des horizons. »

ConcertoNet – Louis XIV avait bon goût !

« Cadmus et Hermione (1673) constitue tout simplement le moment fondateur de l’opéra en France puisque cette première collaboration entre Jean-Baptiste Lully et Philippe Quinault devait convaincre Louis XIV d’accorder au musicien le titre de compositeur officiel de la Cour. Le Roi Soleil avait bon goût et, à trois siècles de distance, on peut tenter – modestement – d’en juger tant cette production cherche surtout à se faire passer pour une exhumation. Ce remarquable travail s’appuie bien sûr sur une formation baroque de grande qualité, le Poème Harmonique de Vincent Dumestre, ainsi qu’une distribution de voix idoines, ne comptant pas de grands noms mais ayant assurément réalisé des répétitions approfondies, qui portent leurs fruits. Deux éléments plus rares sont convoqués ici, pour coller encore plus à l’époque : premièrement la prononciation en vieux français, consistant notamment à prononcer les consonnes muettes finales des mots (« Amour, vois ce que tu nous fais/sse »…). Deuxièmement, une mise en scène reprenant tous les attributs de l’époque : costumes fastueux, déguisements carnavalesques, gestuelle millimétrée, acrobates, décors peints, et éclairage à la bougie ; rien ne manque ! Après Le Bourgeois gentilhomme (lire ici) et Il Sant’Alessio (lire ici), Benjamin Lazar signe ici sa troisième mise en scène avec toujours la même qualité de réalisation. Ceci dit, avec un tel type de travail on subodore que la querelle de l’authenticité va se déplacer du domaine des instruments et des voix, où elle l’a emporté à plate couture, vers celui de la prononciation, des décors et des costumes, de la gestuelle… De belles joutes artistiques et philosophiques en perspective ! Quoi qu’il en soit, prenons notre plaisir à ce magnifique spectacle, il sera rare (pourquoi seulement cinq représentations ?), même si une captation de France 2 nous laisse espérer un prochain DVD. »

Le Monde

« C’est un Lully très Grand Siècle qui a triomphé hier soir à l’Opéra-Comique avec la première de Cadmus et Hermione mise en scène par Benjamin Lazar sous la direction musicale de Vincent Dumestre. D’accord, le jeune larron du théâtre baroque a déjà quelques beaux succès à son actif. Le fameux Bourgeois gentilhomme à la bougie, de 2004 – déjà avec Vincent Dumestre -, et tout récemment l’opéra sacré aux neuf contre-ténors, Il Sant’Alessio de Landi.
Cette fois, il s’agit de la première des tragédies lyriques de Lully, Cadmus et Hermione, dont le succès à sa création devant Louis XIV, le 27 avril 1673, fut tel qu’il valut au Florentin, dès le lendemain matin, l’installation, jusqu’alors refusée, de son Académie royale chez Molière, qui venait de mourir. Bien sûr, le spectateur d’aujourd’hui ignore beaucoup des références en cours au XVIIe siècle. Il peut s’étonner du recours à une prononciation restituée de la tragédie classique, qui n’élude aucune consonne finale (du genre « commannte allesse vousse ? »), nasalise les « en » et les « an », genre accent de la Cannebière, et transforme les « rois » en « roués » !
De même pour une gestuelle codifiée qui tourne les mains vers le haut pour évoquer le ciel, les abaisse vers le bas pour la terre et ses passions, les pose sur la poitrine pour désigner le coeur. Idem pour le jeu frontal et l’éclairage à la bougie qui rapproche certes le chanteur du spectateur mais l’auréole d’une puissance sacrée – ce que sont ces divinités antiques et héros surhumains, allégories laudatrices d’un pouvoir royal absolu. Si la structure en cinq actes est tout droit héritée de la tragédie antique, le Prologue, lui, s’apparente au ballet, ce tabloïd de la cour.
Ainsi Cadmus et Hermione met en scène Apollon terrassant le serpent Python, allégorie d’un Louis XIV, qui, en 1673, vient de déclarer la guerre à la Hollande et au prince d’Orange. Quant au synopsis de Cadmus et Hermione, qui combine effets dramatiques spectaculaires et intrigues amoureuses, il relate l’histoire du prince de Tyr, frère d’Europe et fondateur de Thèbes, héros sorti des Métamorphoses d’Ovide par la plume de Philippe Quinault, qui devra terrasser le dragon pour délivrer celle qu’il aime (on trouvera des réminiscences jusque dans La Flûte enchantée, de Mozart).
Puiser à la source de l’opéra français, tel est donc le travail effectué conjointement par Benjamin Lazar et Vincent Dumestre à la tête d’une distribution homogène, dont se détachent le beau soprano de Claire Lefilliâtre (Hermione), le charme impertinent d’Isabelle Druet (Charite) et la délicieuse Camille Poul (Amour). Côté messieurs, André Morsch est un bien séduisant Cadmus, que double, sur le mode comique, l’Arbas d’Arnaud Marzorati en verve, non moins que le haute-contre Jean-François Lombard en Nourrice.
A cette débauche de personnages en musique, où excellent également les musiciens, choeur et orchestre du Poème Harmonique, répond une étonnante débauche visuelle. Les lumières hautement picturales de Christophe Naillet, les dizaines de costumes d’époque magnifiquement revisités par Alain Blanchot, les décors peints (toile de fond et plans de décors) selon le mode baroque, nuages joufflus et bosquets ombreux, rochers menaçants et marais profonds selon la scénographie d’Adeline Caron, avec apparitions de monstres et divinités tournoyant dans les airs. Mais aussi les nombreux intermèdes de ballets, chorégraphiés par Gudrun Skamletz, dont chaque acte se doit de promouvoir le divertissement. Au final, un art total, raffiné à l’extrême et terriblement vivant, ressuscité avec brio par le maître de cérémonie, Benjamin Lazar.
S’il faut faire des réserves, allez. Quelques légers décalages entre scène et fosse, des surtitres parfois mal synchronisés, et un manque de précision dans les ensembles de ballets – broutilles, vétilles et peccadilles. »

Anaclase

« Il n’était pas plus question pour Cadmus & Hermione que pour Le Bourgeois Gentilhomme, monté voici quelques années par la même équipe, de prétendre à une reconstitution historique à la fidélité illusoire.
La bourse de Paris a accusé une chute de 6,83 % ce jour-là et nous nous découvrons chaque jour de nouveaux amis virtuels sur Facebook. Une chose est sûre : nous ne vivons pas au XVIIe siècle. Et nous n’écoutons ni ne regardons le monde comme on le faisait sous le règne de Louis XIV. Vincent Dumestre a compris cela il y a longtemps déjà et opte plus juste-ment dans son travail pour une interprétation fidèle et ultra-documentée de l’ouvrage de Lully et Quinault. Dumestre travaille à la manière d’un restaurateur d’art qui, par petites touches, révélerait la splendeur d’un tableau, suggérerait, donnerait du sens en évitant toute surinterprétation et sans recourir en faussaire à la copie.
L’argument de Cadmus & Hermione pourrait se résumer ainsi : Cadmus, prince égyptien parti en Grèce à la recherche de sa sœur Europe, tombe raide dingue amoureux de la belle Hermione, celle-ci n’étant pas, malgré quelques coquettes résistances, indifférente aux charmes du valeureux du prince. Tout serait donc fort simple si Hermione, Fille de Mars et de Vénus – excusez du pedigree – n’était dotée d’une famille aussi divine qu’envahis-sante, celle-ci entendant bien éprouver l’amour de Cadmus avant de laisser les deux fidèles amants vivre leur romance en paix. En cinq actes, Cadmus affronte un dragon, se voit confronté à une armée de soldats sortis de terre et doit essuyer les foudres de la peu commode Junon avant que l’amour ne triomphe. Pour ce livret, Quinault s’est inspiré des Métamorphoses d’Ovide. Lully, quant à lui, est inspiré tout court.
Et c’est cette musique toute de délicatesse, d’élégance et de justesse, que sert ici un Poème Harmonique qui n’a jamais aussi bien porté son nom. En dix petites années et bien plus de projets ambitieux, Vincent Dumestre a su donner à son orchestre une pâte et une unité musicale incomparables. L’équilibre des masses sonores, la subtilité des nuances et la beauté du timbre, en un mot l’intelligence du propos, tout y est, qualité des musiciens et rigueur de la direction comprises. Aux merveilles de la fosse d’orchestre répondent tout naturellement celles de la scène. Tout naturellement car ce Cadmus & Hermione est le fruit d’une collaboration longue et fructueuse entre le Poème Harmonique, ses musiciens, chanteurs et danseurs d’une part et le metteur en scène Benjamin Lazar d’autre part. La gestuelle et les récitatifs, qui doivent beaucoup à l’enseignement d’Eugène Green, grand maître de la déclamation baroque, ne sont jamais trop appuyés, jamais ampoulés, toujours à propos. Quelques images resteront ainsi longtemps gravées sur nos rétines. Que d’élégance dans ce combat de Cadmus contre le dragon. Quelle subtilité dans cette main que le premier des princes ramène sur son cœur à ces mots déclamés « Le dieu que vostre cœur consulte davantage est peut-être l’Amour ».
Tout naturellement encore, on retrouve Claire Lefilliâtre, compagne de route de longue date du Poème Harmonique, qui campe une Hermione majestueuse quand André Morsch, Cadmus inspiré, est évident dans le rôle. Difficile de parler de rôles secondaires dans cette tragédie lyrique où chacun est très sollicité. De cette distribution homogène, on retiendra pourtant Eugénie Warnier en Pallas bienveillante, Arnaud Marzorati en hilarant Arbas ou Élodie Fonnard, Hymen piquant et plein de fraîcheur. L’équilibre de cette distribution, dans laquelle aucun rôle ne semble avoir été négligé, autorise quelques duos et trios d’anthologie, tandis que les chœurs, sublimes, ponctuent avec grâce l’ouvrage.
Mais on ne saurait parler de cette production sans souligner la somptuosité des costumes où, là encore, le travail historique s’accommode à merveille d’une créativité maîtrisée. Le Ballet des Africains au premier acte, où le frou-frou des jupes frangées de raphia coloré apporte astucieusement un relief sonore à la danse, symboliserait à lui seul ce beau travail. Notons encore les costumes noirs et argent des soldats sortis de terre qui ajoutent au caractère fantastique de la scène, façon retour des morts vivants. On y verrait presque, mauvais goût en moins, un clin d’œil à un clip de Michael Jackson téléporté à la cour de Louis XIV.
On sortira de ce Cadmus & Hermione l’œil pétillant, les oreilles encore longtemps charmées des sonorités sublimes de l’orchestre et avec la conviction profonde que, en faisant du baroque qui ne se contente pas d’une reconstitution de pacotille mais qui s’appuie sur un vrai travail d’historien, Benjamin Lazar et Vincent Dumestre ont réussi le tour de force de nous offrir le spectacle le plus intelligent et le plus moderne que nous n’ayons vu depuis longtemps. En marge des représentations, il faut signaler le remarquable travail éditorial réalisé sur le programme par le Centre de Musique Baroque de Versailles et l’Opéra comique. Très documenté, illustré d’une riche iconographie et d’exemples musicaux, ce volume constitue une véritable analyse de l’ouvrage de Lully et Quinault, venant très pertinemment prolonger la soirée. »

Les Échos

« Le premier plaisir, c’est d’entendre un opéra baroque dans un théâtre de taille humaine qui lui convient idéalement. Le second, c’est l’enthousiasme du public, toujours friand de ce répertoire, acclamant une production qui ne prétend pas être autre chose que ce qu’elle est et qui le change des relectures incongrues. Saluons donc l’entrée salle Favart de « Cadmus et Hermione » (1673), première tragédie lyrique de Lully sur un livret de Philippe Quinault d’après Ovide. Une intrigue mince comme un fil mais qui, une fois rendu l’hommage à l’astre solaire (allégorie, bien sûr, de Louis XIV), se mêle de conjuguer amour, féerie, fantastique ; on n’est pas encore dans l’épure dramatique : comique et tragique alternent sans vergogne, dieux et serviteurs se partagent la vedette et les danses viennent à propos rappeler que l’ère de la comédie-ballet n’est pas si lointaine.
Si la salle favorise la connivence entre artistes et spectateurs, l’exiguïté du plateau donne l’impression que le spectacle ne dispose pas de l’espace nécessaire pour respirer à sa guise. La scénographie d’Adeline Caron, perspective de toiles peintes, en souffre. Il ne s’agit pas là d’une reconstitution. Benjamin Lazar et ses complices n’imposent pas leur vérité ; en s’appuyant sur des sources d’époque, ils établissent un ensemble de propositions susceptibles de redonner vie à un répertoire et à la manière de l’interpréter.
Avec des résultats fluctuants, pas très convaincants pour la chorégraphie de Gudrun Skamletz, amusants pour les costumes d’Alain Blanchot, convaincants pour la prononciation du français « à l’ancienne », accent et finales sifflantes inclus, et plus encore pour la gestique enseignée par Lazar avec une précision qui n’entrave jamais le jeu des comédiens – des codes qui, quoi qu’en pensent certains, sont parfaitement décryptables aujourd’hui. Eclairé par la douce lumière des chandelles, l’ensemble a bien du charme, et l’on peut se laisser porter par la magie de la machinerie théâtrale : des serpents géants et des dragons sortent du sol, des dieux descendent des cintres, des personnages s’envolent… C’est le règne de l’illusion ; personne n’est dupe, mais y succomber est un bonheur.
Si la partie musicale pose quelques problèmes, c’est parce que les voix sont courtes et sans forte personnalité ; mais la somme des parties vaut nettement plus que chaque individualité, et l’équipe fonctionne à merveille, dominée par le Cadmus à l’émission franche, au timbre clair et chaleureux, au chant stylé d’André Morsch. Le poème harmonique possède désormais un son qui a du corps, dru, coloré et fruité. Equilibrée et allant de soi, la direction de Vincent Dumestre trouve les tempos justes, allants ; chaque danse donne des fourmis dans les jambes, et le reste du temps le chef ne laisse jamais retomber ce réjouissant tonus. Préparée à Royaumont, montée avec le concours du Centre de musique baroque de Versailles, cette résurrection a d’emblée conquis son auditoire. »

Concertclassic

« Stop. Ce qui restait possible dans le théâtre du Bourgeois Gentilhomme devient improbable dans la Tragédie Lyrique, même dans Cadmus et Hermione qui n’est pourtant qu’une demi-œuvre, un prototype en fait. La faute à la langue. Essayez de penser Atys, ou Roland prononcés avec cet improbable accent pseudo-languedocien, et vous ne manquerez pas de rire. C’est d’ailleurs le risque que courait pour sa renaissance tant annoncée tout le premier essai d’opéra français de Lully, dont les parties dramatiques assez splendides se trouvaient contaminées par le personnage d’Arbas et ses scènes bouffonnes héritées d’une tradition toute italienne. Que le compagnon de Cadmus parle cette langue, passe encore, mais en l’imposant aux personnages tragiques l’effet comique s’y propage immanquablement. Et comme ces assonances en oi et en ouè sont fatigantes, disgracieuses.
Il est vrai que la pauvre poésie de Quinault – il fera bien mieux par la suite – n’offre aucune défense devant ce traitement exotique dont le soulignement des rimes obéit à des règles toujours irrégulières. On y perd son latin. Ces bizarreries qu’on justifie autant par la science que par l’intuition –l’une et l’autre ont bon dos – risquent bien de nous pourrir la seconde renaissance d’un genre fragile.Heureusement si l’équipe de Benjamin Lazar se fourvoie dans ces hypothèses, ni Christophe Rousset, ni William Christie n’ont encore emboîté ce pas dangereux.
La scène offrait des compensations, avec ses beaux costumes, ses éclairages subtils, mais le jeu compassé de tous lassait rapidement. Si l’on se souvient d’Atys, on reverra le vrai théâtre moderne que derrière les apprêts philologiques Villégier conservait – Quinault alors nous parlait comme nous parle Racine Aujourd’hui à vouloir gratter sa lettre on n’entend plus sa voix.. Ici tout se délite dans le pourquoi et le comment. Glissement dangereux. Plateau vocal incertain, sinon pour le Cadmus d’André Morsch, baryton sombre et mordant, mais dont on voudrait entendre le français naturel, et pas ce sabir ; seule bonne surprise, en fosse, une fois passés les embarras du Prologue un Vincent Dumestre poète, laissant chanter l’orchestre lullyste – les chaconnes, splendides de vraie musique – sans en solliciter les effets. Grâce à lui, cette bataille n’a pas été tout à fait perdue. »

Concertclassic – Non aux Ayatollahs en tout genre !

« STOP ! s’écrie joliment Jean-Charles Hoffelé en tête de sa critique de Cadmus et Hermione de Lully présenté par l’Opéra Comique. C’est simplement l’expression du bon sens que le snobisme du public de l’opéra et le fondamentalisme baroque de certains musicologues qui ont fait du retour au passé qu’ils estiment le plus authentique une vraie quête de l’absolu, veulent superbement ignorer. De quoi s’agit-il ? Benjamin Lazar s’était déjà signalé en reconstituant l’intégrale du Bourgeois gentilhomme né de la collaboration de Molière et de Lully. Sa démarche avait impressionné de façon d’autant plus positive que c’était la première fois dans l’époque moderne que l’on tentait de recréer le divertissement conçu pour le Roi Soleil. L’opportune résurrection de la partition de Lully avait rejeté au second plan l’éclairage du spectacle à la bougie ainsi que le parlé ancien imposé aux acteurs : cela pouvait passer pour un tic, voire pour une coquetterie adolescente.
L’éclairage à la bougie, ou plutôt aux bougies, car il en faut quelques centaines pour retrouver le clair-obscur des tableaux de Georges La Tour, transforme l’opéra en Leçon de Ténèbres ! L’électricité, cette fée bienfaisante, ne permettrait-elle pas des éclairages tamisés qui font merveille sur les pastels des costumes choisis pour Cadmus et Hermione ? Je me trompe, peut-être, mais je ne mettrais pas ma main au feu qu’il n’y avait aucun projecteur dans les coulisses de la salle Favart : ce serait du reste très bien. Car les sectaires de la bougie recrutés par Eugène Green me rappellent fâcheusement ces partisans du retour à la nature, qui par opposition au mode de vie américain, s’opposent à tout recours aux antibiotiques, condamnant par là même leurs enfants à une mort certaine.
Le pire, c’est que cette pseudo-prononciation à l’ancienne – quel enregistrement prouve, en effet, que cela correspond à la vérité de l’histoire, – éloigne de nous un art qu’on prétend nous restituer. Depuis, dans la même salle Favart, Le Carnaval et la Folie de Destouches a subi le même traitement patoisant et rustique par l’Académie d’Ambronay. On a donc bien affaire à une mode. Molière dont la langue drue est d’une incroyable modernité, pourra-t-il survivre sur la scène des théâtres si on le ridiculise ainsi aux oreilles du plus grand nombre des auditeurs qui ont pourtant le besoin le plus urgent d’accéder à sa pensée universelle ? Tout jeune académicien qu’il soit, notre ami Philippe Beaussant qui a tant fait pour la résurrection de l’œuvre de Lully, a tort assurément de défendre semblable billevesée, pour ne pas dire ineptie. Il a, bien sûr, le droit de prendre un plaisir raffiné à entendre notre langue sonner de la sorte. Mais notre culture classique doit-elle être réservée à quelques happy few ? Je n’en crois rien.
Ce que je reproche à l’équipe de Benjamin Lazar, mais certes pas à Vincent Dumestre et à son Poème Harmonique, c’est de ne pas avoir pris la mesure exacte de la révolution qu’a représenté la recréation d’Atys, le chef-d’œuvre né de la collaboration de Lully et Quinault (Cadmus n’est qu’un premier essai plutôt raté, mais c’est une autre histoire…). Sans l’admirable travail de Jean-Marie Villégier qui s’est posé de vraies questions d’homme de théâtre – à savoir comment toucher la sensibilité de nos contemporains ? – jamais le mouvement baroque n’aurait réussi à s’imposer de façon aussi définitive. Et je ne suis même pas sûr qu’on en parlerait encore aujourd’hui… Car si la mise en scène signifie bien direction d’acteurs, Benjamin Lazar se contente ici d’imposer aux chanteurs une gestique stéréotypée sortie tout droit de grimoires poussiéreux, plus ridicule qu’expressive.
Je n’aurai pas la cruauté de remarquer que pour des artisans aussi à cheval sur l’authenticité et la vérité historique, ils se sont montrés beaucoup moins vétilleux sur l’intégralité de la partition… Il est vrai que ce n’est pas du meilleur Lully. Alors fallait-il faire choix de cet ouvrage ? Restons en à son traitement qui représente une régression redoutable par rapport au travail réalisé sur Atys par Christie et Villégier. Les plus anciens d’entre nous ont connu les productions à l’ancienne d’opéra français financées dans un souci absolu d’authenticité pour feu le Festival de Versailles par Mme Lalandi, une charmante vieille Anglaise première mécène de John Eliot Gardiner et de son orchestre baroque ! »

La Libre – Dragon et géant

« Un dragon occis par un séduisant Prince, une belle qui refuse l’amour d’un géant : « La flûte enchantée » ? « L’Or du Rhin » ? Non, « Cadmus et Hermione », tragédie lyrique de Lully créée à Paris en 1673 – 80 ans plus tôt que le second « Castor » – et considérée à ce titre comme le premier grand opéra français. La production qu’en propose l’Opéra Comique à Paris est aux antipodes du « Castor » d’Amsterdam puisqu’elle joue la carte de la fidélité historique : décors de toiles peintes en plans successifs (coproduits par le Centre de Musique Baroque de Versailles), éclairage à la bougie, chorégraphies baroques, costumes somptueux foisonnant de couleurs, machineries aériennes, tout y est, jusques et y compris la prononciation (présumée) en vigueur à l’époque, évoquant une sorte d’accent méditerranéen (« le Roué » pour « le Roi ») avec, en outre, ces ultimes consonnes rendues sonores, « s » de pluriel, « r » d’infinitif ou « t » de troisième personne. Démarche muséale ? Peut-être, mais avec une réelle authenticité et une passion à ce point communicative qu’on s’ennuie beaucoup moins devant cette reconstitution que devant l’actualisation proposée à Amsterdam. C’est que les maîtres d’oeuvre de cette résurrection se sont formés aux exigences de cette théâtralité baroque française avec un autre spectacle lullyesque : un inoubliable « Bourgeois gentilhomme » qu’on avait notamment pu voir à Bruxelles. Les principes sont les mêmes, les interprètes aussi (orchestre, choeur et danseurs du Poème Harmonique) et, avec une belle brochette de jeunes solistes (Lefilliâtre, Marzorati, Morsch…), on arrive à un résultat magnifique susceptible d’émerveiller tout qui a gardé un peu de son âme d’enfant. »

Altamusica – Lully, vingt ans après – 21 janvier 2008

« D’après ceux qui l’ont entendue et vue – car l’un ne peut aller sans l’autre concernant la tragédie lyrique –, la production d’Atys de Lully présentée à l’Opéra-Comique par William Christie et Jean-Marie Villégier fut plus qu’une résurrection, un miracle, une révolution, dont le principal bénéficiaire se révéla… Rameau, dont les œuvres furent dès lors portées à la scène avec une exhaustivité qui relégua, malgré quelques tentatives sporadiques, l’opéra du Grand Siècle dans l’ombre des Lumières.
Depuis quelques années pourtant, l’Académie Baroque Européenne d’Ambronay a remis à l’honneur l’œuvre dramatique du surintendant de la musique du Roi, proposant la première exécution moderne de Cadmus et Hermione en 2001. C’est cette première tragédie en musique de Lully et Quinault, à la fois laboratoire et manifeste de l’opéra français naissant, que Vincent Dumestre et Benjamin Lazar ont choisie pour leurs débuts dans le genre sur la scène idoine de la salle Favart.
Même s’il leur a fallu conjurer le souvenir encore vif d’Atys, le fondateur du Poème Harmonique et le disciple d’Eugène Green ne pouvaient échouer dans leur entreprise de reconstitution historique, déjà mise en œuvre dans le Bourgeois Gentilhomme de Molière et Lully, tant leur maîtrise de la rhétorique semble évidente au regard de cette production.
Certes, le décor planté de nuages d’Adeline Caron est loin de ressusciter les fastueuses perspectives imaginées pour la création de l’ouvrage au Jeu de Paume de Bel-Air, ou sa reprise à Saint-Germain-en-Laye par Carlo Vigarini, ou encore la diversité des tableaux agencés par Jean Berain, son successeur à l’Académie royale de Musique. De même, le jeu des machines – vols et autres apparitions tour à tour monstrueuses ou divines – révèle, non sans ironie, une naïve modestie qui ne peut tout à fait rendre compte du merveilleux déployé par les grands maîtres du XVIIe siècle.
Mais l’équipe de Benjamin Lazar fait preuve d’un savoir-faire certain, qui ne pourra qu’être approfondi au fil des productions auxquelles le succès de ce premier essai semble devoir la promettre, car comme l’écrit le metteur en scène dans le copieux programme co-édité par le Centre de Musique Baroque de Versailles : « De même qu’un clavecin s’apprivoise avant de rendre les nuances qui semblaient dans un premier temps impossibles, l’éclairage à la bougie réclame un long travail et beaucoup d’ingéniosité pour parvenir à en exploiter toute la palette ».
Cette production ne se défend donc pas d’être aussi, d’abord un laboratoire. Ainsi, la distribution se distingue par un authentique travail de troupe assurément fondé sur une pédagogie tendant à gommer ce que la gestuelle baroque et la prononciation restituée du français, évident facteur d’intelligibilité, pourraient avoir d’artificiel aux yeux et aux oreilles contemporaines, et garantissant une unité stylistique sur laquelle la plupart des productions d’opéras baroques font malheureusement l’impasse.
Faut-il en voir une conséquence néfaste dans le fait qu’à l’exception du Cadmus d’André Morsch, qui réserve dans son monologue du cinquième acte Belle Hermione, hélas ! puis-je être heureux sans vous ? le seul véritable moment d’émotion de la soirée, et de l’Arbas brillamment fanfaron d’Arnaud Marzorati, aucune personnalité vocale ne se détache, les chanteurs peinant à investir l’espace de liberté que leur concèdent malgré tout un jeu, une déclamation et un chant extrêmement codifiés ?
Absolument abouti apparaît en revanche le travail de Vincent Dumestre, animant d’une respiration ample un Poème Harmonique dont les sonorités à la fois patinées et charpentées encadrent et pimentent les rebondissements un rien mécanique de cette fausse tragédie où personnages sérieux et burlesques se mêlent avec cette liberté héritée de l’opéra vénitien qui disparaîtra de la tragédie lyrique à partir de Thésée, que le Théâtre des Champs-Élysées présentera à partir du 20 février sous la direction d’Emmanuelle Haïm, et dans une mise en scène de Jean-Louis Martinoty, deuxième épisode d’un hiver décidément faste pour Lully et Quinault. »

Diapason – L’illusion tragique

« Cadmus & Hermione, la première tragédie lyrique du tandem Quinault-Lully, était en vérité bien peu tragique. En lui rendant sa langue et son théâtre, Benjamin Lazar et Vincent Dumestre ont réveillé sa magie naïve.
Salle Favart, on applaudissait à tout rompre le Cadmus & Hermione dirigé par Vincent Dumestre et mis en scène par Benjamin Lazar, dans la lignée du Bourgeois gentilhomme qui donnait en 2005 un nouveau souffle au travail « à l’ancienne » sur les arts de la scène en dialogue (danse, gestuelle, déclamation, chant, décors…). Fêtait-on pour autant la coterie archéologique dénoncée çà et là, au nom de grands principes, par de beaux esprits trop assurés pour venir juger sur pièces ? Le public faisait tout simplement un triomphe, sonore, souriant, sincère, à l’un des spectacles les plus réjouissants donnés depuis longtemps sur une scène lyrique. Un spectacle dont on sort sur un petit nuage, et dont — ce n’est pas si fréquent — on ne perd pas un mot.
C’est l’efficacité paradoxale qu’offre aujourd’hui la prononciation « restituée ». D’un côté, elle trouble l’audition avec ses « charmaanntes vouééésses », ses doubles « 1 » sonores, rrrrrrr grondants, pluriels sifflants ; et ce faisant… elle nous invite à prêter l’attention. Mieux, elle « donne prise » à l’oreille par sa projection lyrique, par le relief expressif de l’accentuation, par la main ou la posture qui élance le vers et capte son image. L’évidente inégalité de la distribution et les moyens limités des deux rôles-titres (Claire Lefilliâtre et André Morsch) passent dès lors presque inaperçus : on n’écoute pas les voix mais ce qu’elles disent. Et justement, quel texte ! Quelle économie, quelle vivacité dans les scènes comiques, quelle simplicité aux moments les plus touchants, quand, par exemple, Quinault fait pleurer si pudiquement le héros dont Junon vient d’enlever l’amante « Belle Hermione, hélas, puis-je être heureux sans vous »
L’oreille savoure aussi la pâte moelleuse et les phrasés larges du nouvel orchestre du Poème Harmonique, sacrément séduisant bien qu’assez éloigné de la discipline lullyste décrite par Muffat. L’oeil est captivé par la vibration orange des bougies sur la panoplie chatoyante des costumes et les panneaux peints (coproduits par le Centre de musique baroque de Versailles). Un tel sous-éclairage propice aux clairs-obscurs aurait sans doute semblé désuet au temps du Roi-Soleil, et l’article de Jérôme de La Gorce comme les dessins des décors originaux publiés dans le livret évoquent un tout autre luxe et une tout autre solennité que ces tableaux un peu naïfs, ces vols rudimentaires et ces changements à vue bien lents. Mais peu importe, ce travail a le courage et la force de convic­tion des pionniers, et l’essentiel est là : le plaisir complice de l’illusion. Car notre opéra français n’est pas né de la pure tragédie, cet Opus 1 de 1673 nous le rappelle. Au commencement étaient les géants, les dragons pyromanes, leurs dents semées dont naissent guerriers, Amour bienveillant, divinités chicaneuses et partout machines, apparitions, ballets, bref un abracadabrant et magistral prétexte à l’émerveillement. »

Classica – mars 2008 – Lully comme autrefois

« Premier enchantement de ce Cadmus retrouvé : le Poème harmonique qui connaît une remarquable évolution depuis le splendide Bourgeois. Densité des timbres, rythmes implacables et coulants, finesse et mordant la science qu’a Dumestre de l’orchestre italien et des violons français donne à son Lully d’admirables couleurs. Il sublime Claire Lefilliâtre dans les doux airs de Hermione chantés avec l’intensité qui fait les belles heures des disques Tessier, Moulinié etc. chez Alpha. Même éloge pour l’accompagnement du Cadmus, hélas trop pâle, d’André Morsch. Cette tragédie tient plus du ballet de cour amplifié que du drame accompli et on s’amuse lorsque Quinault lance quelques vers bien troussés au pouvoir des puissants (Arbas, acte I, scène II). Psychologie ténue, certes, mais action spectaculaire, et ce fut sur l’opulence des décors et costumes que Lully et Vigarani assirent leur succès. Cette production ne déçoit pas. Alain Blanchot prodigue un fastueux magasin de costumes, reconstitution d’époque doublée d’une outrance colorée. Les machines naïves rappellent ce que fut l’oeuvre un music-hall conçu pour provoquer les exclamatious. Le public applau­ d’ailleurs les tableaux, sans s’occuper des politesses habituelles au lyrique, preuve que Benjamin Lazar touche juste dans sa fidélité à la malice d’un opéra aux racines italiennes. En bouffonArbas,Arnaud Marzorati est exceptionnel de finesse et d’humour. A la différence du Sant’Alessio où la gestuelle baroque n’était pas assimilée par tous, le jeu coule ici avec cet étrange naturel qui transporte l’imaginaire, l’éclairage aux bougies offrant à chacun cette aura propre aux tableaux de Degas. Deux réserves : une trop frénétique archéologie théâtrale risque de rester en surface du sens. Et il manque à Cadmus l’once de distanciation nécessaire au spectateur de 2008. Quant à la chorégraphie d’Adeline Caron, elle est trop timorée. »

Opéra Magazine – mars 2008

« Première des quatorze tragédies lyriques de Lully, Cadmus et Hermione n’est pas une absolue nouveauté pour les aficionados du compositeur. On se rappelle, en effet, l’honorable travail accompli en 2001 sur ce même ouvrage par l’Académie baroque européenne d’Ambronay, sous l’égide de Christophe Rousset. Prototype d’un genre en devenir, Cadmus et Hermione est aussi, comme le chef Vincent Dumestre l’expliquait dans ces colonnes, un point d’aboutissement de plus d’un siècle d’évolution de spectacles mêlant théâtre, musique et danse. Après la démonstration magistrale de leur savoir-faire sur Le Bourgeois gentilhomme, Vincent Dumestre et Benjamin Lazar (tous deux disciples des théories d’Eugène Green) allaient-ils être en mesure d’accomplir le même prodige ? Par sa structure même et son unité esthétique, Cadmus impose une démarche autrement complexe que celle menée sur la comédie-ballet, le théâtre de Molière laissant ici la place à une trame dramaturgique beaucoup plus abstraite. Du coup, le rythme de l’intrigue et les revirements de situation s’avèrent moins évidents à transcrire scéniquement même si l’oeuvre, encore en proie à un subtil amalgame tragi-comique (les tragédies suivantes dédaigneront ce mélange des genres trop tape-à-l’oeil), autorise quelques aménagements bien sentis.
A l’arrivée, il faut bien reconnaître que le spectacle, en dépit de sa beauté immédiate et de son enivrante couleur « Grand Siècle », rechigne par moments à prendre son envol. On est bien sûr saisi par l’esthétisme averti, fluide et pointu de la reconstitution. Le changement à vue des superbes décors peints d’Adeline Caron, la lumière d’or poétique et vacillante de Christophe Naillet, l’extrême chatoiement des costumes d’Alain Blanchot, les charmes conjugués de la chorégraphie de Gudrun Skamletz et d’une gestuelle évocatrice invitent, c’est indéniable, aux plaisirs des sens. Sans occulter, malheureusement, de franches disparités vocales dans la distribution.
Si le Cadmus tout en noblesse et nuances d’André Morsch, en dépit d’une présence pour le moins statique, emporte l’adhésion (prenant monologue de l’acte V, « Belle Hermione, hélas ! puis-je estre heureux sans vous ? »), l’Hermione de Claire Lefilliâtre déçoit par son manque de chaleur. Souvent en deçà du potentiel expressif du personnage, son timbre de « dessus» (pour reprendre la terminologie de l’époque), joli mais monochrome, peine à traduire le galbe brûlant de l’émotion. Dommage, car l’actrice se montre d’une aisance absolument remarquable. Parmi les seconds rôles féminins, on s’arrêtera volontiers sur la piquante Charite d’Isabelle Druet et sur le délicieux Amour de Camille Poul. Côté masculin, l’Arbas fougueux d’Arnaud Marzorati et la Nourrice pleine de sous-entendus deJean-François Lombard comptent parmi les meilleurs défenseurs du travail inspiré de Benjamin Lazar. Ils se montrent aussi les plus à l’aise avec la prononciation du français « restitué ». Les autres emplois peuvent, en revanche, sembler un rien sous-distribués.
Maître d’oeuvre extrêmement attentif, Vincent Dumestre endigue avec beaucoup d’adresse quelques petits dérapages au sein des pupitres de son bien nommé Poème Harmonique. Rien de déshonorant, toutefois, quand on découvre au final de quel bois cette jeune formation est capable de se chauffer ! »

Bruxelles – Palais des Beaux Arts – 31 octobre 2001 – version de concert – Académie Baroque Européenne d’Ambronay – dir. Christophe Rousset – avec Boris Grappe, baryton , Ingrid Perruche, soprano, Vincent Billier, basse, Penni Clarke, soprano, Emmanuelle Fruchard, soprano, Ales Procházka, basse, Thomas van Essen, basse, Daphné Touchais, soprano, Thibaut Lenaerts, ténor, Jean Teitgen, basse, Elizabeth Calleo, soprano
« Beauté racée, dont la fière allure n’est pas sans rappeler Benoit Magimel (Le Roi danse), Boris Grappe possède une aura vocale et scénique irrésistible. Son Cadmus, insolent de projection et d’assurance, éclipse le reste du plateau, à commencer par l’Hermione, pourtant idéale de délicatesse et de pudeur d’Ingrid Perruche. La plupart des rôles sont défendus avec panache et cet engagement compense la verdeur de certaines voix. La distribution laisse parfois à désirer : Mars et Jupiter, desservis par un chant fruste et qui ânonnent leurs tirades, font piètre figure à côté des mortels, mais cette faiblesse est bien peu de choses et ne gâche pas longtemps notre plaisir. » (Forum Opéra)

 

Auditorium de Dijon – 9 octobre 2001 – Opéra d’Avignon – 12, 14 octobre 2001 – Toulouse – Capitole – 16 octobre 2001 – Grand Théâtre de Reims – 19 octobre 2001 – Opéra Théâtre de Besançon – 21 octobre 2001 – Opéra Royal de Versailles – 24 octobre 2001 – Opéra de Rennes – 27 octobre 2001 – Académie baroque européenne – dir. Christophe Rousset – mise en scène Ludovic Lagarde – chorégraphe Odile Duboc – avec Boris Grappe (Cadmus / Le Soleil), Ingrid Perruche (Hermione), Vincent Billier (Arbas), Jean Teitgen (Draco)

« Christophe Rousset nous révèle la partition sans transgression, sans artifice…Le Cadmus de Boris Grappe et l’Hermione d’Ingrid Perruche vont au bout des émotions qui troublent le coeur, piègent leur âme, bravant dragon, furies et dieux avec un vrai bonheur baroque. L’Arbas de Vincent Billier, le Draco de Jean Teigen, la Junon d’Emmanuelle Fruchard, la Pallas de Penni Clarke, l’Envie de Michael Paumgarten, tous sont à l’aise dans l’entendement du mot et le noble rythme du récitatif à la française. » (Diapason – décembre 2001)

intégrale audio – 2 CD Premiereopera

 

Théâtre de Villefranche-sur-Saône – Festival d’Ambronay 2001 – 5 et 7 octobre 2001 – Orchestre, danseurs et solistes de l’Académie baroque européenne – dir. Christophe Rousset – mise en scène Ludovic Lagarde – chorégraphie Odile Duboc – avec Boris Grappe (Cadmus, le Soleil), Ingrid Perruche (Hermione), Vincent Billier (Arbas), Jean Teitgen (Draco), Michael Paumgarten (L’Envie), Daphné Touchais (Charité), Thibaut Lenaerts (La Nourrice), Elizabeth Calleo (L’Amour) – Version publiée chez Ballard en 1714




Opéra International – décembre 2001

« La mise en scène, les décors et les costumes ont été les premières victimes du manque d’argent : direction d’acteurs inexistante, projections vidéo au contenu simpliste…Christophe Rousset est heureusement venu sauver l’entreprise du naufrage. Il a dirigé avec fermeté et allant un orchestre formé de musiciens encore inexpérimentés…Le plateau aura suscité peu d’enthousiasme…il convient de saluer l’Arbas de Vincent Billier basse au timbre agréable, à l’émission très juste…Les jolis aigus filés, les graves propres d’Ingrid Perruche ont également séduit…Boris Grappe a incarné un Cadmus très correct. »

Le Monde de la musique – décembre 2001

« Conduite avec brio et souplesse par Christophe Rousset, l’Académie qui regroupe une soixantaine de musiciens en a offert une lecture très convcaincue. Les deux rôles titres ont révélé de vraies natures artistiques…Sage et « wilsonienne », la mise ne scène de Ludovic Lagarde ne contrarie pas la lecture de l’oeuvre tandis que la création vidéo de Pierre Alféri pêche souvent par redondance »

Le Monde – 11 octobre 2001 – Les jeunes pousses de l’Académie d’Ambronay

« Nul doute que Boris Grappe (Cadmus), beau jeune homme à la voix déjà solide, Ingrid Perruche, sensible Hermione, et Vincent Billier, Arbas aux talents d’acteur évidents, feront parler d’eux dans les prochaines années »… »On aurait pu se passer des projections vidéographiques de Pierre Alféri, car la mise en scène, réglée par Ludovic Lagarde, privée de tout décor, se suffit à elle-même. En fait on doit la beauté visuelle du spectacle aux aux costumes de Jean-Jacques et Virginie Weill, variations de coupes en blanc intégral, et surtout au magnifique travail effectué par la chorégraphe Odile Duboc. »

ConcertoNet

« Une fois de plus, on doit féliciter et remercier Ambronay de nous donner du Lully, si génial et finalement si rare sur les scènes. L’effet « Atys » n’a pas débouché sur une réelle attention, de la part des grands théâtres, à ce répertoire. Dommage. Vraiment dommage, d’autant que la France dispose désormais, avec le Centre de musique baroque de Versailles et des personnalités comme Jean Duron et Edmond Lemaître, de structures scientifiques de très haut niveau, relatives à la musique de cette époque.
Christophe Rousset, en grand progrès pour ce qui est de la direction d’orchestre dans le répertoire français, emmène d’une main de maître l’orchestre créé pour l’occasion, remarquable, ce soir là, de son, de cohérence et de couleurs dans cette pièce en un prologue et cinq actes, créée le 27 avril 1673 au Jeu de Paume du Béquet (rue de Vaugirard). Le contenu de cette première tragédie lyrique, mêlant tragédie, comédie, danses, choeurs, divertissements, est varié et riche. Entouré par une excellente équipe, Yvon Repérant, Monique Zanetti, Enrico Gatti, et muni d’une très bonne réalisation, à première vue, (par l’excellent Iacovos Pappas), Christophe Rousset magnifie le spectacle par la musique, à défaut de la vision. Une fois de plus, l’aspect « scène » est incohérent, ou même grotesque et fâcheux si l’on va jusqu’à considérer la pseudo « création vidéo » dudit Pierre Alféri. De ce point de vue, la ligne suivie par l’Académie d’Ambronay est catastrophique : pourquoi imposer systématiquement depuis plusieurs années une « vidéo » dans un lieu qui n’en a aucun besoin. Cette concession à quelque chose qui se prétend de l’art contemporain détruit totalement l’aspect visuel des productions. Si l’on a pas d’argent pour construire un décor baroque digne de ce nom avec effets et machines, pourquoi ne pas rester dans une sobriété efficace ? C’est un comble que la musique doive à elle seule (et elle fait, malgré tout), supporter le drame, l’action profonde de la tragédie lyrique. On pourrait imaginer une imitation ou tout du moins une inspiration des principes poétiques anciens. Dans ce cadre, pas de catharsis, pas de sentiment à nu, pas de cruel qui soit cruel. Au contraire, la vidéo ridiculise complètement le spectacle ; et pourtant, quelle musique fait plus sentir la force naissante du drame. On lit bien dans la « Note d’intention du directeur artistique », Christophe Rousset : « Apparition de dieux, combats de géants, statues qui s’animent : Cadmus remplit sa fonction de grand spectacle où le merveilleux côtoie les grands thèmes tragiques ». Et autres merveilles des Métamorphoses d’Ovide. Peu de rapport avec ce que l’on voit, ou avec ce que l’on veut bien nous laisser imaginer.
Dommage que les « exercices communs sur le mouvement » (Note d’intention du metteur en scène) ne correspondent pas au mouvement de la partition. Dommage que « le sampling d’images assemblées, retouchées, re-rythmées » (Ibid.) ne corresponde à rien du tout. D’autant qu’au rayon « mouvement », on peut lire, cette fois dans la note d’intention de Pierre Alféri : « L’image fonctionne, à l’égard de la scène qu’elle accompagne, comme contrepoint atmosphérique ou dramatique, comme toile de fond. Par son rythme de défilement, elle peut suivre le tempo de la musique et soutenir la chorégraphie. » Faux. Ou alors, drôle de conception du contrepoint et du rythme, ou « tempo », de la musique de Lully. Et aussi, drôle d’ « athmosphère ». Puis « Le travail vise à dépasser la simple illustration. Il rend hommage à la puissance imaginaire du cinéma, qui domina le siècle, en proposant de pénétrer dans le détail rythmique et plastique de quelques plans. » (Ibid.) Drôle d’hommage, qui découpe et tue tout détail rythmique et plastique d’une image sans rapport avec ce qui se passe réellement. Désormais, tout le monde est à la hauteur de faire des hommages. Pauvre cinéma. On croit rêver. Mais non, le pseudo « décor mouvant » de Pierre Alféri a frappé. C’est que tout cela « s’apparente […] au ‘sampling’ musical ». Tout a été dit. Images ineptes, en boucle, de mauvaises qualité, complètement décalées et parfois déformées par ordinateur, etc. On est donc obligé de se taper King Kong avec Lully. Soit Pierre Alféri est bête, ce qui semble exclu puisqu’il est normalien, agrégé de philosophie et auteur d’un livre remarquable sur Guillaume d’Ockham, soit il se prend au sérieux, ce qui est possible pour les mêmes raisons, soit il prend le public pour un imbécile.
Tout cela ne doit pas cacher, même si ça le gâche, l’important travail des musiciens, chanteurs et danseurs. A part une erreur d’étiquette (on ne fait pas courir le roi), de distribution (un contre-ténor au lieu d’un haute contre), quelques costumes ridicules, des chanteurs marchant à contretemps de la musique, l’ensemble est de bonne tenue. Le style déclamatoire des récitatifs est particulièrement mis à l’honneur par les solistes. Les rôles principaux sont incarnés avec une grande classe par de jeunes artistes très prometteurs. La quatrième scène des premier et deuxième actes sont mêmes extraordinaires. Par de magnifiques chaconnes, symphonies et un bon choeur, Christophe Rousset restitue la grandeur et l’honneur de Lully. »

Londres – St Paul’s Church – Covent Garden – 7, 8 juillet 1977 – version semi-scénique – Opera Integra – dir. Brian Galloway