Pourquoi Lully, pourquoi lui ?

L’Histoire tient à peu de chose, et celle de l’opéra n’échappe pas à la règle.

Rien ne sert d’imaginer ce qu’aurait été l’opéra français si Roger de Lorraine, chevalier de Guise, était revenu à Paris en mars 1646, avec dans ses bagages un autre Italien que le jeune Giovanni Battista Lulli.

Mais en revanche, on peut se poser la question : pourquoi Lulli ? pourquoi lui ? Pour le savoir, quoi de plus naturel que de le demander aux biographes du Florentin ?

Le premier d’entre eux fut Charles Perrault, dans Des Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, avec leur portrait au naturel , paru en 1696/1700, soit environ une dizaine d’années après la mort du Florentin. Mais à en croire Lecerf de la Viéville, on n’y apprend rien : nuls traits, nulles particularités.

C’est dans son ouvrage souvent cité, La comparaison de la musique italienne et de la musique française, publié en 1705, que Lecerf de la Viéville consacre, en 1705, plusieurs pages à la vie de Lulli. La précision n’est pas son fort, et c’est avec lui que certaines légendes commencent à s’installer, qui auront la vie dure. Selon lui, Mademoiselle (la Grande) avait demandé au chevalier de Guise de lui amener quelque petit Italien, s’il en rencontrait un joli. Le moins qu’on puisse dire est qu’il en rajoute, car, dans ses Mémoires, la jeune duchesse, alors âgée de dix-neuf ans, se borne à dire qu’elle avait demandé à Roger de Lorraine de lui amener un Italien pour qu’elle pût parler avec lui, car elle l’apprenait lors. Ni nécessairement jeune, ni nécessairement joli…

Lecerf de la Viéville poursuit en racontant comment le chevalier de Guise rencontra Lulli, qui, selon lui, avait dix ans, douze au plus – il en avait en fait plus de treize ! – , dont la vivacité lui plut, et à qui il proposa de le suivre. Et il ajoute que notre jeune héros avait été aux Opéras de son pays, et s’en était imprimé les beautés dans la tête. A dix ans ? Autant dire qu’il ne faut pas compter sur Lecerf de la Viéville pour répondre à nos interrogations.

En 1732, dans sa Vie des Musiciens du règne de Louis-le-Grand, Évrard Titon du Tillet liquide la question en une phrase : Un de nos Officiers militaires passant par Florence engagea le jeune Lully de venir en France avec lui.

En 1766, Cizeron-Rival apporte une variante, dans ses Récréations littéraires, selon laquelle c’est un de ses valets de chambre, La Guérinière, qui faisait partie de la suite de Roger de Lorraine dans son voyage à Malte, que Mlle de Montpensier aurait chargé de lui amener d’Italie quelque jeune homme qui pût jouer du violon. La Guérinière aurait repéré sur le théâtre d’un vendeur d’orviétan un jeune garçon habillé en Arlequin qui divertissait le peuple et qui jouait fort bien du violon. La Guérinière l’amena en France et le donna à Mademoiselle. Sauf que, selon ses Mémoires, Mademoiselle n’avait pas demandé un violoniste !

Le temps passe, Lully est oublié.

Jusqu’en 1909, quand deux musicologues, Lionel de La Laurencie et Henry Prunières entreprennent de faire sortir le musicien de l’oubli.

La Laurencie publie une biographie, dans laquelle il fustige la légende selon laquelle le simple hasard aurait mis le jeune Giovanni Battista sur le chemin de Roger de Lorraine, ou qu’il l’aurait repéré dans une troupe de comédiens ambulants. Mais lorsqu’il s’agit de formuler des hypothèses plus crédibles, il reste dans le vague : le Grand-duc de Toscane serait intervenu dans ce choix, ou bien les relations locales du chevalier de Guise auraient fourni sur le jeune Lulli des références satisfaisantes. Effectivement, Roger de Lorraine avait passé plusieurs années de son enfance à Florence, après que son père Charles de Lorraine, duc de Guise, eût été exilé par Richelieu en 1631, et les Guise avaient maintenu des relations étroites avec la famille du Grand-Duc. Pour autant, La Laurencie n’explique pas comment la famille Lulli pouvait être connue de l’aristocratie florentine.

Henry Prunières, pour sa part, passe rapidement sur cet épisode, tout en lui consacrant une note de bas de page : comme La Laurencie, il rejette l’idée que le chevalier de Guise ait pu choisir, pour converser avec sa cousine, un gamin ramassé dans le ruisseau, et reprend l’idée que le jeune Lulli ait pu être recommandé. A quel titre ? mystère.

Le plus étonnant est que le musicologue sérieux que fut Henry Prunières, reprend longuement dans sa célèbre biographie romancée, La Vie illustre et libertine de Jean-Baptiste Lully, réalisée en 1929, l’hypothèse qu’il avait balayée dans sa biographie « sérieuse ». Il nous décrit ainsi le jeune Lulli vagabond, pris en amitié par des comédiens, jouant de la guitare ou du violon pendant les entractes, amusant les spectateurs par ses pitreries ; Roger de Lorraine envoyant La Guérinière, bourse bien garnie à l’appui, lui proposer de le suivre en France ; le jeune Giovanni Battista annonçant le soir même son départ à sa famille et rejoignant la dizaine de de laquais et valets du chevalier. On comprend que Prunières ait exprimé dans l’Avant-Propos de cet ouvrage, ses scrupules à écrire cette vie romancée, mais il aurait pu se dispenser de préciser qu’il ne s’était jamais écarté des faits tels qu’ils ressortent des textes et pièces d’archives.

En 1949, Eugène Borrel ne s’attarde guère sur la « période italienne » de Lulli, citant – sans grande conviction – Prunières et La Laurencie.

En 1951, Théodore-Valensi, dans Lully et Louis XIV, reprend à son tour la « thèse » du chevalier de Lorraine séduit par l’entrain endiablé, l’esprit pétillant du jeune Giovanni Battista sur les tréteaux du carnaval florentin. Sans se poser plus de question…

De même que l’année suivante Madeleine Doumerc dans Lulli, Des cuisines royales à l’Opéra, et, quelques années plus tard, G. Guillemot-Magitot dans Lully, petit violon du roi, mais ces auteurs ont, au moins, l’excuse d’avoir écrit à destination des adolescents.

Les années passent, mais rien ne change. En 1991, Emmanuel Haymann reprend à son tour complaisamment la même histoire : le chevalier de Lorraine, chargé par sa cousine de lui rapporter de son voyage un jeune et bel Italien avec lequel elle pourrait converser, aurait jeté son dévolu sur un gamin de quatorze ans, au visage crayeux, seul sur une scène miséreuse… Très vraisemblable !

Il faut attendre 2001 pour voir apparaître un biographe qui se pose des questions, en la personne de Jean Gallois. Il est le premier à s’interroger véritablement sur le choix du jeune Florentin, qu’il juge pour le moins curieux, insolite, inattendu, et commence par tirer un trait sur la légende du chevalier de Lorraine repérant le gamin durant le carnaval. Pour la raison qu’en fait de carnaval, on était pendant la période de carême, peu propice aux réjouissances publiques. Pourtant, il est établi que Roger de Lorraine passa bien le Carnaval à Florence. Jean Gallois incline pour des recommandations d’amis florentins qui auraient sélectionné le jeune garçon, d’esprit vif et aux qualités musicales déjà développées, et cite même Atto Melani, qui aurait pu avoir connaissance de « ce petit prodige » lors de son passage à Florence en 1644. Pourquoi pas, sauf que la Grande Mademoiselle n’avait nullement passé commande d’un petit prodige du violon ou de la guitare, mais d’un Italien à même de lui faire la conversation…

Enfin – 2002 – vient Jérôme de La Gorce, et son ouvrage de référence consacré à Lully, et on se dit qu’on va enfin connaîtrele fin mot de l’histoire. Jérôme de La Gorce avance de façon logique : il est d’abord normal, selon lui, que Roger de Lorraine ait choisi un Florentin, parce que, outre que c’est en Toscane qu’on parle le mieux l’italien, il avait, on l’a vu, des attaches florentines. Il s’était d’ailleurs déjà arrêté à Florence, en mai 1645, sur la route de Malte, où il se rendait pour répondre à l’appel du Grand maître de l’Ordre de Malte, préoccupé par la menace ottomane. Ceci posé, pourquoi Lulli ? La Gorce évoque sans conviction l’idée que Roger de Lorraine et La Guérinière auraient pu avoir l’attention attirée par les attitudes comiques du jeune garçon, costumé en Arlequin, un jour de carnaval. Pour la juger aussitôt peu vraisemblable : la Grande Mademoiselle n’avait pas passé commande d’un bouffon sorti d’un théâtre d’un vendeur d’orviétan…

Il ne reste plus au musicologue qu’à reprendre l’autre thèse : celle selon laquelle Roger de Lorraine aurait été aidé dans sa recherche par le Grand-Duc Giovanni Carlo de Médicis. Et de préciser que ce dernier aurait pu connaître le jeune Giovanni Battista – sans préciser à quel titre – pour la raison qu’en 1663, lorqu’il voudrait obtenir des compositions de Lulli, il le ferait appeler Battistino. Argument bien mince, puisque en France, tout le monde appelait ce dernier Baptiste…

C’est cette thèse que reprend et développe Vincent Borel dans sa toute récente biographie, allant jusqu’à imaginer Giovanni Battista se faisant remarquer dans les somptueuses salles du palais Pitti durant les fêtes princières. L’imagination est parfois bien utile pour pallier l’absence de certitude, mais à quel titre un garçon de treize ans et demi, d’origine modeste, aurait-il fréquenté les fêtes princières des Médicis ? Violoniste ? Danseur ? Pourtant, on se semble pas avoir retrouvé la moindre trace de Giovanni Battista dans les archives des Médicis.

Plus de trois-cent-cinquante-ans ans après, la venue en France de celui qui allait régenter le monde musical pendant quarante ans, créer et dominer l’opéra pendant un siècle, reste donc entourée de mystère. Peut-être est-ce mieux ainsi ?

Jean-Claude Brenac – mai 2008